Sorelline – Caterina Sagna

Tout sonne faux dans cette pièce… et pourtant, tout est parfaitement juste. Jusqu’à l’intensité des situations, comme sait les mettre en scène Caterina Sagna. Elle dédie cette chorégraphie à «l’édification et au profit des jeunes filles», avec un brin de malice, bien sûr.

Quatre petites sœurs, les sorelline, qui sonnent faux, au point que deux d’entre elles sont jouées par deux hommes. Quatre « petites sœurs » interprétées par d’excellents danseurs, solidaires dans la danse et jaloux les uns des autres dans les personnages qu’ils incarnent. Du métathéâtre, dit Roberto Fratini Serafide, le dramaturge qui a participé à la conception de la pièce : « Comme dans des émissions-télé à grand succès, les sœurs feront l’impossible pour être faussement vraies entre elles. Au résultat, elles sembleront vraiment fausses aux yeux du public. »

Depuis le XIXe siècle, «Les quatre filles du Docteur March» (le roman de Louisa May Alcott) ont bercé l’enfance de nombreuses générations de petites filles. Elles y ont sans doute nourri leurs fantasmes, mais aussi exorcisé l’éducation hypocrite qu’elles ont reçue. «La bonne éducation » des jeunes filles qu’on se doit de transmettre et qui trouve aujourd’hui un prolongement dans le mauvais goût des grandes dynasties, à la façon des feuilletons à l’américaine. Ces familles « conformes » y exaltent l’argent, le pouvoir, la jalousie, le mensonge et les relations de pacotille, au prix d’une morale douteuse. L’essentiel est d’être en représentation permanente pour se faire apprécier, à exercer sans scrupule une domination assassine sur les autres ; pourvu que soit sauvegardée l’homogénéité du clan familial. Tout concourt à l’hypocrisie d’une sororité apparemment partagée mais qui, en réalité, trouble en permanence les règles du jeu.

Alors tout va très vite : de la fausse tendresse à l’apologie du mensonge, de la caresse à la correction infligée, de la présence attentionnée à l’humiliation. Chacune des sœurs tentera, tour à tour, d’attirer l’attention de la mère, parfois faussement autoritaire, parfois perdue dans des souvenirs nostalgiques auxquels elle fait semblant de croire.

Les références culturelles de notre époque y sont suffisamment présentes pour qu’on les reconnaisse : musiques, chansons, jingles, comptines…, mais elles sont sans cesse déformées pour ne pas y croire vraiment. L’art de Caterina Sagna consiste à promener le spectateur entre le vrai et le faux, tout en peaufinant des moments de sincérité touchante : après une scène d’une rare violence, l’une répète sa partition d’accordéon, l’autre recoud son vêtement. L’échange fraternel se résume en une dialectique de calcul qui fait basculer les situations vers une agressivité proche du règlement de compte. L’amour côtoie la haine. Les musiques elles-mêmes se coupent la parole entre elles. Et la mère trône au dessus du dérisoire qui se donne en spectacle. Elle est tantôt envahissante, tantôt effacée, mais toujours « maternelle » dans le pouvoir qu’elle exerce en tirant les ficelles de la division. Diviser pour régner. Offrir à la préférée les boucles d’oreilles pour qu’elle soit la plus belle. Récompenser injustement l’une ou l’autre pour maintenir l’équilibre fragile, lorsque le père s’est fait absent.

Sorelline traverse de multiples registres, et l’on retrouve ici l’empreinte savoureuse de Caterina Sagna. La culpabilité ouvre la voie à l’abandon, le grotesque succède à la poésie, la violence engendre la tendresse… Enfin, de multiples situations ambivalentes qui parlent de l’humain dans ses quêtes contradictoires, comme Fellini aurait pu les filmer.

Ainsi l’art du rythme ne s’improvise pas, c’est un art de l’écriture. Celle de Caterina Sagna fait cohabiter le théâtre et la danse, le sentiment fragile et le mouvement structuré. Toujours en contrepoint pour souligner les contrastes, glorifier le pouvoir absurde jusque dans ses moindres détails. On voudrait alors raconter cette pièce comme on raconte une histoire, et voilà qu’on est impuissant à le faire. La danse brise toute velléité narrative. Sorelline nous entraîne en plusieurs lieux et plusieurs temps à la fois. Composée d’échappées très physiques et de retenues finement poétiques, rythmée par des disparitions et des réapparitions, la danse ouvre sans cesse à des situations étonnantes, tant elles sont inattendues.

