Que reste-t-il à écrire quand le propos d’une pièce est une exploration intense du corps ? Que dit le corps devant l’événement ultime que l’on pressent ? Mary Wigman avait répondu par «la danse de la sorcière». Jacques Patarozzi dialogue par «naufrageurs» interposés.
Bien des chorégraphes contemporains se trouvent confrontés à la question radicale des «naufrageurs». Une question de vérité qui se pose tôt ou tard aux danseurs. La danse des corps ne peut tricher ; les interprètes de la danse non plus. Ils sont d’ailleurs marqués ici par leur histoire, leurs chemins et leurs acquis. Le chorégraphe en est le réceptacle, l’écrivain, comme si Patarozzi nous donnait à re-vivre, après coup, les séquences désordonnées d’un cauchemar passé, à la façon Duras. On imagine le naufrage, certes, comme a pu l’être celui du Titanic ou d’autres histoires du genre que se rappellent les marins. Mais ici, on est incapable d’en restituer la chronologie.
Cette pièce ne peut donc être une histoire à raconter. Elle est un condensé de vie, de mort et de questions posées qui viennent à la figure comme le reflux répété de la vague. Incessamment, sans concession. Avec la part du jeu d’enfants qui convient à la dramaturgie. Voilà donc le véritable propos.
Au-delà de l’anecdote du navire, « les naufrageurs » touchent les points sensibles qui troublent chaque individu dans le secret : l’espace restreint est en quête de grand large et le temps est compté avant le drame. Six danseurs, trois hommes et trois femmes, prennent aux tripes. La beauté de l’interprétation, soutenue par la justesse de la bande-son de Claude Val, est magnifiquement accompagnée par les lumières de Marc Oliviero. Lumières sourdes, d’un univers clos sur lui-même, tel «Le radeau de la Méduse» du peintre Guéricault. Le tout petit espace qu’il reste, entre proue et poupe, est livré à l’abandon de marches simples et silencieuses des danseurs. Les regards qui se croisent dans des trajectoires triangulaires sont le passage obligé de questionnements ; ou alors ils sont dirigés vers ce que la vie promet de meilleur, entre l’espoir perdu et le souvenir des autres. Les autres sont les abords imaginaires du rivage qui résonnent tout à coup d’une présence démesurée. Dans l’inquiétude qui n’en finit plus, un bras se lève, une main se tend et va, dès lors, dérouler très vite le film du désarroi qui n’est pas encore là, mais déjà irrémédiablement présent. Les portés instables hissent le plus loin possible les regards perdus en direction d’un possible horizon.
La danse recentre alors toutes ses énergies. La main qui protège ou qui appelle inverse le sens des événements. Les doigts se tendent sur un visage annonciateur de panique. Le groupe s’agglomère dans une pulsion soudaine pour se protéger de l’inconnu redouté.
Dernier baiser, dernier moment de vie. Les lignes se brisent. La parole se tait. La respiration des danseurs s’accélère. Le rêve et la réalité se confondent au ralenti, comme s’il fallait prendre la mesure exacte de la détresse. Les portés retrouvent leur étonnante stabilité. Les corps redeviennent marins.
Mais toute échappée sur le radeau n’est désormais qu’un chemin imaginaire, tracé sur des corps qui relient le naufrage à la terre des humains. Lancées dans des portés tournants magnifiques, les danseuses consentent à nouveau à poser la main sur la poitrine du partenaire. Le geste de confiance que l’on avait perdu s’impose comme un souvenir du passé que l’on regarde en face pour l’avoir mal vécu. Dernier bal imprévisible de couples qui se forment, juste avant les chutes en arrière et la panique des cris, car il faut aller vite. Dernier bal de fortune qui préfigure la belle image d’hommes et de femmes, couchés au sol, reliés les uns aux autres par les mains pour une ultime communion.
Le désastre laisse sans mot. Il pervertit les intentions les plus basses. Les scènes de pillage après la catastrophe seraient-elles, en fin de compte, le fil ténu qui retient le moindre signe de vie ? L’acte répréhensible prend ici une toute autre valeur. Jacques Patarozzi est puissant lorsqu’il joue de la sorte sur l’ambivalence des comportements humains. Car, c’est la variation à l’infini qui importe. Notre regard de naufrageurs est attiré par la multitude de corps déchiquetés. Scène finale de danseurs innombrables, alignés côte à côte. On reste sans discours devant une série de portraits photographiques, pour n’oublier aucun des naufragés.
Michel Vincenot
9 décembre 1997
Distribution
Chorégraphie Jacques Patarozzi
Pièce pour 6 danseurs :
Antoine Effroy
Ulrich Funke
Sophie Gerard
Claire Haenni
Antonia Pons Capo
Frederic Seguette