L’individu est unique, c’est pourquoi il est fondamentalement un être de relation. C’est le paradoxe de l’humain. Son unicité solitaire le prédispose à chercher des prolongements dans l’altérité. Mais avant d’entrer en relation, il doit se soumettre à ses propres limites : le poids massif qui le colle à la terre.

Corps en gestation, ramassée sur elle-même, mains à plat sur le sol, la danseuse prend la mesure de son propre espace (le volume de son corps). Les mains se déroulent et se posent sur les omoplates, explorant l’espace de derrière, celui qu’on ne voit pas mais que l’on sent, que l’on pressent, devrait-on dire.

Le dos rond se creuse alors insensiblement pour laisser pénétrer la hauteur, entre gravité et élévation. C’est la première dimension de la posture de l’humain qui se déplie (se déploie) lentement et se redresse sur demi-pointes.

Risquer ainsi l’équilibre instable en composant dès le départ avec le poids et la hauteur, c’est combiner deux forces contradictoires que la danse sait interpréter dans le même mouvement. Et c’est le deuxième paradoxe.  En effet, après avoir été soumis au poids, l’attraction qui vient d’en-haut échappe à toute connaissance tant que l’homme n’a pas pris conscience de sa verticalité. Celle qui constituera l’essence même de son être au monde.

Et c’est à cet instant – à cet instant seulement – qu’un cri muet, prémices du langage, peut tenter de s’extraire du corps – bouche grande ouverte – pour prolonger la conscience de sa présence à ce monde qui lui est d’abord étranger. Ce cri muet qui précède le langage est le premier geste qui tentera d’articuler des sons et constituera plus tard les mots et le vocabulaire pour communiquer.

L’homme doit donc composer avec l’inertie du départ, constitutif de l’espace corporel de l’humain.
Le basculement du torse et de la tête en arrière explorent cette fois-ci les trois dimensions de l’espace, y compris celles que l’on ne voit pas, franchissant ainsi l’étape de la ligne verticale (sa posture naturelle) à la ligne courbe qui donnera à la danseuse la liberté de s’ouvrir à ce que l’on ne perçoit pas encore naturellement.

Par la succession de pliés qui ramènent ses genoux au sol, et de relevés qui la portent à la verticalité, la danseuse instaure ainsi la réminiscence de son état d’origine (le sol) et de son état grandi par l’ouverture vers le haut (la verticalité). Deux lignes verticales, main gauche, doigts tendus vers le bas, et main droite, doigts dressés vers le haut, sont des directions contraires qui marquent le statut de l’homme dans ses origines et dans sa destinée.

Redessiner un corps partagé en deux, entre la singularité inaliénable de l’individu et la nécessité de la partager avec les autres : « L’individu est une partie d’un tout qui réunit les autres », dit Kirsten Debrock. L’homme se révèle découvreur de son propre environnement. Expulser le souffle comme on sort de soi-même, coude levé et doigts vers le sol, ou modeler la respiration entre deux mains, comme s’il fallait désormais partager l’air, cet élément qui nous relie aux autres.

Le défi de l’humain est donc dans la synthèse de mouvements contraires : partir du bas, puis bras tendu vers le haut, terminer le mouvement dans un poignet crocheté. Celui-ci ouvre à une autre direction dans l’espace qui nous rappelle que l’homme se pose sans cesse la question de son devenir relationnel. Les autres feront désormais partie de son propre espace.

C’est ainsi qu’on entre dans la dialectique. Est-ce l’affectif ou le rationnel qui doit prendre le dessus quand on est sollicité par l’autre ? Les petits gestes  impulsifs des doigts, l’éjection des mains qui projette le corps hors de lui-même, qui évacue les petites manies protectrices. Ou alors l’expression d’une inquiétude par laquelle l’individu solitaire tente de se protéger ?

Les changements rapides de direction des bras entraînent le déhanchement, qui génère à son tour un déplacement d’énergie : le basculement de la tête en avant. Étrangement, la danse revisite L’homme derrière la vitre, cette lithographie d’Ernest Pignon-Ernest qui suggère que le lâché de tête pourrait être un abandon par découragement. Ou alors le contraire, l’homme se rendrait humblement réceptif à toute sollicitation venue de l’extérieur.

Alors s’installe la synthèse des dimensions contraires. L’alternance de verticalités, de courbes et d’expulsions du geste sont l’expression des contradictions de l’humain, confronté à un univers qu’il devra désormais faire sien. Les pivots rapides sur les pieds, l’éjection des bras et des cris projettent la tête de l’autre côté. La déclinaison de ces postures dans toutes les positions, y compris genoux au sol, devient une composition riche en événements qui font la subtilité de l’écriture chorégraphique. Mains et avant-bras croisés soulèvent le menton qui élève à son tour le corps entier. Cette syntaxe gestuelle de la danse reconstruit un corps tissé de gestes d’où surgit le mouvement inattendu.

Danse énergique dans la belle élégance de l’interprète Deborah Lary qui maîtrise le mouvement jusqu’au bout. Les tours rapides, les gestes saccadés et les arrêts précis transfèrent l’énergie en un autre endroit du corps, dans des qualités paradoxales : de la géométrie des lignes à l’ondulation sensuelle. Les mains flottent au-dessus de la tête, puis reviennent à la ligne descendante, jusqu’en bas cette fois-ci, main posée au sol. À son contact, c’est tout le corps qui resurgit vers le haut dans un magnifique développement du mouvement. Jouer avec les paradoxes du mouvement pour en laisser surgir la pensée qui ne sera jamais pensée unique. Décidément, l’art de la danse transcende les corps pesants de l’humanité.

Chutes, allongée sur le dos, la danseuse remonte et change de direction. Les tensions permanentes entre le haut, le bas et le côté sont toujours anticipés pour devancer l’instant où le mouvement devra trouver son aboutissement. Aboutissement dans l’horizontalité en l’occurrence. Etape intermédiaire qui réunit au sol l’aquatique et l’aérien (comble du paradoxe lorsque le corps se trouve dépendant de la gravité) ; le poids suspendu à la légèreté, réunis par le croisement des jambes dans le creux poplité.

Viennent alors les glissades au sol et les renversements vers l’arrière. Les retournés du torse oscillent entre l’attraction vers l’avant et la retenue vers l’arrière. Genoux ancrés dans le sol, doigts et visage dans l’aérien, l’homme est paradoxal comme l’est la danse lorsqu’elle entreprend d’atteindre le sens de la relation avec les autres en régénérant le lien par l’intelligence du mouvement.

Flotter en l’air quand on est au sol, c’est défier l’espace les yeux fermés en s’infiltrant comme une onde aquatique à l’intérieur du corps des autres. L’improbable contact, aussi délicat que le contact avec le sol, pourrait être encerclement (mort). Il est au contraire un toucher de tendresse qui libère l’encerclé de son propre poids. La danse est un art quand elle détourne le mouvement du sens attendu et nous conduit à porter notre regard au-delà des choses convenues.

Michel Vincenot
25 décembre 2011

Distribution

 

Chorégraphie Kirsten Debrock

 

Interprétation Deborah Lary

 

Design sonore Olivier Soliveret

Lumières Lætitia Orsini

Costume Rachel Sleet

 

Création 16 décembre 2011
Saint Gervais-sur-Mare

 

 

Photographie David Dubernard

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