Tenir le propos jusqu’au bout en renouvelant les formes (l’une se nourrissant de l’autre), cela tient également de l’art, mais cette fois-ci, chorégraphique. Les transferts d’énergie, par exemple. Après un quatuor vigoureux, c’est le personnage de la mère qui calme l’essoufflement des « filles » en respirant à leur place… Ou, le geste inimitable de Caterina qui extrait le mouchoir de sa poitrine… Ou, la mélodie romantique pour petites filles bien rangées qui neutralise les bras et les mains des danseurs pour enfermer définitivement toute velléité de révolte. Puis les corps qui se déforment sous les ordres des autres, comme une injonction à réprimer toute impulsivité débordante ; une façon comme une autre d’imposer sa loi à l’abri des regards… Ou, enfin, la découverte des jeux interdits qui autorisent la fausse pudeur d’un voyeurisme consenti ; le sexe, les seins, la sexualité et finalement le corps en profond chamboulement, sous le regard faussement terrorisé des autres sœurs.

Histoires de petites filles qui soulèvent leur jupe dans les cours de récréation ? Oui et non. Non parce que c’est aussi l’histoire de l’humanité soumise à ses contraintes et à son devenir, dût-elle endurer les maladies infantiles et passer par le rituel du travestissement, un beau matin de Noël.

Après avoir gommé les identités nous ne serons plus tout à fait comme avant. Cela est si vrai que Caterina Sagna commence la pièce de façon presque ordinaire, en prenant soin de présenter ses interprètes, l’un après l’autre. Sans qu’on n’y prenne garde, ils deviennent au fil de la pièce les personnages de Sorelline. Quatre petites sœurs, objets de nos vengeances inassouvies et de nos fantasmes inavouables pour avoir été trop longtemps cachés.

Michel Vincenot
8 octobre 2001

 

Distribution

 

Chorégraphie Caterina Sagna

Dramaturgie Roberto Fratini Serafide

Danseurs :

Nordine Benchorf

Alessandro Benardeschi

Elisa Cuppini

Susana Panades Diaz

Caterina Sagna

 

Avant-première

Venise 5 et 6 octobre 2001

Sorelline, Caterina Sagna – Revue Mouvement – Michel Vincenot

Tout sonne faux dans cette pièce… et pourtant, tout est parfaitement juste. Jusqu’à l’intensité des situations, comme sait les mettre en scène Caterina Sagna. Elle dédie cette chorégraphie à «l’édification et au profit des jeunes filles», avec un brin de malice, bien sûr.

Quatre petites sœurs, les sorelline, qui sonnent faux, au point que deux d’entre elles sont jouées par deux hommes. Quatre « petites sœurs » interprétées par d’excellents danseurs, solidaires dans la danse et jaloux les uns des autres dans les personnages qu’ils incarnent. Du métathéâtre, dit Roberto Fratini Serafide, le dramaturge qui a participé à la conception de la pièce : « Comme dans des émissions-télé à grand succès, les sœurs feront l’impossible pour être faussement vraies entre elles. Au résultat, elles sembleront vraiment fausses aux yeux du public. »

Depuis le XIXe siècle, «Les quatre filles du Docteur March» (le roman de Louisa May Alcott) ont bercé l’enfance de nombreuses générations de petites filles. Elles y ont sans doute nourri leurs fantasmes, mais aussi exorcisé l’éducation hypocrite qu’elles ont reçue. «La bonne éducation » des jeunes filles qu’on se doit de transmettre et qui trouve aujourd’hui un prolongement dans le mauvais goût des grandes dynasties, à la façon des feuilletons à l’américaine. Ces familles « conformes » y exaltent l’argent, le pouvoir, la jalousie, le mensonge et les relations de pacotille, au prix d’une morale douteuse. L’essentiel est d’être en représentation permanente pour se faire apprécier, à exercer sans scrupule une domination assassine sur les autres ; pourvu que soit sauvegardée l’homogénéité du clan familial. Tout concourt à l’hypocrisie d’une sororité apparemment partagée mais qui, en réalité, trouble en permanence les règles du jeu.

Alors tout va très vite : de la fausse tendresse à l’apologie du mensonge, de la caresse à la correction infligée, de la présence attentionnée à l’humiliation. Chacune des sœurs tentera, tour à tour, d’attirer l’attention de la mère, parfois faussement autoritaire, parfois perdue dans des souvenirs nostalgiques auxquels elle fait semblant de croire.

