Danser : accepter la perte, le manque – Michel Vincenot

DANSER : ACCEPTER LA PERTE, LE MANQUE

Restitution du colloque Danser, faire danser.
Lyon 27, 28 et 29 octobre 2008

Michel Vincenot
Scène conventionnée danse-théâtre
Espaces Pluriels – Pau

 

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Introduction

Au regard des interventions et des ateliers qui ont été conduits durant ce colloque ; me référant par ailleurs aux pratiques et aux attentes, notamment celles des enseignants EPS, il m’a semblé opportun d’aborder la danse du point de vue de la perte, du manque, de l’abandon, face à l’obsession de produire coûte que coûte un spectacle finalisé, des « reproductions de formes prêtes à l’emploi », selon l’expression de Dominique COMMEIGNES.

 

La danse est d’abord un parcours qui se préoccupe de l’espace et qui exige d’offrir le temps nécessaire aux danseurs qui s’y impliquent, qui se confrontent aux doutes et aux risques de l’abandon des savoir-faire.
Cette restitution est un dialogue entre les ateliers de danse que j’ai observés, les apports conceptuels que les intervenants ont proposés et les remarques qu’ils m’ont suggérées.

 

Trois codes pour aider la lecture :

Ateliers de danse
‣   Interventions des conférenciers
[  ]  Prolongements personnels hors colloque

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• « Quand je le décide, je rentre sur le tatami, l’espace commun des danseurs – première consigne de l’atelier du chorégraphe Alexandre ROCCOLI -, mais d’abord je prends conscience de mes appuis. Je répartis le poids de mon corps».
Et par ailleurs, première consigne du chorégraphe Ennio SAMMARCO : « La relation à l’espace est une relation entre vous. Regardez l’espace, dans deux heures ce sera le nôtre. »

[ Regarder l’espace comme si on le découvrait pour la première fois est une façon de se décentrer, d’abandonner au sol le poids de ses crispations, lâcher ses habitudes, ses gestes prêts à l’emploi.
Car, avant d’entrer dans l’action, il y a une question à laquelle on ne peut échapper, celle de l’espace conjointement lié au geste qu’on va y produire, tenter de le reproduire, puis éventuellement l’abandonner, et peut-être le perdre définitivement. La danse dialogue avec
« un partenaire invisible » qui n’a aucune place définie, ni dans le temps, ni dans l’espace. ]

Alain KERLAN, citant le peintre Gérard Garouste, dit : « L’art implique une nécessaire et salutaire déstabilisation […]  L’expérience esthétique consiste à faire un geste comme si on l’inventait pour la première fois. Mais il faut garder à l’esprit que la première fois n’est pas forcément le début. »

Jackie TAFFANEL fait de ce principe de base un préalable à la danse et à sa transmission.

• Le toucher silencieux ouvre à l’écoute. Au début de leur atelier, Alexandre Roccoli et Ennio Sammarco font une approche semblable. Une fois entré dans l’espace qu’on a décidé d’occuper, il s’agit d’éliminer tout bavardage, toute multiplication des signes convenus.
[ Le toucher brise les velléités de reproduction de gestes stéréotypés : ces jolis gestes qui font plaisir mais qui se vident instantanément de leur sens dès qu’ils sont produits. ]

Alors il faut accepter de ne pas être tout de suite dans le faire, mais de laisser venir l’action.

[ Dans l’improvisation de la danse, celui qui entre dans l’espace de jeu, et qui impose aux autres son mouvement, affecte définitivement l’équilibre et le sens même de l’espace, préalablement nourri du mouvement des autres. Et c’est justement l’une des difficultés de l’écriture chorégraphique. Écrire la danse, c’est faire en sorte que l’équilibre des énergies vienne conforter le mouvement déjà installé par les autres danseurs, soit en contrepoint de la proposition présente, soit dans le prolongement de l’action déjà en mouvement sur le plateau. Il s’agit bien de générer de nouvelles images. ]

« Générer, dans un élan, de nouvelles images qui se nourrissent les unes les autres », dit Gérard GUILLOT ; ce que Alain Kerlan appelle “la reconquête du surgissement” : « Il s’agit de reconquérir le surgissement, la matière brute de l’expérience qui nourrit le temps des expériences dans l’enfance. Les souvenirs associés aux premiers plaisirs, le son d’une cloche… le bruit d’une flûte… (Stendhal).»
Il s’agit bien en effet de mettre en œuvre « le symbole – le sumbolon grec -, cet objet partiel, partagé en deux qui a le pouvoir de convoquer un objet plus large, qu’on ne connaît pas encore.»

