Objecte – Sylvie Pabiot

Objecte – Sylvie Pabiot

 

Dans un monde «cassé, piétiné», selon les mots de François Béranger,
un monde où les corps explosent en débris dans l’indifférence internationale – faits banals et quotidiens -, Sylvie Pabiot met les corps en éclats, mais cette fois-ci en éclats lumineux ; fragments de constellations à travers lesquels il faut bouger sans cesse son regard pour reconstituer l’unité irrépressible du corps. Lui redonner sa cohérence et son intégrité. Corps inaliénables quand ils sont «tissés de signaux, et déshabillés par la danse elle-même.»

Si le corps n’est qu’un objet marchand, consommable à souhait, sans qu’aucune éthique n’y oppose sa contestation, son objection, voilà que Sylvie Pabiot et son équipe d’interprètes (danseurs, éclairagiste, sonorisateur- musicien) mettent les spectateurs au centre du jeu. Sans qu’ils en soient prévenus ni bousculés, ils sont des «actants» parmi les acteurs d’Objecte, pour se laisser transformer silencieusement par l’écoute et le discernement. Et, au passage, croiser leurs regards, se côtoyer dans une proximité presque sensuelle.

Les images souvent galvaudées des expositions et installations qui mettent le corps en jeu font grise mine au regard de cette proposition qui dérange (au sens de déplacer), suscite, éveille la relation des corps à corps, sans qu’on puisse en prendre possession, ne serait-ce que par le toucher. C’est donc l’espace qui s’impose comme premier acteur et qui fixe la règle du jeu. Car tout reste suspendu à la délicatesse de l’effleurement, à la pertinence de la suggestion.

Dans les apparitions et disparitions fugitives, les corps sont fragmentés, en éclats, disions-nous, à la façon d’une étoile qui explose et dont les morceaux épars ne demandent qu’à se rassembler à nouveau, pour reconstituer un noyau, puis un agglomérat concentré. Ce que l’on pourrait nommer «pensée».

De l’informe (la chrysalide compacte) surgit non pas un corps, mais une direction dans l’espace qui
cherche à agencer la consistance de la chair pour refaire le chemin des éléments mystérieux qui
constituent justement ces corps, si singuliers (danseurs et publics). Comme si l’espace invisible avait cette capacité à recomposer la complexité de la matière pensante du corps, lui même «indécomposable», dit Daniel Dobbels.

Un dos, une masse non identifiée, mis en mouvement par des pulsations imperceptibles, des parcours éphémères, des passages obligés dans le filigrane où l’on devine la forme sans pouvoir la saisir, disent en d’autres termes que le corps n’est pas un objet préhensile à loisir.

Filigrane pour tenter une nécessaire approche du temps, et masse informe, pour refaire connaissance avec lui, redonner à la forme exposée une identité : un visage, des yeux, une bouche, un sexe… L’onde qui bouge à la surface de la peau vient du fond des viscères… Un être humain qui bouge dans ce qui n’est pas encore nommé comme tel.

Des corps fragiles à peine suggérés, mais charpentés, labourés par l’ombre (les lumières de Pierre Court), mais des corps délicats que le moindre souffle pourrait jeter à terre dans des enclos de clarté que les barrières ne peuvent plus contenir. Ils s’en évaporent aussitôt, volatiles comme l’air. Ils disparaissent comme s’efface l’illusion d’avoir cru percevoir la globalité de l’être… Projetés dans un ailleurs invisible, le corps est transposable, parfois interchangeable, superposable, croit-on. Il s’assemble et s’enfouit, soutenu par la musique spatialisée, les sons déchirés et improbables, les vibrations sonores de Gilles Ballet qui «fouillent dans la matérialité corporelle, dit Sylvie Pabiot, pour y déceler l’irréductible personnalité.»

La forme identifiée se disperse comme une dissolution du réel. L’évanescence est ce qui reste en creux – l’absence, l’instant fugace – et qui invite au déplacement, à la désinstallation permanente du regard et de son propre corps pour construire de nouvelles perceptions. Qu’est-ce qui est réel ou illusoire dans un univers qui ne cesse de se faire et de se défaire ? «Il existe quelque chose dans le vide qui est contraire à la chute.» dit Yannick Haenel. Et il existe quelque chose dans la chute qui ré-agence en une force invisible les éléments épars. Isolé dans la lumière, le corps devient lui-même espace. Un espace de lumière.