Les références culturelles de notre époque y sont suffisamment présentes pour qu’on les reconnaisse : musiques, chansons, jingles, comptines…, mais elles sont sans cesse déformées pour ne pas y croire vraiment. L’art de Caterina Sagna consiste à promener le spectateur entre le vrai et le faux, tout en peaufinant des moments de sincérité touchante : après une scène d’une rare violence, l’une répète sa partition d’accordéon, l’autre recoud son vêtement. L’échange fraternel se résume en une dialectique de calcul qui fait basculer les situations vers une agressivité proche du règlement de compte. L’amour côtoie la haine. Les musiques elles-mêmes se coupent la parole entre elles. Et la mère trône au dessus du dérisoire qui se donne en spectacle. Elle est tantôt envahissante, tantôt effacée, mais toujours « maternelle » dans le pouvoir qu’elle exerce en tirant les ficelles de la division. Diviser pour régner. Offrir à la préférée les boucles d’oreilles pour qu’elle soit la plus belle. Récompenser injustement l’une au l’autre pour maintenir l’équilibre fragile, lorsque le père s’est fait absent.

Sorelline traverse de multiples registres, et l’on retrouve ici l’empreinte savoureuse de Caterina Sagna. La culpabilité ouvre la voie à l’abandon, le grotesque succède à la poésie, la violence engendre la tendresse… Enfin, de multiples situations ambivalentes qui parlent de l’humain dans ses quêtes contradictoires, comme Fellini aurait pu les filmer.

Ainsi l’art du rythme ne s’improvise pas, c’est un art de l’écriture. Celle de Caterina Sagna fait cohabiter le théâtre et la danse, le sentiment fragile et le mouvement structuré. Toujours en contrepoint pour souligner les contrastes, glorifier le pouvoir absurde jusque dans ses moindres détails. On voudrait alors raconter cette pièce comme on raconte une histoire, et voilà qu’on est impuissant à le faire. La danse brise toute velléité narrative. Sorelline nous entraîne en plusieurs lieux et plusieurs temps à la fois. Composée d’échappées très physiques et de retenues finement poétiques, rythmée par des disparitions et des réapparitions, la danse ouvre sans cesse à des situations étonnantes, tant elles sont inattendues.

Tenir le propos jusqu’au bout en renouvelant les formes (l’une se nourrissant de l’autre), cela tient également de l’art, mais cette fois-ci, chorégraphique. Les transferts d’énergie, par exemple. Après un quatuor vigoureux, c’est le personnage de la mère qui calme l’essoufflement des « filles » en respirant à leur place… Ou, le geste inimitable de Caterina qui extrait le mouchoir de sa poitrine… Ou, la mélodie romantique pour petites filles bien rangées qui neutralise les bras et les mains des danseurs pour enfermer définitivement toute velléité de révolte. Puis les corps qui se déforment sous les ordres des autres, comme une injonction à réprimer toute impulsivité débordante ; une façon comme une autre d’imposer sa loi à l’abri des regards… Ou, enfin, la découverte des jeux interdits qui autorisent la fausse pudeur d’un voyeurisme consenti ; le sexe, les seins, la sexualité et finalement le corps en profond chamboulement, sous le regard faussement terrorisé des autres sœurs.

Histoires de petites filles qui soulèvent leur jupe dans les cours de récréation ? Oui et non. Non parce que c’est aussi l’histoire de l’humanité soumise à ses contraintes et à son devenir, dût-elle endurer les maladies infantiles et passer par le rituel du travestissement, un beau matin de Noël.

Après avoir gommé les identités nous ne serons plus tout à fait comme avant. Cela est si vrai que Caterina Sagna commence la pièce de façon presque ordinaire, en prenant soin de présenter ses interprètes, l’un après l’autre. Sans qu’on n’y prenne garde, ils deviennent au fil de la pièce les personnages de Sorelline. Quatre petites sœurs, objets de nos vengeances inassouvies et de nos fantasmes inavouables pour avoir été trop longtemps cachés.

Michel Vincenot
8 octobre 2001

Transmettre l’ineffable de la danse

Publié dans «Les carnets de la danse», Ed. Les Solitaires intempestifs, Août 2001.
Commande de l’Espace des Arts de Châlon-sur-Saône.

