Narthex-Tarbes 14 novembre 2013
Au cours de l’Histoire, la danse a modelé les corps selon les représentations de chaque époque, de chaque maître de ballet ou de chaque chorégraphe.
1. La danse baroque : est une représentation du corps dans sa noblesse et sa grandeur, à l’image de Dieu que représente le Roi. C’est ainsi que dansait le roi Louis XIV.
Puis la danse classique inventée par Louis Guillaume Pécour, maître de ballet de Pierre Beauchamp met au point un système d’écriture de la danse très codifié dont les 5 positions.
Le corps se montre en position ouverte – l’en-dehors -, élevé le plus possible vers le haut. Il n’est que le vecteur de l’esprit qui doit à chaque instant s’approcher le plus possible de Dieu dont le roi Soleil est le représentant : le port de tête haut, les appuis des pieds sur les pointes pour s’extraire le plus possible du sol ; le sol étant perçu comme l’abandon à la déchéance de la chair. Et quand on regardait la danse à la Cour, ce n’était pas les danseurs que l’on regardait, mais le Roi. Le corps de ballet n’était qu’un écrin, un décor pour la danse du roi. À aucun moment, il n’y a contact du corps tout entier avec le sol, comme on le verra plus tard dans la danse moderne, puis contemporaine qui utilisera l’en-dedans, ou l’intériorité de l’être.
2. La tradition de la danse classique a perpétué pendant des siècles la référence à Louis XIV. Encore aujourd’hui, les premiers et meilleurs danseurs de tous les opéras du monde sont appelés danseurs étoile, en référence à une autre étoile : le Roi Soleil.
> Viendra ensuite un Français Emile-Jacques Dalcroze à la fin du XIXe s qui vient casser les codes de la danse classique. Désormais le corps doit être expressif dans toutes ses dimensions. Et la danse doit ouvrir le mouvement à la pensée. Ce sont les préludes de la danse moderne. Mary Wigman sera son élève et initiera la danse expressionniste allemande, une danse violente, en opposition affichée au 3e Reich dont elle pressent en 1936 les événements qui viendront plus tard : la pureté de la race aryenne, les bébés sportifs, les bébés modèles, et en fin de compte l’extermination des Juifs et d’autres populations, la Shoa.
> Mais auparavant, la Guerre de 14/18 a laissé un grand traumatisme dans les populations. Le film : les corps pliés en deux… Il n’y a aucune lésion corporelle, mais des hommes marqués définitivement dans leur chair….
En réaction : Isadora DUNCAN : le corps est aérien ; besoin de libération, liberté d’expression. Initiatrice de la danse moderne. C’est la première fois que les danseurs dansent pieds nus.
3. Le corps qui danse articule ensemble le mouvement et l’espace dans Le sacre du Printemps de Pina BAUSCH. Le flux, l’échange des corps, et le partage des trajectoires structurent l’espace à partir du désarroi, de la déroute, la débâcle, je l’explique plus loin.
Mais la chose la plus significative est que le corps est désormais montré sous toutes ses formes, et dans des postures inédites, y compris dans le dénuement. La composition fluide de la danse suggère cette fois-ci un corps «social», même sociétal, un corps en relation étroite avec d’autres corps qui s’organisent, trouvent des chemins collectifs dans des échanges de trajectoires qui s’apparentent à un rituel. C’est en effet un rituel sacrificiel. Stravinsky compose cette musique sur une légende venue de Russie. Chaque année on élisait, puis on sacrifiait une jeune fille pour que le Printemps soit fécond.
Après les postures de désarroi, les femmes se regroupent, se structurent et sont finalement dispersés par le groupe des hommes qui désignera l’élue, celle à qui on remettra la robe rouge.
Dans cette chorégraphie de Pina Bausch de 1978, le corps est montré sous toutes ses faces : debout, au sol, de dos, sur le côté, couché. Cette composition chorégraphique suppose une écoute précise du corps des autres danseurs afin que le groupe garde une cohésion dans l’écriture de la danse. Rudolph Laban, chorégraphe et théoricien de la danse, dont Pina Bausch fut l’élève, parlait de la danse en ces termes : «un florilège des petits gestes, comme une feuilleté qui compose la danse collective.»
