La danse serait en quelque sorte cet état d’avant toute chose, antérieur à la parole, dès que le premier battement de cœur a fait tressaillir une esquisse de geste.
Et pourtant les danseurs modernes revendiquent l’accès à la parole comme une urgence de l’altérité, parce qu’il faut plus que jamais vivre dans l’inconfort de ce qu’on appelle depuis cette dernière décennie : la résistance aux choses toutes faites, la résistance aux discours uniformes. Des mots à la mode me direz-vous ? Oui, mais on n’a pas trouvé mieux jusqu’à présent, et, somme toute, c’est toujours d’actualité…
On ne peut plus regarder les gens de notre époque de la même façon ; il nous faut accepter d’aiguiser le regard que nous portons sur les autres, nos voisins d’Histoire, nos contemporains.
Nous voici donc jetés de plain-pied dans l’univers des chorégraphes d’aujourd’hui, ceux que l’on appelle justement contemporains, parce qu’ils se sont attachés ces dix dernières années à faire resurgir avec une certaine impatience les traces de nos désirs, enfouis par découragement, démission ou désillusion.
À enfermer la flamme sous le boisseau c’est le bois qui finit par flamber. Et nos danseurs d’aujourd’hui sont certainement les plus incendiaires, les plus iconoclastes des artistes de cette fin de siècle. Les plus jeunes le font quelquefois avec maladresse, mais toujours avec tendresse. Les autres le font avec intelligence précise, mais toujours avec une attention respectueuse. Si, comme François Verret, ils nous renvoient en pleine figure notre fragilité, ils affirment en même temps qu’ils font partie de notre monde, à part entière. Et, chose nouvelle, contrairement à l’air du temps, ils portent sur nous un regard neuf, ni condamnatoire ni dogmatique, car ils sont mieux placés que quiconque pour savoir que la matière première qu’ils nous empruntent – l’alliance du corps et de la parole – est toujours une aventure risquée qu’ils doivent restituer au spectateur dans un acte de gratitude.
Exercice des autres, « exercice du regard », dit Geneviève Vincent avec justesse. L’heure est à la modestie. Nous devons nous ré-entraîner à percevoir et non plus à comprendre. Etre attentif aux signes, aux souffles, aux silences et aux murmures, attentif comme un voyageur des profondeurs du désir de l’Autre, accepter d’accéder à ce stade de disponibilité. Accepter de se faire malmener, promener, séduire .
La danse est ce regard en mouvement, précis, investi, qui nous renvoie sans cesse à nous-mêmes et à notre propre intelligence du monde. Il se peut d’ailleurs qu’à ce moment de l’Histoire nous n’ayons plus rien à nous dire…
« Alors, à la suite de Charles Cré-Ange, sautons à pieds joints sur les planches et rebondissons très haut ! Et si nous restons suspendus dans les airs … Ce sera un miracle. »
Michel Vincenot
10 décembre 1992