La sensibilisation des publics serait-elle un alibi à donner le minimum pour espérer, en retour, le maximum de spectateurs-clients ? La danse est une implication des corps soumis à l’expérience du temps et des autres. Elle est d’abord un acte de confiance.

La relation aux publics de la danse – et aux publics de l’art en général – est une chose à la fois complexe et limpide. Je préfère, d’ailleurs, au terme «publics» celui de «individus» ou «populations». «Le public» est une notion passive. On reçoit sans rien donner en retour. L’interprète de la danse, au contraire, nous invite à une présence active, celle du «partenaire invisible» dont parlait Mary Wigman.

Voilà pourquoi je préfère également au terme «sensibilisation» (très à la mode dans les milieux de la culture) celui de «transmission» qui me paraît mieux correspondre à la réalité de la danse. Je crains, en effet, que «la sensibilisation» ne concerne que la périphérie des sensations, dans l’ordre des choses établies, c’est-à-dire effleurées, puis abandonnées. On dit : «être dé-sensibilisé» d’une réaction allergique, ou être insensible à telle ou telle chose, de la même façon qu’on n’aime pas la peinture ou les haricots verts. La transmission implique une idée de durée, donc d’accompagnement, donc d’implication dans tous les territoires où la danse nous conduit. Cet acte-là change la nature des propositions, notre façon d’être et de regarder le monde. Alors tout acte qui communique une passion sera forcément imbriqué mystérieusement dans le temps des autres. Il n’y a pas de publics sensibilisés, il n’y a que de possibles interprètes. Interprète de sa propre vie dans l’espace de tous. Voilà donc qui rend limpide la relation du programmateur de danse aux individus qui la découvrent.

Solliciter les corps

Toute invitation artistique adressée à des individus ou à des populations consiste à solliciter ce qui n’a encore jamais été dit, ce que l’on n’a jamais osé dire ou montrer. L’improvisation de la danse démontre à quel point les limites de l’inconnu ou du non-connu sont difficiles à franchir. Le travail de Patricia Kuypers est un exemple en la matière : toutes les perceptions sont à la dimension de l’homme pour peu qu’on y soit attentif, et donc en mesure de nourrir son imaginaire, même si l’on préfère telle sensation à telle autre. Et dans cette expérience, il est nécessaire de rompre avec la mémoire automatique du corps qui met en œuvre des mécanismes de la re-présentation. Outrepasser son propre savoir-faire est de l’ordre de l’intime qu’il s’agit maintenant de livrer, sans se demander si cette nouvelle présence est conforme à l’image que je me fais de moi-même, ou mieux, que je voudrais montrer.

Quand la danse est méconnue, il s’agit donc de solliciter «la danse» et non le message que l’on veut transmettre à des individus qui ne la connaissent pas encore. Thierry Niang, travaillant avec des enfants, propose de porter à leur conscience des états de corps ; états les plus élémentaires auxquels on va rendre leur éclat. La danse est ainsi sollicitée par le corps lui-même, mais conduite aussi par une multitude de petits signes, de petits gestes qui s’agencent avec ceux des autres, dans toutes les dimensions possibles de l’espace et du temps. Et dans l’une de ces dimensions, il y a évidemment le corps de l’autre, puis le corps des autres à l’infini. Mais avant d’en arriver à cette extrême présence, le corps intime vient à la conscience comme une nécessité à se livrer. C’est après, passée cette émergence, que les outils de la danse deviennent «techniques», éventuellement. C’est par la suite que l’espace peut s’écrire et délivrer du sens.

Solliciter l’indicible

«La pierre sur laquelle il se reposait était le seul témoin de ses pensées. Mis à part les chèvres, bien sûr, qui connaissaient depuis la nuit des temps le moindre de ses gestes.
«Excusez-moi Madame, mais quand le monde apprenait à lire et à écrire, moi je gardais les chèvres.»  C’était la seule phrase qu’il répétait correctement avec une savoureuse politesse. Le reste du temps, il ne connaissait que le silence, et les chèvres bien sûr. Par hasard, il avait appris que l’on pouvait «lire l’alphabet entier du désir quand une main traverse l’air à la rencontre d’une autre main.» (Paul Auster).  Mais il était inhabituel qu’il croisât d’autres gens. A vrai dire, il ne connaissait que l’espace. L’espace rare qui fait bouger sans cesse toutes sortes de désirs.Cet homme aux grands yeux clairs ne connaissait rien du monde. Mais n’importe quel chorégraphe eût appris de lui que le silence pouvait s’ouvrir à la présence charnelle et généreuse du corps. Après tout,si ce monde est pressé, qu’il apprenne à vivre avec le temps.
Et s’il ne restait que le silence, ce serait le plus beau cadeau que la danse nous laisserait en héritage.»