Nous sommes là au cœur du fonctionnement symbolique. Par l’assemblage d’images à l’infini [ c’est-à-dire de ce qui n’est pas défini a priori ], la danse nous conduit jusqu’à la frontière de l’invisible, « de l’intangible, dit Élodie BERSOT, pour reconstruire sa place dans le monde.»

Tout cela produit un désordre bienfaisant au centre du corps. Et c’est sans doute le premier moteur de la danse : mettre du doute là où les certitudes et les savoir-faire sont bien installés. Approcher l’altérité, l’Autre, « accepter de se laisser altérer.» dit Gérard Guillot.

[ Au-delà de l’anecdote, Il doit y avoir quelque chose d’éminemment symbolique dans la déstabilisation que ressentent les danseurs au travail. Dans les moments d’atelier, d’improvisation ou de création, pourquoi les filles se renouent-elles sans cesse les cheveux ? Comme s’il fallait remettre un peu d’ordre dans la perturbation engendrée par la danse.
– À cet égard, la question de l’interprète Carole Quettier au chorégraphe Daniel Dobbels est éclairante : « Comment je mets mes cheveux ? attachés ou lâchés ? »
– Réponse du chorégraphe : « Tu mets tes cheveux comme tu veux, l’essentiel est que ta danse vienne de l’intérieur.» ]

• Danser avec les contraires : abandonner le poids / chercher le poids
Atelier d’Ennio Sammarco : « Voyez la difficulté que nous avons à lâcher quelque chose du geste, à abandonner le poids. Lâchez le poids des cuisses, des genoux … pour sentir le voyage qui s’opère dans le corps, comme un état de concentration actif.»

[ La concentration active, l’échauffement du corps n’est pas un simple jeu de mécanique musculaire ou osseuse, c’est « un échauffement de l’imaginaire », dit Katie DUCK. Un éveil de l’espace qu’il faudra désormais partager.
Travailler la danse, c’est accepter un paradoxe permanent : entrer dans un fonctionnement d’abord symbolique qui s’accommode des énergies et des postures contraires, et qui recentre en un endroit précis du corps le moteur du geste, juste, placé au bon endroit, et du mouvement signifiant, impulsé au moment où il sera communicable et atteindra le spectateur au cœur de son être. Pas seulement à la périphérie des sens (les émotions). ]

Paradoxalement, quelques instants après, Ennio Sammarco invite à « aller chercher le poids en profondeur, sous les fesses, au sol …» Ce poids génère une tension contradictoire, impensable : faire basculer le corps vers la hauteur, dans un mouvement opposé à la force de gravité. Au-delà de la technique, c’est une magnifique trouvaille de la danse.

Trouver une autre direction du mouvement. Jackie Taffanel développe, sans le savoir, ce que Ennio Sammarco fait expérimenter en atelier : « Le geste peut vider la forme sur un appui ou, au contraire, garder la mémoire de ce toucher et trouver une autre direction du mouvement dans l’espace.»
Elle ajoute : « Les enseignants se saisissent trop vite de ce qui est donné. Il faut laisser le temps de la jubilation.» Et, citant KIERKEGAARD : « Il faut garder cette tension, cet instant ambigu où le temps et l’éternité sont en contact.»

• Perdre son savoir-faire constitue la cohérence de l’écriture. Lorsqu’on a consenti à lâcher le poids, lorsque chacun a accepté de perdre son savoir-faire valorisant, alors, tout à coup, se produit l’inattendu. Les marches de groupe, en ligne, en diagonale ou en paquet serré – observées dans les ateliers d’Alexandre Roccoli et d’Ennio Sammarco – se transforment en une danse naturellement chorégraphiée, un échange de mouvements clairs, comme s’ils avaient été écrits de tout temps.

La transmission, un passage dans toutes les directions. La transmission serait dans ce passage-là, comme un flux liquide qui n’a plus besoin de codes formatés pour être compris de tous. Gérard Guillot parle « des lignes de l’espace, mais aussi des plans de l’espace ». Il suggère ainsi que l’espace lui-même porte la symbolique du geste. Celui-ci peut être lu dans toutes les directions et dans tous les plans du regard, et peut désormais être interprété, nourri de pensée par l’imaginaire.