Ainsi, l’intégrité du corps n’est imaginable qu’après ce parcours. Car c’est seulement après l’expérience du vide et de la perte, seulement après avoir accepté de bousculer ses frontières et de les avoir transgressées, que le corps humain peut offrir au regard des autres sa poitrine, son ventre, ses jambes, son visage et ses yeux. Le corps est alors identifiable et disponible à partager son intimité, au risque bienfaisant d’avoir dérangé la nôtre.

 

Michel Vincenot
20 octobre 2007

Distribution

 

Chorégraphie Sylvie Pabiot

 

Danse Sylvie Pabiot, Grégory Dubois

 

Musique originale et installation sonore

Gilles Ballet

 

Création et interventions lumières

Pierre Court

 

Maison de la danse, Lyon
5 octobre 2007

 

Photo Pierre Brye

Un détroit – Sylvie Pabiot

Un détroit – Sylvie Pabiot

Je ne te connais pas.
Je ne sais de toi que le passage resserré du détroit, passage obligé d’une naissance à l’autre.

L’homme dans son histoire se laisse piéger malgré lui dans des impasses. Alors il résiste à tout ce qui peut lui ressembler : un solo pour la solitude, un duo pour la rencontre, un trio pour la vie sociale.

Syvie Pabiot vient de la philosophie, c’est pourquoi elle danse.
Sylvie Pabiot danse parce que danser est la meilleure façon de parler de l’humain. Non pas que l’humain se laisse facilement approcher, certainement pas. Il parade dans l’énergie physique et se protège quand il lui semble avoir épuisé toutes ses ressources relationnelles, parfois prédatrices.

Quand la parole disparaît, le regard s’efface avec elle. L’ignorance, l’abandon au rien, ou alors c’est l’affrontement. Immense question de l’incommunication sociale. Depuis toujours c’est la problématique de l’homme, plus ou moins, selon les périodes de sa propre histoire.
Un lieu commun ? Oui, parce qu’on ne parle que de cela. Non, parce que c’est un lieu partagé en commun, une constante de l’humanité qui se révèle de façon plus ou moins aiguë selon les époques et selon l’état de réceptivité (ou de refus) dans lequel on se trouve. C’est ce qui relie les hommes «communs» que nous sommes, au travail, en famille, en amour… avec les autres finalement, car ce sont les autres qui posent problème.

Sauf que les autres sont les multiples facettes de soi-même. Il faut donc renaître de son propre corps, arracher d’une masse informe, avec des yeux aveugles, un coude, puis un bras, des mains, des doigts, pour palper quelque chose de tangible de la réalité d’un monde hostile ou pour le moins inquiétant ; ou, au contraire, capter quelques indices d’un espace qui pourrait accueillir quelque chose de soi, ne serait-ce qu’un petit rien.
Se risquer au toucher de l’univers est hasardeux car l’espace ne nous appartient pas. Se mesurer à l’immensité qui retient la respiration est un pari, car chaque rencontre est un apprentissage. La lente descente au sol de Mathilde Gautry, genoux pliés, à mi-hauteur entre le sol et l’air, est le signe annonciateur d’un combat contre des éléments imaginaires, entre la tension et le lâché, où tout peut devenir rapide et irrationnel. L’homme sans parole, en attente, à la recherche de sa propre raison de vivre, dessine un couloir de lumière sur le long trajet de la nudité solitaire. Et l’obscurité, l’endroit intime où il se vêt pour se confronter à ses semblables. Contrairement aux origines, le vêtement est devenu un code social. S’habiller est un rituel que l’on effectue dans l’intimité de la pénombre, et, à l’inverse, c’est aussi dans la pénombre que l’on se dénude pour préparer la rencontre amoureuse. C’est le même mouvement, mais inversé.

