Comment dire plusieurs choses à la fois quand le langage parlé ou écrit nous contraint au développement, étape par étape ? Comment envisager l’expérience du temps en dehors du déroulement linéaire qui nous conduit de la naissance à la mort ?
Au moment où nous fêtons le millénaire, les uns espèrent «le salut» dans une miraculeuse dislocation planétaire, pendant que d’autres décollent à toute vitesse vers une communication supra-électronique. Entre les deux, il y a nécessité d’affirmer que l’an 2000 (ou 2001) n’est pas une référence universelle, et que la frénésie de la communication par «le web» – tissant une immense toile à travers le monde – pourrait entretenir l’illusion que l’abondance et la rapidité supplantent l’espace et le temps.
«Le poids», si cher aux danseurs, nous ramène aux réalités essentielles. Il met l’humain au défi de transgresser les lois de la gravité en ouvrant les voies de la pensée et de l’imaginaire à la mesure de l’homme. Et s’il doit intégrer les outils des Technologies de l’Information et de la Communication, il doit également assumer ses limites qui le définissent comme être du temps, passant d’étape en étape, d’une expérience à l’autre. C’est ainsi qu’il trame la texture qui lui est propre. Et de liens en liens, l’Histoire est finalement le seul réseau qui le relie universellement aux autres.
Donc, ce qui changera, à l’avenir, c’est notre façon de regarder le monde, au-delà de l’illusion que l’univers nous est tout à coup devenu intime. Un peu de discernement. La masse d’informations auxquelles nous accédons par un simple «clic de souris» n’est pas assimilable, tout de suite, immédiatement. Il faudra donc utiliser ces outils avec l’intelligence du recul.
Née dans l’ère de l’informatique, Anne Lopez fait partie de la nouvelle génération de danseurs. Et si elle intègre au propos de sa pièce l’image électronique comme nouvelle matière du corps, il n’en reste pas moins que le corps demeure maître de l’image. Certes, le corps ne sait pas faire ce que le virtuel fabrique. Et s’il s’en inspire, le danseur devra se soumettre à l’exigence d’un travail d’autant plus soutenu. Que l’image générée par la machine suggère à la danse une «physicalité» extrême, soit, mais le danseur devra redonner au corps ce qu’il a finalement de plus communicant. Anne Lopez relève ce défi.
Car, c’est en visant l’universel que l’on garde les yeux ouverts. A l’intersection de la danse et du multimédia, ce 7e festival «Plurielles» est traversé par des auteurs sans doute peu connus du public. Mais ils ont tous un point commun. Ils travaillent sur le corps à l’endroit de leur quotidien : Bruxelles pour Patricia Kuypers et Bud Blumenthal, Barcelone pour Tomàs Aragay, le Brésil pour Osman Khelili, et, dans l’entre-deux, les chorégraphes auxquels nous voulons témoigner notre fidélité. Nous les connaissons pour les avoir déjà invités, ou pour les avoir récemment découverts : Fabrice Dasse, Latifa Laâbissi, Bernard Glandier, Valérie Rivière, Georges Appaix, Catherine Diverrès et le très vivant collectif Kubilaï Khan Investigations.
Cela va de soi, énoncer les chorégraphes, c’est d’abord parler des interprètes. Ce sont eux qui apportent chaque jour les inventions du corps dans le travail assidu des studios. Au début d’un millénaire marqué par les nouvelles technologies, la danse a ceci de remarquable : elle écrit des formes dans les trois dimensions de l’espace, étendu à toutes les sources de la perception. Elle fait donc appel à un système de relations instantanées et complexes qui élabore un langage à destination du sens ; inventant naturellement des liens inconcevables, y compris dans des forces qui s’opposent. C’est pourquoi elle est éphémère. C’est ainsi qu’elle nous touche.
«Le poids» étant la seule évidence partagée par tous, la danse reste un mystère auquel on ne peut accéder que par les voies d’un imaginaire ancré dans la chair.
Mystère des corps… Mystère d’une petite fille qui circulait un jour entre les tables d’un restaurant… Elle poursuivait inlassablement son chemin à la découverte d’un monde à sa mesure. Ça se voyait dans ses yeux.
Michel Vincenot
2 janvier 2000