[ Quand Daniel Dobbels dit et répète à ses danseurs : « Ne blessez pas l’espace.», il évoque ces flux de transmission, où les corps en éveil révèlent, par le geste habité, la clarté de l’espace. ]

Odile DUBOC le dit autrement en substance. Par l’expérience du sensible, la danse est un échange entre l’objet et le corps qui en garde la trace ; entre le mouvement et son environnement qui modèle l’espace à la façon du « Projet de la matière ». Le corps laisse son empreinte sur la matière, et la matière transmet sa mémoire au corps. Celui-ci pourra restituer exactement les formes de l’objet ou le réinvestir différemment, ailleurs, selon le prolongement qu’en fera l’imaginaire.

Et pour ce faire, elle nous invite à « regarder la danse à 180°». Odile Duboc nous suggère sans doute de la recevoir dans les trois dimensions de l’espace, si l’on accepte de mettre un peu d’imaginaire à soi.

Dans ce contexte, la problématique de la transmission et de la création énoncée par Jean-Pierre CARLET est bienvenue :
– « La transmission consisterait-elle à conserver le patrimoine ? Mais alors où est la créativité ?»
– Quant à la création, « c’est ce qui fait rupture et déchire la transmission.»
– « Le transmissif porterait-il atteinte à l’enfant créateur, à l’enfant-centre, à l’enfant qui n’a pas d’Autre ?»

[ En danse, la transmission est le contraire du narcissisme. L’interprète réinvestit ce qui lui a été transmis par l’autre et le porte ailleurs, en acceptant de perdre quelque chose de lui-même. ]

Mais alors, « il s’agit de comprendre le manque… », poursuit Jean-Pierre Carlet, et cite Hannah ARENDT : « On ne transmet que par rapport à un monde qui doit être changé ». C’est tout un programme visionnaire qui nous concerne, nous et le monde, pour autant que     « l’estime de soi passe par l’esthétique du monde.» (Alain Kerlan).
Et en écho, cette parole d’Aurore, une danseuse participant au colloque :
« J’ai 23 ans. En cherchant à travailler au croisement des arts, je cherche à être au monde.». [ “À être au monde”, c’est-à-dire à reconnaître ce monde-là, et faire en sorte que ce monde me reconnaisse. ]

• L’ouverture d’un passage. Sans qu’il y ait eu communication directe entre les interventions parlées et la pratique expérimentée dans les ateliers de danse, il apparaît comme une évidence que des rapprochements s’opèrent. Dans l’atelier d’Ennio Sammarco, les rencontres des corps se font, non pas dans l’évitement, mais dans l’ouverture de passages de l’autre, pour l’autre, même les yeux fermés.

Les flux échangés. Il faut franchir un pas de plus. Nous ne sommes pas seuls au     monde : « Il faut accepter que toute transmission soit une recréation. “Maybe” de Maguy Marin serait une transmission de Beckett …» (Jean-Pierre Carlet), comme bien d’autres    artistes, peintres, écrivains ont reçu à leur façon ce que l’histoire des hommes leur a légué.
Et parce que l’œuvre est toujours référée au manque qui l’a fait naître, [« Il s’agit de rendre perméable mes propres limites à celles des autres.», dit le danseur japonais Saburo TESHIGAWARA. ]

[ Et de passages en ouverture, cette phrase de Daniel Dobbels que nous devrions méditer pour “penser la danse” : « Quand le corps est pitoyable, il est en même temps traversé par des forces infinies.» ], car « on danse contre les évidences.», dit Gérard Guillot.

On danse contre les évidences, en effet. Les témoignages de Jacky DARNE et d’Antoine MANOLOGLOU rappellent que toute proposition artistique est toujours en décalage avec les attentes politiques du moment ; que l’art, et notamment la danse, est en-deça et au-delà du présent immédiat et ne peut être appréhendé comme une solution immédiate aux problèmes sociaux, si ce n’est par la simplicité des rencontres suscitées par “un lieu étrange”, implanté dans un quartier codifié qui, en soi, n’a rien à voir avec les attentes de la population.