Les situations chorégraphiées par Sylvie Pabiot, sur ce sujet tellement identifié, sont en réalité plus subtiles qu’on le croit. Entre deux enregistrements d’un répondeur téléphonique, les codes secrets imposés par la modernité numérique et les spasmes respiratoires, ces instants quotidiens se mêlent à des réflexions fondamentales sur la nature même de l’homme. Ses impuissances, ses attentes (comme les marches répétées qui scrutent l’insolite) mais aussi ses éclats schizophréniques. Aller chercher le partenaire dans une course rapide en arrière dit à la fois l’indifférence, la peur, le retrait. Mais le moment du contact par le dos dit aussi le refus de se regarder dans les yeux. Pourtant ce contact est éminemment sensuel : le dos est la partie non visible du corps, donc fragile, sensible à la surprise de la caresse, et, a contrario, vulnérable. C’est dans le dos, en effet, qu’on assassine (on tire dans le dos, on parle dans le dos de quelqu’un…) Ainsi, une simple évidence quotidienne met en jeu des mécanismes inconscients qui régissent notre vie intime et nos relations sociales.

Quand les corps s’entrechoquent dans un duo remarquable qui oppose – ou unit – Grégory Dubois et Mathilde Gautry, ou que la rencontre est fuyante : glissades, chutes au sol, «jetés aériens», sauts périlleux et portés vertigineux, c’est le centre de l’espace inoccupé qui devient signifiant. Ce gouffre, généré par l’évitement dans une course circulaire est potentiellement hostile, ou potentiellement disponible à l’événement inattendu, brutal ou tendre, meurtrier ou amoureux. La seule relation possible est alors celle d’un visage contre une épaule, ou d’un sourire qui surgit de l’épuisement. Dans cette attente, il faut aller vite pour masquer la réalité ; ou bien ralentir un instant – un court instant seulement -, le temps de se fermer mutuellement les yeux pour masquer le trouble de l’abandon à l’autre. Ou garder sur le visage la trace de l’enfermement après la capture.

Capture ambivalente, captures de la domination ou de la passion, bras et mains prisonniers, sont les prémices de l’amour passionnel ou de la mort par soumission. Elle le traîne au sol par le bras, se love contre lui dos à dos. L’inéluctable mort joue contre le destin de la vie que l’on rattrape au sol in extremis par le pied. Transition bienvenue qui ouvre l’espace de la danse à la relation sociale.

C’est dans le mouvement d’enfermement des deux premiers que la troisième partenaire, Lydia Boukhirane, entre dans le jeu comme une intruse, pour souligner l’évidence de la complexité relationnelle ou pour tout remettre en question. Il faut donc se soumettre à recommencer l’observation mutuelle, explorer et se rendre solitaire à nouveau. Réapprendre à faire connaissance, reconquérir et repartir à l’assaut.

Côte à côte, la marche en ligne, à trois cette fois-ci, adresse un regard au public, témoin anonyme, impassible, témoin muet de la rue, qui est sollicité sans espoir de réponse. Et l’on recommence l’histoire depuis le début. Quand l’étranger s’introduit, la méfiance reprend le dessus. Les échappées par le bas (le vide laissé béant entre les bras des deux autres danseurs) sont souvent un rituel codifié de jeu d’enfants, ou des rencontres avortées. Il faut réapprendre le contact, tenter des approches repoussées, collées-décollées, jusqu’à la domination d’un porté en appui sur les deux autres. Domination ou cohésion du groupe ? Il y a souvent un attrait ludique dans l’expérience de la peur qui peut à tout moment basculer dans le jeu du chat et de la souris, pour exorciser la crainte ou apprivoiser l’inconnu. Le groupe se construit par complicité, mais à tout moment il peut se dissoudre brutalement en des courses, des heurts, des chocs qui mettent en évidence toutes les contradictions d’une rencontre. Je t’aime, je te repousse, je te serre, je t’étouffe…
Je te redonne la respiration…

jusqu’à l’épuisement du souffle.

 

Michel Vincenot
29 juin 2007

Distribution

 

Chorégraphie Sylvie Pabiot

 

Danseurs :

Mathilde Gautry

Grégory Dubois

Lydia Boukhirane

 

Création lumières Rémi Maupomé.

 

Compositeur Gilles Ballet.

 

Photographie Patrick Fabre