Ainsi, le corps devient un sujet, et non plus une mécanique à danser.
4. La fluidité nous amène à parler de la transmission du geste. Dans cette pièce «Derrière la porte» de Kirsten Debrock, le mouvement de l’une déclenche le mouvement de l’autre. Le corps est ainsi le réceptacle du geste de l’autre.
Cette idée de transmission ou de proposition est particulière à la danse contemporaine, du fait que les danseurs ne font pas les mêmes mouvements tous ensemble, mais doivent impérativement partager le même temps et le même espace. Chaque corps étant singulier, il a son énergie spécifique qui permet d’écrire la danse dans une relation étroite des danseurs entre eux et surtout de varier le vocabulaire (gestes, mouvements, postures) C’est le principe de l’altérité qui est en jeu, de l’écoute mutuelle des corps, élément incontournable pour la danse.
On remarquera à ce sujet la belle charnière (descente au sol par le dos) accompagnée par le bras de l’autre danseuse qui se termine, non pas par une chute, mais par un contact en douceur de la main droite sur le sol. Suivi d’un échange entre le sol et la hauteur.
5. Petite pause. On parle de l’échauffement des danseurs, différent d’un danseur à l’autre. Pendant les phases d’échauffement qui peuvent durer 3 heures, on devine de suite les qualités spécifiques de chaque danseur. Et on imagine d’emblée comment va s’exprimer son talent personnel.
Et parler de l’échauffement des danseurs, c’est aussi parler de l’enjeu de l’échauffement qui n’est pas seulement musculaire, mais un échauffement de l’imaginaire. C’est-à-dire, danser autre chose que ce que l’on sait faire avec virtuosité.
Et l’on revient aux deux danseuses que l’on vient de voir. L’une, Lucille pratique un échauffement des articulations ; l’autre Loriane : un échauffement par la concentration, les yeux fermés, afin de rester maître jusqu’au bout des mouvements de son corps.
6. Le poids du corps défie la gravité : Minutes opportunes de Michèle NOIRET, pièce inspirée de l’univers d’Alfred Hichtkok, interprété dans cette séquence par la magnifique danseuse Dominique Godderis.
Le poids défie la gravité par les lâchés maîtrisés du corps. Ça n’est pas d’abord une maîtrise technique du corps, mais une maîtrise mentale qui sollicite l’équilibre de l’esprit, mais aussi la clarté des intentions, des directions dans l’espace et de l’aboutissement du mouvement. C’est une prise de conscience du geste qui doit précéder le mouvement dont la destination devra être perceptible. Amener le corps évanescent jusqu’au point de bascule qui le précipitera au sol en douceur est un paradoxe.
Cela nécessite d’être attentif au temps qui va constituer le creux (le creuset) nécessaire à l’élaboration du geste, ce que Hubert COLAS et Daniel DOBBELS nomment le pré-geste.
En effet, avant de surgir, le geste est déjà nourri du temps qui l’a précédé, à condition, toutefois, que le danseur soit dans un état de réceptivité intense. On constate par exemple que le travail de l’improvisation en danse consiste pour l’essentiel à être réceptif à l’environnement, à tout événement extérieur qui va nourrir le geste ou tout accident (l’imprévu) qui changera la nature du corps et la nature du geste, mais il faut pour cela accepter d’abandonner son savoir-faire. C’est toute la différence qu’il y a entre danser et bouger pour bouger (gesticuler).
Dans cet extrait de Minutes opportunes, c’est le poids qui, s’abandonnant au vide, va combiner entre eux le temps et l’espace et qui mettront le geste en mouvement.
