Violence, désarroi et tendresse s’entrelacent dans l’insoumission et l’abandon.
Le «Zucco» complexe de Bernard-Marie Koltès, mais direct parce qu’il libère l’écriture des corps, est réinterprété de façon singulière par les deux frères Ben Aïm, Christian et François.
Leur «Roberto Zucco» touche en plein cœur par la complexité du personnage, effrayant et attirant, objet de sentiments contradictoires entre le rejet et l’amour, la fascination et le dégoût, où la mort est présente comme un vecteur de la vie.
Alors il fallait 9 interprètes pour se répartir les rôles sinueux de ce personnage aux multiples personnalités. Neuf interprètes entre théâtre et danse pour sonder ce meurtrier énigmatique qui tue père, mère, sœur et policier, et qui, pourtant, continue de nous toucher : «Cette petite gamine, élevée au rang de sainte, deviendra putain après sa rencontre avec Roberto Zucco. Elle dénoncera le monstre malgré son amour.»
C’est par le côté le plus exigeant que Christian et François Ben Aïm investissent ce personnage, à l’intersection entre le procès implacable et le désir d’amour : «Je ne sais pas pourquoi ce personnage me touche…», dit Christian Ben Aïm à un moment de la pièce. Et pour toucher plus en profondeur, les deux frères demandent aux sept autres interprètes de faire une lecture singulière de ce texte, et surtout de regarder en face le personnage, Zucco «qui réinjecte du flux là où la vie s’est immobilisée». Chacun des danseurs est donc invité à chercher sa propre interprétation, à se confronter aux mots de Koltès. Chacun à sa façon, chacun dans sa détermination à comprendre le délire d’un homme qui fascine et qui fait peur ; tendresse pour ce personnage trouble, désespéré, aimant, ludique, provocateur, obsédé par la mort parce que la vie déborde de tous côtés.
«En plein cœur», à mi-chemin entre le témoignage et l’objet de la création (la danse), mène loin la réflexion sur les tenants et les aboutissants de l’homme généré par l’humanité policée, réglée, légalisée. En deça de la loi, il y avait certainement l’amour. Au-delà de la loi, il y a encore l’amour. Mais Zucco ne le savait pas. Et l’on ne peut s’empêcher de penser que Christian et François Ben Aïm se situent à la lisière, entre la raison qui enferme au nom de la société, et l’amour qui dénoue la complexité de l’assassin attachant. Zucco n’était pas un tendre et pourtant les chorégraphes, à la suite de Koltès, décryptent un homme emblématique confronté à ses aspirations profondes de bonheur, voire de douceur, et à ses pulsions de meurtre les plus obscures. Voilà donc l’humanité, telle qu’elle est chez les Koltès et Ben Aïm. Les neuf facettes du prisme Zucco se déploient dans des danses aussi personnelles qu’universelles, entre prises de parole et mouvement dansé.
Vous êtes donc impatients, n’est-ce pas, vous attendez la danse ?
Entre la violence du début et la légèreté onirique, presque enfantine de la fin du spectacle, la danse s’organise en touches successives, rapides et intenses. Solos, duos, quatuors, quintettes cherchent en permanence un contrepoint dans un autre endroit de l’espace, un autre lieu du sens. Le danseur qui entre dans le groupe introduit une nouvelle nuance du personnage Zucco que l’on croyait être là dans la brutalité et qui est en même temps là-bas dans la légèreté ou le désarroi. Les magnifiques échappées du début montrent à quel point le personnage insaisissable de Zucco réapparaît au moment où on le croyait absent, dans l’obsession du réel que les danseurs expriment avec une juste pertinence.
La danse est alors violente et tendre à la fois, déclinée sous la forme la plus brutale, parfois même triviale jusqu’à ce désir de rêve. Mais chaque fois, elle laisse place à cette question : qui était véritablement Roberto Zucco ?
C’est par le cœur plus que par la raison que l’on peut répondre à la question, car le propos de la pièce n’est pas psychologique. Il est un enjeu pour les danseurs qui prennent à leur compte et dans leur chair ce que Zucco a ressenti dans la sienne. La danse extrait avec force la douleur, la mort, la torture. Les impossibles postures d’un homme enfermé dans son carcan où tout résonne de façon démesurée : l’écho du ballon, le craquement du biscuit ou le bruit de la petite cuillère…
Dans la scénographie mobile des miroirs transparents, la danse nous rappelle que nous sommes devant et derrière notre propre image, que les assassins sont devant et derrière la vitre, perdus dans leurs fantasmes, leurs rêves de bonheur et leurs pulsions destructrices : «Fallait pas m’humilier…» Chaque fois, ces enfermements instinctifs et pulsionnels sont ramenés à la question de l’amour qui aurait pu être là mais qui échappe dès que l’on tente de s’en approcher. Le flux étrange qui traverse ces écrans transparents sépare d’un côté le désir d’être, et de l’autre, le besoin de tuer, jusqu’au désespoir du rire nerveux de la folie.
Au bout du compte, il reste la danse, secrète, muette et enlevée qui instaure son univers prégnant : celui des gestes sans parole et de la chair à vif. Le cri de la douleur d’un homme qui disparaît, puis réapparaît sous d’autres formes . De la fuite au jugement, du meurtre au rêve, en passant par le deal et le viol. Le viol des hommes, le viol de son âme en quête incessante d’amour.
Michel Vincenot
5 février 2006
Distribution
Chorégraphie Christian et François Ben Aïm
Danseurs :
Christian Ben Aïm
François Ben Aïm
Marie Cassat
Vania Dombrovsky
Agnès Dufour
Raphaël Dupin
Eric Fessenmeyer
Anne Foucher
Pierre-Emmanuel Sorignet
Création 13 janvier 2006
au Théâtre de Villepreux
Photographie Philippe Delacroix