Cette “grande boîte d’allumettes” (comme j’aime la nommer), abrite le Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape, dirigé par Maguy Marin. Implanté dans un grand quartier de banlieue, il est en quelque sorte un contresens, c’est-à-dire un signe fort – la deuxième partie de l’objet symbolique – qui a le pouvoir de convoquer un objet plus large qu’on ne connaît pas encore ( pour rappeler les propos d’Alain Kerlan ). Un objet qui a le pouvoir de contrarier les évidences de la vie ; un objet qui a le pouvoir d’évoquer que la danse et les danseurs qui y travaillent mènent les corps dans des territoires non encore explorés mais qui, à terme, pourront nourrir la pensée et l’imaginaire des autres.
Et par extrapolation, ce lieu symbolique qu’est le CCN, témoigne de la nécessité, en pédagogie, de ne pas verser dans les choses toutes faites, de ne pas répéter à l’infini les petites recettes, les jolies formes consensuelles qui aseptisent l’imaginaire des enfants plus qu’elles ne les font grandir.

Alors, sans prétention de conclure, il est utile de rappeler qu’il est indispensable de laisser aux enfants danseurs – et à tout danseur – le temps du silence, de l’expérimentation, de l’exploration. Le contraire du remplissage rassurant.
L’acte de danser est un véritable engagement pour lequel il convient de se poser ces trois questions, que nous rappelle le chorégraphe Richard CAYRE :

– Qu’est-ce que je fais ?
– Qu’est-ce que ça me fait ?
– Qu’est-ce que j’en fais ?

 

Michel Vincenot
Espaces Pluriels-Pau
4 novembre 2008

 

Intervenants :

  • Dominique Commeignes, Enseignante EPS, IUFM Grenoble.
  • Alain Kerlan, professeur de philosophie, Lyon 2. Conférence « L’art pour éduquer »
  • Jakie Taffanel, chorégraphe
  • Alexandre Roccoli et Ennio Sammarco, chorégraphes
  • Gérard Guillot, Philosophe IUFM, Lyon. Conférence : “Le regard, la notion de point de vue”
  • Elodie Bersot, Chargée de relations publiques, les Subsistances, Lyon.
  • Odile Duboc, Chorégraphe, CCN de Belfort
  • Jean-Pierre Carlet, Philosophe, formateur à l’IUFM de Grenoble. Conférence “Transmission et création”.

Rendre visible – Michel Vincenot

Après quinze ans d’existence, le festival de danse «Plurielles» prend fin et laisse place désormais à deux temps forts annuels : un «Parcours découverte» pour rencontrer un(e) chorégraphe – cette année Sylvie PABIOT est notre invitée privilégiée pendant une semaine -, et « Focales » pour donner à voir d’autres sources de la danse et du théâtre contemporains.

En mars prochain, François TANGUY et les comédiens du Théâtre du Radeau installent leur spectacle en décentralisation, quatre jours durant, dans les arènes d’un village béarnais. Nous initions ces temps forts dès cette saison ; nous les prolongerons les années suivantes.

En ces temps où nous avons le pouvoir d’accéder instantanément à toutes les sources d’informations, nous avons le sentiment de tout connaître du monde. Obsédés par l’illusion que nous maîtrisons l’espace et le temps, nous ne faisons que reproduire, finalement, ce qui est visible. Or, «l’art ne reproduit pas ce qui est visible ; il rend visible.» Paul KLEE.

C’est pourquoi, d’une saison à l’autre, nous avons décidément pris le parti d’être vigilants pour ne pas répéter indéfiniment les mêmes choses. Cette saison, et les vingt-cinq spectacles de danse et de théâtre qui la jalonnent, est semblable aux autres, en cela qu’elle est toujours différente, qu’elle nous oblige sans cesse à nous désinstaller. Pour certains d’entre eux, les artistes seront encore inconnus du public. Notre motivation n’est pas d’être originaux en invitant ces nouveaux venus de la scène, mais de regarder la réalité en face et de rendre visibles les parcours singuliers des artistes de notre temps.

Dans Le Théâtre des paroles, Valère NOVARINA – auteur présent dans cette programmation – situe l’endroit exact de cette visibilité :        « L’acteur qui entre sait bien qu’il y a toujours quelque chose de mieux à faire que de faire quelque chose. Il sait qu’il ne va rien commettre, ni exprimer, ni agir, ni exécuter. Sans partition, sans parcours obligé, ni danseur, ni musicien, l’acteur ne commet qu’une désaction. Il n’y a rien à jouer. Seulement tenir toutes choses à leur naissance.»