Ce vide, c’est l’air, «L’air intangible, explique Georges DIDI-HUBERMAN (Le danseur des solitudes), l’air, un matériau psychique pour la peur et pour la prise de risque en même temps, pour l’immobilité qui plane et pour le mouvement qui, tout à coup va se précipiter. C’est quelque chose entre le rêve et la mort. Cela évoque puissamment les périls conjugués d’un funambulisme en danger de chute et d’un somnambulisme en danger de réveil. »
Le transfert est une notion fondamentale de la danse : transfert d’énergie à un autre interprète, transfert du poids sur le corps de l’autre partenaire auquel on doit faire absolument confiance, ou transfert du corps au sol dans l’élégance de la chute maîtrisée jusqu’au contact ultime.
Je trouve dans cette idée de transfert une analogie avec la peinture peinture d’Edvard Munch Le cri. Ce personnage cadavérique, exsangue, est inexorablement précipité vers l’abîme, tandis que le sang de son corps est projeté, transféré dans le ciel.
7. Le corps habité par le temps traverse ses propres limites
Saburo Teshigawara s’enfouit droit dans le sable pendant une journée. Seule la tête émerge. Sa cage thoracique oppressée dans le sable, il expérimente ainsi la maîtrise absolue du corps, une méditation profonde. «Quand le corps est pitoyable, il est en même temps traversé par des forces infinies» (Daniel Dobbels).
En régulant sa respiration, Saburo Teshigawara expérimente pour la danse le temps qui libère l’intériorité de l’être. La danse est d’abord une expérience inédite de la force intérieure préalable à tout mouvement, lorsque le danseur accepte que celui-ci ne soit pas simplement une mécanique. Et dans le solo qui suit cette expérience, Saburo Teshigawara conclut : «Il s’agit de rendre perméables ses propres limites à celles des autres».
L’extrait que nous regardons maintenant montre le travail de Teshigawara avec ses danseurs en répétition.
8. Ce que la danse dit c’est que le corps construit son propre imaginaire : « Accumulation », Trisha BROWN, initiatrice de la danse post-moderne. Il n’y a pas d’intention préalable, pas de construction conceptuelle au départ. A partir d’un geste simple, le corps va développer spontanément des variations de ce geste, et au bout du compte la construction chorégraphique sera inattendue, parce ce que imprévisible.
C’est ainsi que procèdent les danseurs dans la phase d’improvisation. Quand les mouvement est précalculé, la danse sera artificielle. Il s’agit au contraire de laisser au corps le soin de trouver son propre chemin. « Tenir toutes choses à leur naissance », dit Valère Novarina. C’est la prééminence de la danse lorsqu’elle prend en considération la destinée du corps et son cortège de questions irrésolues. Le geste d’abord, dont on ne sait pas exactement où il gît, d’où il provient, et pourquoi il surgit à cet instant précis. La mort ensuite, dont on peut penser qu’elle est, sans relâche, le moteur de ces gestes essayés, abandonnés ou perdus, ou mille fois retrouvés, jusqu’à laisser poindre le plus juste, le plus habité d’entre eux afin de donner un sens clair au corps en mouvement.
On s’aperçoit après coup que ce système de répétition du geste construit le langage de la danse en ellipse. L’accumulation n’est pas la superposition de strates empilées, mais le développement en ellipse qui change, à chaque phase, le sens de la danse et donc du corps. C’est ainsi que l’écrivaine Gertrud STEIN écrit ses textes de cette façon : « Elle graverait sur l’arbre Rose est une Rose est une Rose est une Rose est une Rose jusqu’à en faire tout le tour »
L’intérêt de la répétition du geste quand elle est intelligente consiste à tout moment d’expérimenter d’où vient le mouvement et quelle sera son aboutissement. Non seulement ces détournements de sens permanents régénèrent le vocabulaire de la danse, mais ils portent, dans un espace à défricher, le sens du corps, du geste, de l’implication du mouvement, et ouvrent à la perception d’une autre temporalité, d’une autre façon de vivre le temps.
Cet engagement progressif du geste devient finalement un engagement total du corps. La seule condition est d’accepter de se dépouiller des fioritures qui font joli, de sa propre virtuosité.