Par ces lignes, je concluais le cinquième festival de danse Plurielles en 1998. Traditionnel «merci au public», comme si les spectateurs devaient être remerciés autant que les danseurs ; comme si l’aventure engageait ceux qui dansent et ceux qui s’impliquent dans le regard qu’ils portent ; comme si ce va-et-vient était devenu un véritable échange d’altérité.

La question est là. Il ne s’agit pas de transmettre un savoir, mais d’être attentifs aux territoires des autres. Ce qui est dit n’est jamais définitivement dit, contrairement au proverbe. Justement, ce qui est dit fait toujours écho à une autre parole qui n’est pas encore dite, qui se dira un jour, peut-être, ou qui restera indicible. «Il y a une région du silence d’où on attend qu’un signe arrive.», dit Rudolf Laban. C’est en sollicitant l’indicible chez le témoin-spectateur que celui-ci devient, presque à son insu, l’interprète de choses qui le dépassent. De la même façon que l’interprète de la danse est l’un des vecteurs par lequel circule le sens. Mais il n’est qu’une partie de ce sens qui, une fois livré, ne lui appartient plus. Ce qui est dit (dansé) est désormais partagé dans l’espace de tous, même s’il reste une part de mystère.

Alors ? «Sensibiliser» consisterait à porter un minimum d’outils à la connaissance de l’individu «à sensibiliser» ?  Il est, sans doute, préférable d’amener les individus à chercher eux-mêmes la part d’indicible, transmise par le danseur. Au risque de se heurter à l’incompréhension, dont on sait qu’elle est souvent de l’ordre du rationnel : «Je n’ai rien compris à cette danse», ou de l’ordre du spectaculaire : «Je n’ai pas été surpris». C’est l’ordre symbolique qu’il faut rétablir et l’ouverture de tous les sens. Daniel Dobbels dit : «Le travail de la danse consiste à saisir le geste avant qu’il ne devienne un moment ; introduire un accident avant que le moment ne devienne répétitif, mortel.» Le travail du spectateur consistera donc à donner la plus grande mobilité à son regard afin qu’il discerne, dans l’en-deçà de la danse, un espace qui lui est inhabituel, «la part imprévisible de son mouvement. Un corps qui supporte sans arrêt tous les avatars.»

Investir les champs hors limites

L’univers spontané du spectateur-découvreur est d’abord son propre territoire. Il y trouve ses repères, ses liens et sa raison d’exister. Sorti de son territoire, il lui faut réapprendre à regarder, à lire l’événement étranger. C’est à ce carrefour que se situe la transmission du danseur au découvreur, du programmateur au spectateur.

Depuis deux ans, nous conduisons, au Théâtre Saragosse, un «atelier d’écritures du geste» qui a la particularité de rassembler des jeunes de diverses nationalités (pour la plupart étudiants). Ils écrivent sur la danse, sans la connaître vraiment. On constate tout d’abord que le mouvement n’est pas regardé de la même façon : de l’histoire qu’on s’invente, sans se soucier du propos de la pièce, jusqu’à la lecture plus rigoureuse du geste, il y a une immense distance. Mais nous constatons aussi que le regard élimine spontanément tous les détails qui font la danse contemporaine, «le florilège des petits gestes, dit Laban, comme un feuilleté qui compose la danse collective.» Alors, en perdant ces fragiles instants, on perd l’écriture, ce fil qui relie tous les mouvements entre eux. Perdre la construction ou ne jamais la trouver est la conséquence du changement de territoire qui oblige à passer de ses propres repères à un espace qui nous est étranger. Il faut donc réapprendre à lire, en acceptant de perdre quelque chose de soi-même. Accepter que mon propre corps soit latent, en état d’émergence. Pour celui qui découvre la danse, l’image inconsciente qui est renvoyée laisse le sentiment étrange qu’il a perdu la parole, qu’il ne sait plus mettre des mots sur ce qu’il voit, que son propre corps est devenu insignifiant. C’est une charnière salutaire entre le discours et la danse : «Quand le corps est pitoyable, dit Daniel Dobbels, il est en même temps traversé par des forces infinies.»