 

 

Michel Vincenot
Edito 2008-2009

L’écharpe grise – Daniel Dobbels

L’écharpe grise – Daniel Dobbels

« Tenir toutes choses à leur naissance », dit Valère Novarina. C’est la prééminence de la danse lorsqu’elle prend en considération la destiné du corps et son cortège de questions irrésolues.
Le geste d’abord, dont on ne sait pas exactement où il gît, d’où il provient, et pourquoi il surgit à cet instant précis. La mort ensuite, dont on peut penser qu’elle est, sans relâche, le moteur de ces gestes essayés, abandonnés ou perdus, ou mille fois retrouvés, jusqu’à laisser poindre le plus juste, le plus habité d’entre eux afin de donner un sens clair au corps en mouvement.

La clarté est une constante dans l’écriture de Daniel Dobbels. Il y concentre paradoxalement en un temps visible tous les présupposés invisibles du geste, et du corps qui les rassemble. Comme s’il était vital de garder les yeux ouverts dans les parcours tortueux où l’homme trouve son compte à chercher une cohérence dans les contradictions de sa propre existence. Il y trouve non seulement son compte, mais il en devient inventif. Il « compose avec », belle expression, dont l’étymologie “déposer, s’arrêter ensemble” est tout un programme. Car il s’agit bien de déposer ces éléments épars et d’en reconstituer, à terme, une direction qui soit signifiante pour l’homme : assumer des réalités aussi radicales que celles de la vie et de la mort.

Et pour échanger cette composition, il faut une interprète – là, immédiatement, dedans, investie au cœur de la danse – qui pressent avec subtilité la complexité de ces contradictions de l’humain. Carole Quettier est cette interprète, ce veilleur du dedans. Elle habite intérieurement la danse avant que le geste tente de lui échapper – de nous échapper -, et transforme ainsi l’éphémère en durée, sans qu’à aucun moment le mouvement ne soit fixé en un cliché photographique, ou dans une pose confortablement esthétique.

Mais la composition ne peut véritablement aboutir que s’il y a conjonction entre chorégraphie et interprétation. La danse, incessante genèse entre un chorégraphe et un interprète, livre pas à pas le sens des combinatoires, met à vif les paradoxes, et ouvre une perspective lisible, jusqu’alors insoupçonnée.

Toute perspective est d’abord un temps « d’avant le commencement », venu de nul endroit. Le dos dénudé en est le terrain vierge, à nu de chair, qui installe l’instant présent contre toute précipitation.
En appui sur un pied, l’autre posé derrière en extension sur la pointe, la danseuse refait mentalement ce chemin de l’inextricable pour en extraire la clarté, dirigeant son regard vers des profondeurs silencieuses.

Le défi est peu banal quand il est question de composer avec les contradictions du mouvement pour en dessiner des lignes de force structurantes. Sur des jambes nouées entre elles, sur un bassin verrouillé, les bras montent, les mains se rejoignent au dessus de la tête, les doigts s’entrecroisent et se bloquent entre eux. De cet entrelacs compact, deux index émergent pour déposer sur la bouche une parole au bord de la naissance. Passé ce signe prémonitoire, le corps dénoue dans une marche claudicante les prémices d’un parcours encore improbable.

Cette succession de postures génitrices – si l’on m’autorise cette métaphore – est combinée de telle façon que l’on finit par penser que le corps sensible pourrait émerger de sa propre complexité chaotique. « Un corps, dit Dobbels, ne pourrait-il se tenir là, au cœur du premier crépuscule comme un dos nu, s’avancer de nulle part, dessiner les traits de l’autre parcours, plus mobile que la mort, et décrire cet espace libre comme une écharpe grise ? »

La mobilité de ce parcours est annoncée par des événements (presque) sans importance qui se déclinent sous des formes que l’on ne pouvait encore concevoir. Au fur et à mesure que le geste est installé – bien installé -, il produit un autre signe en un autre endroit, comme si le vocabulaire du mouvement faisait appel à des forces non encore identifiées pour interférer sur d’autres gestes qui viennent s’inscrire simultanément en d’autres régions du corps : « les traits de l’autre parcours« , dit Daniel Dobbels.

Ainsi, la joue est réactive à l’approche de la plus imperceptible source de chaleur d’un bras ou d’une main. Ce faisant, le corps tout entier se met en mouvement : les coudes se touchent et provoquent une vibration ; venue du pied, l’élévation depuis le sol combine ensuite l’autre jambe et les mains ; l’impulsion du genou posé sur le talon au sol déclenche les résonances du sursaut avant la mort.

