Passage dans l’épaisseur de la vie, ponctuée par quatre traversées dans le temps… et le chant qui le prolonge au lointain. Si la danse est l’expression de perceptions dont le corps saisit les instants, le chorégraphe en est le visionnaire. Il écrit ces états de corps dans un espace qui relie au temps des autres.
L’écriture est donc le liant des qualités de sept interprètes. Thierry Escarmant les invite à parler et en décline les nuances singulières. Car, ce qui s’impose d’abord comme une évidence, ce sont les interprètes. «Parlez-moi…», leur demande le chorégraphe. Alors leur danse devient une parole adressée. «Je m’appelle Fanny…Gilbert…Laurence…Léa…Richard, Marie, Julie…»
Je m’appelle tous ces noms, je suis tous ces noms à la fois et ils sont toutes les entrées possibles dans l’humanité que chacun porte en soi, mystérieusement reliée par les points de suspension, chers à Thierry Escarmant. Parce qu’il ne peut pas écrire autrement, dit-il.
La pièce est ainsi suspendue à ces passerelles fugitives, tenues par le fil du temps dont on se transmet le témoin de l’un à l’autre. Les petits gestes en dentelle de Fanny éclairent son regard transparent ; Gilbert enfermé dans son corps extrait de ses doigts le frémissement qui capte les vibrations de l’air, portées par le violoncelle. Et Laurence défie le temps de son partenaire dans un duo poétique entre spasme introverti et douceur ondoyante. L’une vient habiter le lieu de l’autre dans un espace offert à la délicatesse.
«Tu comprendras quand tu seras grand…»
Mais on n’en finit pas d’être grand.
Le chant de Fanny assume alors la peur de dire jusqu’au bout les choses de la vie, sur fond d’image-vidéo qui laisse en attente le corps de ceux qui comprendront plus tard.
Mais en attente de quoi au juste ? Du souffle retrouvé… ou du souffle redonné ? À la suite d’une respiration d’asphyxie, le sourire de Laurence vient mêler son souffle au nôtre. Et le geste succède au sourire, repris en contrepoint par une voix d’alto qui répond au chant délicat de l’enfance ; Fanny le tient de sa grand-mère.
Ce tissage de l’un à l’autre nous parle d’échange. Et l’on comprend pourquoi les respirations entremêlées pénètrent le temps des autres. Du premier souffle, celui de la naissance, à celui qui, à la fin de la vie, s’apaise et devient silencieux.
Répétée à quatre reprises, la trajectoire dans le temps parcourt de part en part le plateau, entre la robe rouge de Léa qui traverse au lointain… et le dernier passage de Fanny qui pose une fleur, ponctuant ainsi le temps momentanément partagé. Et dans l’entre-deux, les êtres de chair sont déjà reliés à ceux que l’on ne voit pas encore.
L’art du lien ineffable entre la présence et l’absence qui met en résonance l’événement d’ici avec le temps des autres. Sur la danse des pieds de Léa passe le vélo de Marie, pour rappeler que le monde existe ailleurs, autrement, pendant que des mains cisèlent des gestes lents, échappés d’un visage enseveli sous une longue chevelure. Tout à la fois les figures surréalistes et les personnages de Botticelli revisités en un seul temps.
L’art du contrepoint, donc, qui met en relation la situation visible avec l’événement à venir ; le temps qui s’écoule à travers le rideau de bulles entre le vrai et le faux, l’existence et le rêve, l’énergie et la statuaire. Ou, l’onde transmise de l’un à l’autre en un regard – un seul regard – pour souligner, sans jamais insister, l’échange entre Gilbert et Léa, lorsque les mains s’échappent d’un corps raidi par les tremblements.
Les interprètes, disais-je… La tête enfermée dans le vêtement qui dénude son dos, fragile contre toute attente, Gilbert entreprend le décompte du temps : «un… deux… trois… quarante… soixante-dix…»
Dans cet état obsessionnel, l’ironie du comptage est un état des lieux du trajet accompli et de ce qu’il nous reste à vivre. Tout est illusion contre le temps : «Ca va bien… tout rayonne…».
Oui ça va bien.
Le temps s’est enfin posé à l’endroit où l’être peut évaluer son parcours. Non pas qu’il soit vraiment grave, Gilbert, plutôt iconoclaste, caustique, dénonçant dans cette longue énumération tous les clichés trimballés de génération en génération.
À cet endroit, la vérité humaine apparaît au grand jour. Les regards fatigués ont quelque chose de reposant, en effet. Visage décomposé dans la belle lumière de Laurent Béal, l’entrée de Richard fixe tous ces instants, comme le précipité de l’alchimie. Tandis que le décompte du temps reprend là où il s’est arrêté, pour ne jamais perdre les traces de l’Histoire. Histoire banale d’une «femme seule assise sur un banc» ; un rebondissement troublant de vérité qui remet le temps à la dimension humaine.
Il pleut donc sur les chaussures anonymes d’une femme, de toutes les femmes, de toutes les rencontres impossibles, focalisées dans l’attente de ce qui ne viendra jamais. Ce point du silence est résumé dans la sobriété émouvante d’un duo entre Richard et Fanny. Un dialogue indifférent, ou une séduction illusoire. Ils disparaissent comme un souvenir qui n’a jamais existé.
Il faudra donc chausser maladroitement le vide de l’absence. Il faudra chercher de nouvelles perceptions, explorer un nouvel espace. Le corps devra s’immerger dans de nouvelles dimensions, tête basculée en arrière. Sur le chant profond d’une voix mezzo, le beau visage diaphane de Julie revisite le monde à rebours. Le corps en torsion, évanescent, réapprend l’espace ; les mains cherchent l’air en contrepoint d’un bébé nu qui se risque à faire le monde à sa mesure.
La nudité serait donc cet apprentissage de l’humilité, d’un corps qui s’immerge dans le temps des autres. Les mains dans les poches, nous pourrions en être les passants indifférents. Mais nous sommes en réalité les acteurs de cette traversée qui restitue en fin de compte le silence partagé.
La fleur discrète reste le témoin de ces instants secrets. Nous reviendrons la voir et nous lui parlerons.
Michel Vincenot
27 octobre 2002
Distribution
Chorégraphie Thierry Escarmant
Interprètes :
Fanny Avram
Laurence Bernatas
Richard Cayre,
Léa Cornetti
Julie Dardey
Marie Otal
Gilbert Traïna