Et c’est la deuxième étape de l’initiation : mesurer à quel point les mots impuissants font appel aux gestes spontanés que le corps est capable de générer. Il suffit d’accompagner les gens sur un plateau pour qu’ils soient atteints, dans l’instant, par la perception du vide, d’un espace insignifiant. Le champ d’exploration devient alors hors limites et génère spontanément des contacts et des mouvements inattendus que l’on n’aurait jamais identifiés dans son propre territoire. «Quand le corps est au plus près de ce qu’il a à dire intérieurement, il devient imprévisible», poursuit Daniel Dobbels.

Dans le solo «She never stumbles» qu’il chorégraphie pour Brigitte Asselineau, Dobbels invite à «commencer à côté du corps», presque en amont du temps pour faire le deuil du trop plein. Juste à l’endroit du vide où se croisent les territoires des autres. L’espace d’à-côté est le territoire du silence inouï qui ne peut s’entendre que par le mouvement tactile, les yeux fermés. Comme le battement d’une paupière sur la peau d’un partenaire, lorsque la parole a perdu les mots.

Quand le corps a perdu sa trace, il trouve ailleurs les moyens d’imprimer son histoire. Dans le champ du «hors limites», le danseur Saburo Teshigawara «rend perméables ses propres limites à celles des autres.» Cette magnifique intuition du danseur japonais indique à quel point l’aventure de la danse se conjugue à l’expérience du témoin qui la regarde. Et cela remet en question les techniques de racolage : faire vite pour remplir les salles ; peu importe ce qu’il adviendra des individus, après.

La grande trouvaille de la danse contemporaine se résume en un pacte d’alliance entre «l’homme du territoire» et celui qui prospecte dans l’extra-territorialité. Pour revenir un instant sur l’expérience engagée dans «l’atelier d’écritures du geste», Emmanuel Ferraz, l’animateur du groupe, écrit ceci : «Nous sommes intimement convaincus qu’en ce domaine un formateur ne peut pas se contenter de discourir sur les divers états de corps recherchés par l’artiste, mais doit plutôt utiliser de multiples pistes d’investigation corporelles pour que les participants aillent, par la découverte d’eux-mêmes, à la rencontre de l’autre.»

Par expérience, l’autre est inaccessible, et par principe la danse contemporaine est décrétée élitiste. Elle serait donc hors sujet de la vie ou trop éphémère pour être crédible ; ou tout simplement réservée à quelques intellectuels en mal de concepts. Alors, pour limiter la casse, nous prenons le parti de montrer la danse par la petite lucarne, le côté qui bouge, le côté qui fait frissonner la peau, juste ce qu’il faut pour passer un moment physique inoubliable, physique ou plutôt gymnique, festif, extraordinaire… enfin que sais-je… nous sommes comblés.

Mais on oublie au passage que le danseur a investi son corps d’une pensée qui le traverse et le change. Lui-même accepte d’être l’étranger de son corps, de transiter dans l’étrange, l’instant d’un partage qui le conduit en un territoire qui n’est pas le sien. Il suffit d’observer attentivement le travail de création en studio pour prendre la mesure de ce qui est investi par le danseur. Toujours dans la douceur du dialogue afin que l’autre partenaire ne soit pas dérangé par la proposition qui le submerge. Et quand le chorégraphe s’en mêle, tous les interprètes perdent leurs repères. Il leur est demandé de partir là où ils ne sont jamais allés. Il leur est suggéré d’investir des champs hors limites, «sans jamais blesser l’espace» comme le dit joliment Dobbels. Ce qui est ainsi vécu par les danseurs doit être proposé aux individus auxquels on transmet la danse.

Transmettre, c’est porter au-delà

On ne sensibilise pas à la danse, on transmet des passages où le temps est investi pour changer la nature de l’espace. L’art de transmettre consiste, au contraire, à désensibiliser, à neutraliser les lieux communs du langage, fût-il chorégraphique. La danse se lit dans le geste infini, c’est-à-dire non fini. Il est transmis à l’autre qui l’investit à sa façon. Et de geste en geste, le mouvement s’écrit dans un espace qui ne peut être revendiqué par personne. C’est dans l’ineffable du corps que la danse prend sa liberté, parce que le temps est le temps de tous. Apprendre à lire la danse, c’est donc déjà l’interpréter. Apprendre à la transmettre, c’est solliciter l’interprète dans la singularité de son être.