Non seulement ces transferts de sens permanents régénèrent le vocabulaire de la danse, mais ils portent, dans un espace à défricher, le sens du corps, du geste, de l’implication du mouvement, et ouvrent à la perception d’une autre temporalité.

Dobbels, le magicien des situations paradoxales, met la danse en état de création primordiale (au sens de l’origine) : pieds écartés, ancrés dans le sol, cuisses à l’horizontale d’un grand plié stoppé à mi-hauteur, la tête se pose sur le genou et y transmet des ondes vibratoires. Les mains reçoivent dans le volume de l’air des formes invisibles, tandis que les doigts qui se posent délicatement sur l’omoplate réconcilient le dos avec le corps lui-même, comme s’il consentait à se laisser traverser par un flux étranger d’énergie génératrice.

Dans ce dédale de mouvements en opposition de directions, dans la confusion des pensées contradictoires de l’humain, le corps retrouverait donc son intégrité dans la réaction en chaîne provoquée par l’audace d’un geste qui surgit dans un corps formaté.

Dobbels dérange les postures installées au point qu’il en détourne le sens et le porte en d’autres lieux du corps. Les avant-bras superposés à l’horizontale viennent en écho aux pieds croisés au sol ; la main posée derrière le cou génère une descente au sol sur le tibia ; les impulsions des bras au sol mettent le corps en construction de mouvement ; un visage qui s’échappe s’écarte des mains prédatrices ; les lâchés de bras viennent en contrepoint de la retenue, cette prise de distance si nécessaire au discernement.

En musique polyphonique, le contrepoint définit les principes de superposition des lignes mélodiques (Le Petit Robert), créant ainsi la dimension spatiale. De la même façon, «L’écharpe grise» met en connexion ces éclats d’espaces et reconstitue le puzzle de ce corps dispersé, enfermé dans les limites de ses petits microcosmes.

Les signes peuvent alors s’écrire par les doigts dans l’immensité de l’air. Couché sur le dos, l’homme se redresse comme si l’on en dépliait le corps, qui ouvre, de ce fait, l’espace sur d’autres lignes. Celles des échappées vives et libres.

Bienfaisante mort des signes convenus qui réinvente un espace à la dimension créative de l’homme.

Michel Vincenot
30 juin 2008

Distribution

 

Chorégraphie Daniel Dobbels

 

Danse Carole Quettier

 

Musiques : Nick Cave The mercy seat, the Lire of Orpheus

Bert Jansch The needle of death

Johnny CASH Hurt.

 

 

Photographie Laurent Philippe

Daybreak – Erika Zueneli

La nuit a effacé les doutes et lissé les contrastes.

À l’aube, les formes indécises sont restées suspendues dans l’attente d’une métamorphose, jamais vraiment possible, ou alors démesurément espérée. C’est pourquoi l’oiseau ne danse pas au lever du jour. Il observe, sent l’air avant de s’envoler, tandis que la danseuse pose son poids dans le sol, jambes croisées, puis ventre contre terre. C’est sa seule raison de partir.

Sans le sol, il n’y a pas d’air, il n’y a plus rien qui puisse justifier une trajectoire qui mettrait en question les transformations liées au temps et aux matières physiques, « les fragmentations de l’âme », dit Erika Zueneli, dont la posture est l’état premier, minimal, pour renouer avec soi-même.

Le désir est alors soumis aux pulsations constantes du flux sanguin, le rythme du temps avec lequel il faut composer.

Erika Zueneli est un oiseau du sol qui sent le jour poindre au lever du soleil, sous la lumière rasante qui effleure l’horizon. Elle nous met en émoi sur la plus petite vibration et livre l’incandescence de cette masse opaque que l’on appelle « corps ».

Erika pratique une sorte de sagesse, entre philosophie indienne et danse tribale, qui laisse au corps l’espoir de franchir le seuil du possible au-delà de la matérialité visible. La métaphysique du mouvement en quelque sorte. Elle est vive, précise, fait bouger en harmonie le moindre détail de ses membres, doigts, pieds, tête et bassin, jambes entrelacées ou écartelées vers l’infini. Mais le regard est toujours dirigé vers une destination mentale qui n’appartient qu’à son intimité. Ce qui constitue l’architecture du rythme corporel devient une composition humaine. Toutes les composantes y sont résumées : l’énergie, le temps, la sexualité, la solitude, l’altérité… le tout mélangé à une pulsion qui tente de la porter ailleurs et de lui ouvrir un chemin qu’elle n’a pas encore exploré.

