« Je veux penser que la danse commence en deça, dans  le processus qui précède la naissance, et même plus avant, dans la répétition d’une évolution qui prit des centaines de millions d’années. Se lever, se tenir debout, bouger : aucun mouvement ne se fait sans impliquer la gravité, sans engager un échange avec elle. À plus forte raison en va-t-il ainsi de la danse, qui est un dialogue avec la gravité. »

Ushio Amagatsu, dialogue avec la gravité.

 

 

Se confronter au temps est l’incontournable statut de l’humain depuis sa naissance. Il a fallu tenter de s’extraire de la gravité pour se mettre debout, créer un rythme sur les deux pieds, et enfin tenir en équilibre sur une seule jambe.

Mais en se prêtant à cette force qui nous tirait vers le haut, il a fallu également accepter l’inertie du corps vieillissant, soumis au poids qui le ramène au sol, et au ralentissement des mouvements qui étaient jadis le signe de sa vitalité.

C’est devant, derrière et dans l’entre-deux d’une scénographie de tulles et d’un processus vidéo que se joue ce parcours, faisant appel à la fois au souvenir du corps tonique, et à la réalité du vieillissement des muscles et des articulations, qui s’accompagne de la perte des repères spatiaux, temporels et relationnels.

Derrière les tulles tout d’abord, une image irréelle qui rappelle que la jeunesse était présente avant que le vieillissement ne vienne altérer cette énergie du corps que l’on pensait inépuisable.

Mais l’inertie finit toujours par ralentir le mouvement. Jusqu’à la limite de l’impossible. Les tentatives d’élévation sur les jambes finissent inéluctablement par le déséquilibre et la chute répétée. Les enfermements dont on tente de s’extraire disent la perte de mobilité des mains et des doigts dans leur capacité de préhension, de touchers et de caresses, mais aussi, paradoxalement, de force et de douceur. Jusqu’au combat acharné contre soi-même, pour libérer la fonction première des mains : composer une gestuelle qui construit le mouvement et qui met en lien les individus entre eux dans l’espace de la relation sociale.

Une fois les mains arrachées à leurs contraintes, reviennent à la mémoire défaillante les gestes quotidiens que l’on effectuait. Ils resurgissent comme un automatisme dont on ne connaît plus, ni la fonction ni le sens. Les doigts et les mains écrivent alors des signes dans l’espace, à la façon des calligraphies chinoises, qui offrent un sursaut momentané d’espoir et de poésie.

Cet automatisme obsessionnel revient plus tard, lorsque le corps affaibli rencontre un obstacle qui creuse la poitrine, paralyse la respiration, courbe le dos chargé du poids des ans. Il devient alors impossible de retrouver la verticalité. Ce même état de corps, interprété en binôme par les deux danseuses, enrichit ces approches du vieillissement, chacune dans ses qualités de danseuse, chacune dans son énergie maîtrisée. De l’une à l’autre, elles font émerger la justesse du propos.

Dans le désarroi de la perte des repères dans l’espace, il faut chercher très vite son chemin dans toutes les directions, devant, derrière et sur les côtés, de façon hystérique. Moment émouvant de la panique qui s’empare de l’individu quand vient la cécité, la perte de l’audition et le déséquilibre du corps qui ne retrouve plus ses appuis et qui enchaîne chutes et glissades ; le sol étant devenu le seul repère solide d’un corps insécurisé.

Viennent alors les flashback de la belle composition vidéo d’Olivier Soliveret qui met en lumière les morceaux fragmentés du vivant : visages, dos nu, pieds, jambes, bras, mains… de corps qui apparaissent et disparaissent furtivement. Des corps qui ont perdu leur intégrité, mais qui rappellent aussi, par la rapidité d’exécution, ce que fut le corps dans le passé. L’énergie de cette magnifique composition chorégraphique qui met en harmonie la dynamique du corps d’hier et du corps d’aujourd’hui, jusqu’à traverser le temps de la mémoire devenue floue, avant que ne réapparaisse les cadres de tulle derrière lesquels on refait le trajet du début. Mais cette fois-ci chargé de l’expérience des jeunes corps devenus vieillissants.

Et enfin, la belle translation d’un corps qui disparaît au lointain (on ne saura jamais où il va) et d’un autre qui continue son chemin, car le vieillissement n’est pas un drame mais un parcours de la vie qui se prolonge pour faire de « l’inertie » un touchant moment de vérité.

 

Michel Vincenot
6 février 2017

Distribution

 

Chorégraphie Kirsten DEBROCK

Interprètes Deborah LARY, Tamara BACCI

Design sonore et vidéo Olivier SOLIVERET

Lumières Lætitia ORSINI, Nicolas BUISSON

Création 2 et 3 février 2017

La Cigalière, Sérignan

 

 

Photographie Maïa Jannel

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