9. La corps dans la précision mathématique : Rosas danst rosas, Anne-Teresa de Keersmaeker. Cette danse assise est une implication intense du corps par la précision du geste qu’elle mobilise. Cette chorégraphie mathématique nécessite une grande écoute des danseuses entre elles, et met en œuvre une énergie autant mentale que physique. C’est pourquoi des petits signes de connivence entre les danseuses émaillent cette construction savante et viennent rompre cet ordonnancement.
– Les mouvements sont décalés vers le centre de gravité du corps, tandis que le travail du buste vient le rééquilibrer sur une musique binaire.
– Trois positions des jambes : parallèles et serrées, croisées l’une sur l’autre ou en fente latérale. Cette architecture du bas du corps s’inspire de positions quotidiennes, mais elles sont déclinées et réécrites par la danse en accéléré. C’est une reconstruction chorégraphique des gestes quotidiens, mais cette fois-ci dans une énergie incisive. La tête est soutenue par les mains, les coudes sont posés sur les jambes croisées, les mains sont posées à plat sur les cuisses, le buste est penché en avant, les avant-bras sont serrés sur le ventre. Une grande diversité de vocabulaire finalement, à partir d’un geste quotidien.
– Mais d’autres mouvements moins banals viennent rompre avec ces postures habituelles : les bras et le buste sont libérés dans des torsions et de brèves explorations hors de l’axe. Le buste ici est l’organisateur rythmique de cette séquence, car c’est autour de lui, et des flexions, des extensions et des rotations que s’organisent toutes les formes qui s’en échappent.
> Puis une réinterprétation émouvante de cette chorégraphie par des danseuses enceintes.
Les mouvements sont identiques, mais cette fois-ci moins incisifs, ralentis… par le poids du bébé. Avec une très jolie variation finale : il faut calmer le bébé.
10. Le corps compose avec les objets : 2 séquences :
– Transports exceptionnels, Dominique Boivin : soumettre la machine au corps humain : une histoire d’amour entre l’homme et la machine.
– Zero degrees : un duo entre Sidi Larbi Cherkaoui et Akram Khan
Une collaboration entre Akram Khan, Sidi Labri Cherkaoui, le sculpteur Antony Gormley et le compositeur Nitin Sawhney .
Akram Khan et Sidi Larbri Cherkaoui ont de fortes similitudes dans leur travail. Les deux sont de familles musulmanes, ils ont grandi en Europe. Passionnés par le mélange des cultures, ils combinent leurs origines avec la danse Kathak indienne ; une danse extrêmement complexe par la vitesse et la précision des mouvements contemporains qui y sont engagées.
À la source de cette création, le degré «zéro», c’est l’origine de la vie. Inspirés par leurs propres identités doubles, les deux recherchent ce point qui peut réunir les contraires : / mort, lumière / obscurité, chaos / ordre. Et en filigrane, on peut y lire aussi le conflit Israëlo-palestinien…
Ce que la danse dit du corps :
– le corps est doté d’une perception développée de l’environnement, qu’il soit historique, social ou politique ou multi-artistique.
– sa capacité à changer la nature de l’espace : le flux, la fluidité, l’énergie, la clarté
– la nécessité d’être à l’écoute des autres corps et à respecter leur espace
– la transmission à l’autre
– la singularité de chaque corps qui apporte à la danse des nuances variées
– la présence forte au temps, à l’instant présent, et à la pertinence du mouvement qui devra être mené jusqu’au bout.
– et enfin les limites du corps que le poids impose, même si celui-ci peut être détourné par l’élégance du geste.
En détournant ainsi le sens pour qu’il ne soit jamais dogmatisé, on ouvre alors à l’ineffable de la danse en laissant libre le vide que laisse derrière lui le danseur pour sentir la vie exister au plus près de nos corps, entre caresse, baiser et pulsion de mort.
C’est pourquoi, et pour terminer, la plus belle représentation de ce que la danse dit du corps se trouve selon moi dans cette peinture :
Michel-Ange, et le doigt de Dieu tendu vers celui de l’homme. Au sommet de la Chapelle Sixtine ils ne se toucheront jamais, mais resteront le symbole d’un écho insondable qui transmet la pensée au cœur-même de la matière charnelle.
Michel Vincenot
13 novembre 2013