L’immobilité est un préalable pour poser les choses, avant que l’on s’emballe sur quelque narration qui nous ferait plaisir et qui satisferait nos attentes. On attend que l’oiseau s’envole, mais le mouvement s’enracine dans la terre, palpe, touche, prend la mesure de la densité du sol. La caresse sensuelle nous tient alors par le poids.

Sa trajectoire est unique. Chaque individu a la sienne, certes, mais il s’agit pour elle de tourner en rond, de traverser l’obsession dans la rapidité pour rattraper le temps perdu. Dans ce parcours, elle y explore les sentiments de puissance et d’impuissance. Ce que l’on rêve, mais aussi ce que l’on abandonne.

Elle avance sur sa ligne, expérimente, tente l’inimaginable et revient à sa position de départ.
Mission impossible ?
Mission tentée, et ce faisant, elle a cheminé avec élégance sur des appuis de pieds et des tensions de doigts qui nous emportent avec elle.

Une course vers ce qu’on ne peut jamais atteindre.

 

Michel Vincenot
14 mars 2008

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation

Erika Zueneli

Ukiyo-e – Céline Lapeyre

Temps arrêté, délicatement suspendu, à la façon des estampes japonaises.
Céline Lapeyre danse le mouvement de ce « monde flottant », l’Ukiyo-e, recomposé subtilement autour des peintures de Jérôme Bosch, Bacon et Picasso. L’air de rien, elle les visite dans des trajectoires qui sont autant de méditations sur les corps, et autant de fenêtres ouvertes entre l’âme et l’animalité de l’humain.

Déclinées en des collages picturaux, Céline Lapeyre a l’élégance de ne pas nous raconter d’histoires.
Les flux du mouvement sont habilement composés autour d’une scénographie aérienne et musicale, sous la lumière intemporelle d’Arno Veyrat. Et la bande son, savamment construite, traverse notre temps agité et contradictoire. Allez, posons-nous un peu, cessons de combler notre existence par cette terrifiante efficacité futile, et laissons venir ces moments de grâce où le temps se fixe un instant à la façon de la palette du peintre laissée en attente, dans sa pâte malléable, jusqu’au lendemain.

Ces peintres, elle les convoque en des compositions chorégraphiques. Le passage est subtil entre la liberté des formes et des couleurs de la toile, et la créativité de la danse qui les reprend à son compte. Céline Lapeyre ne reproduit pas les représentations picturales, elle leur donne chair et rythme. Elle en prolonge le temps. Les minuscules personnages de Bosch ou les regards divergents des portraits de Picasso, trouvent leur sens dans le corps en mouvement. C’est ainsi que les regards adressés changent constamment de direction, alors que l’axe de la danse est dirigé ailleurs.

«Si on peut le dire, pourquoi le peindre ?», disait Francis Bacon. Et si l’on peut le danser pourquoi le dire ?
La danse de Céline Lapeyre n’a pas besoin d’explications développées parce qu’elle réussit ce paradoxe de faire naître le mouvement aérien sur les deux pieds ancrés dans le sol ; la terre évoquant simultanément l’enracinement et l’envolée, l’empreinte dans la matière et l’évanescence, le poids et l’élévation, la verticalité et le basculement… Autant de déclinaisons que Céline Lapeyre brode en finesse sans jamais insister sur la forme, pour laisser libre cours au fantastique, l’une des caractéristiques de l’estampe japonaise.
Sa danse fixe, en effet, des impressions fugitives à la manière de la peinture impressionniste de Monet, influencé justement par l’«Ukiyo-e» japonais.

Elle habite le temps et travaille sur la lenteur. Céline Lapeyre construit de ce fait une danse limpide.
« Elle plaçait son éventail de façon à ce qu’il pût le prendre » (Stendhal). Le spectateur pourrait ainsi recevoir le mouvement qui lui est destiné, et, s’il accepte de se laisser guider jusqu’à la transformation des formes, alors, il aura été touché par ces moments de grâce poétique.

 

Michel Vincenot
8 janvier 2008

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation Céline Lapeyre

Recherche machinerie François Derobert et Guillaume Letselu

Régie générale Martin Barré

Création lumière Arno Veyrat

Suivi aérien Véronique Gougat

Regards extérieurs Christine Lenthéric, Marlène Rostaing et François Lebas

 

Collectif Petit Travers

Création 7 janvier 2008
Scène Espaces Pluriels – Pau