Sidonie Rochon vient sûrement d’une autre planète quand elle entre, silencieuse, dans notre monde asphyxié par les images stériles et les discours de frime. Ce monde-même qui légitime l’indifférence à l’encontre de la présence aux hommes, à la vie et à la mort, aux choses simples et lisibles.
Sidonie Rochon entre ainsi dans notre intimité, sur la pointe des pieds, pour ne pas brusquer nos habitudes. Elle joue avec la légèreté de l’air qu’elle substitue habilement à ses entraves, en défiant sur la pointe des talons nos certitudes insensées de corps sans parole, prétentieux et dérisoires, que nous sommes devenus.
Certes il est question de peau, cette frontière extrême du corps, échappée de la quintessence du toucher. Mais il est aussi question de peau dure pour nous rappeler que le corps existe avec l’air, cette matière invisible mais sensitive qui appartient à tout le monde et qui nous relie aux autres, ces inconnus. Ainsi pourrions-nous sombrer dans la rudesse du cuir desséché que plus aucune sensation, plus aucune vibration ne parviennent à troubler. S’il arrivait que le corps ignore cette limite extrême, le geste n’aurait plus de sens.
Voici donc la belle élégance de Sidonie Rochon qui scande le temps et réintègre ensemble la vie et la mort, puis l’approche d’autrui, dans le tournoiement magnifique d’une danseuse subtile et envoûtante. Mais pas question de danser pour danser, pas de geste pour le geste. Une porte est là, omniprésente, qui s’ouvre sur rien ou alors sur tous les possibles, pour nous suggérer qu’avant d’en franchir le seuil, il faudra assumer sa propre condition humaine.
Le motif est bien là, sans concession romantique. Car, avant d’être un plaisir, la rencontre est une approche d’exigence, développée joliment par la chorégraphie d’un duo suspendu entre le sol et l’air, entre la pesanteur et l’esprit, entre la gravité et l’élévation. La légèreté fluide n’a de sens que par la lourdeur opaque du corps qui nous colle au plus près de la terre. Jouant sur tous les registres possibles et toutes les sensations du dehors, du dessus et du dedans, Sidonie Rochon explore en un trio de filles ces limites extrêmes, ces défis de l’espace, comme une belle écriture posée sur le papier. Le déséquilibre en arrière rétablit la verticalité de la marche contre toute tentation d’effondrement. L’inertie des corps à l’angle-droit redonne sens à la stabilité du mouvement, le silence intérieur. Voilà donc réunies les circonstances d’une rencontre.
Et c’est seulement à cet instant qu’on peut parler de vérité, parce que le temps a été investi par toutes les situations qui nous collent à la peau. Il y a les êtres vivants, et l’objet particulier de leurs rapprochements. En la circonstance, un drap blanc rassemble deux êtres en un moment de belle émotion : un homme et une femme, pour l’étreinte d’un baiser, un lit de noces, mais aussi un lit de mort.
Tout cela se devine, se pressent comme une caresse ; c’est transparent comme l’eau claire. Sans doute faut-il être une femme pour poser un regard aussi délicat sur les traces indélébiles que laisse l’éphémère en nos corps de mémoire.
Michel Vincenot
6 Avril 1994
Distribution
Chorégraphie Sidonie Rochon
Danseurs
Marie Cool
Isabelle Lê
Carlo Locatelli
Vincent Pradoura
Sidonie Rochon
Musique Belà Loto
Lumière Christophe Forey