Dans l’espace blanc ouvert au silence, seuls quelques bruits de rue, venus du lointain, portent Eléonore Didier de la vie quotidienne au plateau épuré. Cette interprète subtile voulait pour l’occasion quitter la danse, juste un moment, le temps de s’affirmer femme d’abord plutôt que danseuse, et de mettre des images en mouvement comme on construit une séquence photographique. Des images qui danseraient à son insu, sans elle en quelque sorte.
Mais voilà que la danse la rattrape, intense et maîtrisée jusqu’au bout de son regard, de ses bras et de ses jambes. Femme, elle se livre dans la retenue d’un silence limpide ; et danseuse, elle fait le tri entre le superflu du geste et l’essence du mouvement. Elle hypnotise le regard et met l’intelligence dans un état du corps qui « solidifie la pensée », selon ses propres termes.
Elle entre sur le plateau, habillée, mais à quatre pattes. Elle en sortira nue.
Cette image de la bestialité rappelle que nous portons dans nos bagages les origines de l’animalité, et, d’une certaine façon, les fantasmes sexuels dont la femme est l’objet.
Mais l’essentiel est ailleurs, dans une épuration nécessaire. La nudité réhabilite notre humanité originelle, « […] cette ultime enveloppe du corps, dit-elle, sa surface, cette dimension où le corps existe dans l’instantané d’un début et d’une fin, d’une naissance et d’une mort.»
À cet endroit, on ne peut plus tricher. La nudité du corps ne peut se dire que dans le dépouillement et la sobriété du geste. Le corps devient alors la consistance de l’intelligence et de la pensée.
Rien n’est laissé au hasard. Chaque posture résonne instantanément en d’autres plans et dans d’autres directions ; des contrepoints discrets qui ouvrent à d’autres émotions et qui changent la nature du regard. C’est sa façon de raconter l’histoire, la sienne, après sept années passées à Lisbonne, et sans doute celle des autres que sa danse mettra en mouvement.
Elle marche à quatre pattes, disions-nous, se fixe, ouvre la jambe et s’échappe sur le côté. Le regard recentré sur le sol ou adressé au spectateur, elle pivote sur les genoux et change de direction. En appui sur les doigts qu’elle déroule, elle avance en s’élevant, se redresse et s’effondre. La danse d’Eléonore est faite de mille et une petites connexions délicates qui se nourrissent de la pensée en constante ouverture. Mais pour cela, il faut une prédisposition intérieure. Le silence est le lieu de cet état qui déploie l’imaginaire dans l’excellence. Eléonore Didier a le talent de nous en faire explorer tout l’espace. Sur le son d’une cloche qui rythme le temps, elle va le chercher du bout des doigts et le ramène à elle. En réponse, c’est l’espace tout entier qui l’enveloppe. Elle descend, se recentre et trouve une échappée des bras et des mains.
Elle ira jusqu’au bout des postures de la nudité : au sol, dessus, dessous, et à côté de la table ; lovée, à quatre pattes, ou debout, elle démultiplie les énergies invisibles de l’espace dans toutes ses dimensions. Le corps en devient le façonnier et non l’exécutant. Deux doigts en forme de pistolet et la scène de la mort qui s’ensuit : elle se déshabille et range ses vêtements en écho à son propre corps qui projette au sol sa propre image, ou la trace qu’il en reste.
Elle refait la scène, nue cette fois-ci, comme une mémoire ultime qui revient et dénude, dépouille le corps, le ramène à sa condition originelle. Après avoir détruit sa propre image, elle se relève, recule lentement, regarde au sol l’ombre d’elle-même et disparaît. Dilemme de la mort et de la vie qui renvoie à la naissance, et force de la vie qui évacue le non-sens.
Quand elle se redresse lentement derrière la table, face au public, elle s’élève jusqu’à l’infini. Cette qualité d’élévation amplifie la hauteur. Mais c’est la nudité qui ne cesse de la grandir. Et dans le trajet inverse, elle se liquéfie lentement dans une magnifique descente au sol, le long de son partenaire, neutre, mais étonnamment présent. La conscience de revenir au sol d’où elle est venue justifie l’élévation, après avoir transformé son image et notre regard, le nu prend chair dans la pensée. La beauté.
Michel Vincenot
24 octobre 2009
Distribution
Chorégraphie et interprétation Eléonore Didier
Avec la participation de Vincent Thomasset
Photographie Pascal Dupoy