Trois tabourets, un secret, un univers inaccessible et l’entrée dans un espace indéfini modelé à l’infini jusqu’à la conscience aiguë de l’être. « As-tu peur de la conscience ? » Ce seront les derniers mots du spectacle.
Mais auparavant, ces êtres hésitants, chancelants sont en suspension dans un décor vierge de tout a priori que trois danseurs investissent lentement sur la pointe des pieds dans la délicatesse du mouvement. Le silence y est le seul témoin et la lumière la seule présence.
Des petits soubresauts, les balbutiements des gestes, les regards qui cherchent, maintiennent ces individus solidaires dans un équilibre fragile surpris par l’inconnu, réunis par l’organique de la présence charnelle de corps singuliers.
Cela pourrait être une sorte d’introspection du corps qui se risque à l’espace de l’obscurité, jusqu’au moment où des directions s’ouvrent dans les trois dimensions : une approche de science-fiction, dit Olatz de Andrés, inspirée par le film Alphaville de Jean-Luc Godard, revisité et décliné de façon subtile par la danse qui trouve là une majestueuse composition.
La beauté de cette construction chorégraphique révèle la diversité des êtres : chacun(e) des danseurs rassemble symboliquement l’identité des deux autres : « trois corps interdépendants entre l’individuel et le collectif » sont complémentaires les uns des autres. Dans cet échange des interprètes [devant-derrière ou latéralement], l’un se substitue à l’autre, dévoilant ainsi les diverses facettes, les diverses intensités de ces corps en mouvement.
Ainsi, Olatz de Andrés déploie littéralement une écriture de la danse qui met l’espace lui-même en mouvement, et non plus seulement les corps. Les objets rythment cet espace qui devient mobile. Le replacement des tabourets réorganise le sens du propos, et la lumière vient ponctuer les changements d’états au fur et à mesure que la chorégraphie engendre de nouvelles situations. Cette composition intelligente a pour effet de tisser des liens organiques entre le corps et la pensée.
Liés entre eux à la façon d’un engrenage, collés entre eux puis décollés, les trois danseurs construisent ce que Laurence Louppe appelait une combinatoire. Combiner entre eux des gestes apparemment sans importance, pour déployer un mouvement signifiant sans qu’on ait à « palabrer », ou à en expliquer le sens pour y adhérer. Au point que ces vis-à-vis, faces contre dos, ou côtes à côtes se déclinent naturellement en courses lentes, arrêts dans l’immobilité, évitements, enroulements, qui eux-mêmes s’ouvriront à des portés transmis de l’un à l’autre.
Au sol, emboîtés les uns dans les autres, puis éclatés dans un espace qui pourra être finalement l’espace personnalisé de chaque individu confronté à cette question existentielle : la conscience.
Conscience du corps sans cesse en chantier, mis en mouvement par le questionnement incessant de l’altérité, confrontée à la douleur du temps, dans l’ombre du corps des autres, chers à Jean-Luc Godard.
Michel Vincenot
20 février 2014