Depuis Dominique Bagouet, les chorégraphes le savent. Ils sont nombreux aujourd’hui à réfléchir à la nécessité de la transmission. Les Carnets Bagouet ont entrepris depuis longtemps cette tâche. Et par la suite, sans s’être consultés, Christian Bourigault, Thierry Niang, Robert Seyfried, Anne Lopez et bien d’autres préparent leur prochaine création sur l’idée que la danse pourrait être transmise à des non-danseurs. L’idée n’est pas de reproduire, mais d’opérer des glissements de sens, de l’un à l’autre, du professionnel de la danse au non-danseur qui la reçoit. La transmission circule alors à double sens, et, sans doute, à triple sens, quand le spectateur s’en mêlera. La transmission devient triangulaire et génère un temps de la danse, au sens fort du mouvement de pensée qui circule dans les trois dimensions d’un espace, cette fois-ci symbolique. Qu’un non-danseur, en effet, trouve son chemin dans les pas d’un danseur de métier ne peut qu’interroger le spectateur, le renvoyer à lui-même. Identifier le mouvement du corps dansant au mouvement de la pensée, c’est faire bouger le sens pour qu’il ne soit jamais dogmatisé.

Transmettre l’ineffable de la danse, c’est laisser libre le vide que laisse derrière lui le danseur pour sentir la vie exister au plus près de nos corps, entre caresse, baiser et pulsion de mort. «Le plan mortel», chorégraphie de Daniel Dobbels, nous transmettait cela, sans plus, mais c’est immense.

Michel Vincenot
22 juin 2001

She never stumbles – Daniel Dobbels

She never stumbles – Daniel Dobbels

Quand le geste s’initie en deçà du corps, avant que la plus petite pulsion de vie ne trouve sa raison d’être, la danse est déjà à l’écoute de l’infime vibration. L’imperceptible frémissement du corps y est une force ineffable qui s’oppose, sur le dos de la main, à la terre qui l’a fait naître.

«Elle ne vacille jamais parce qu’elle n’a pas d’endroit où tomber.»

C’est par l’inéluctable mort, en effet, qu’il faut commencer. Tomber signifierait : se laisser engloutir par le geste joliment insignifiant. Ici, il s’agit au contraire de «commencer à côté du corps» – Daniel Dobbels le dit justement – presque en amont du temps pour faire le deuil du trop plein. Juste à l’endroit du «vide» où se croisent les territoires des autres. L’espace d’à-côté est le territoire du silence inouï qui ne peut s’entendre que par le mouvement tactile, les yeux fermés. Comme le battement d’une paupière sur la peau d’un partenaire,
lorsque la parole a perdu les mots.

Pied retourné et poings fermés contre le sol, le corps est soumis au poids venu d’en haut, mais en même temps c’est le sol qui lui résiste, le repousse constamment dans sa hauteur, en laissant disponible ce vide comme un souffle tendu entre le corps et la matière. Tout le mystère de la danse est ici résumé en ces forces contraires. Le corps peut en effet défier la loi de la gravité lorsqu’il est habité par l’intention claire de dévier les contraintes, les représentations du prêt-à-danser ou du prêt-à-montrer. Les petits doigts tendus refont à cet égard un trajet transversal, entre le poids et l’esprit, entre le corps et la danse dans un espace qui, cette fois-ci, n’appartient qu’à l’humain. Espace du corps surpris par la pensée du mouvement. L’homme invente la parole… et il se tait.

Entre l’animal extrait du sol et l’esprit de l’homme qui émerge du rampant, la danse de Brigitte Asselineau résiste à l’enfouissement de l’être. Michel-Ange, et le doigt de Dieu tendu vers celui de l’homme. Au sommet de la Chapelle Sixtine ils ne se toucheront jamais, mais resteront le symbole d’un écho insondable qui transmet la pensée au cœur même de la matière charnelle.

Lorsque le trajet devient à ce point complexe de tant d’infinitudes, c’est le corps «défait, refait, échoué» qui ouvre à l’intelligence. C’est lui qui écrit le temps, entre les sursauts de l’insecte éphémère et la résistance du corps, grandi par la gravité. La durée et les suspensions du temps sont les passages obligés de l’histoire humaine en ses trajectoires infirmes qui ouvrent, d’un geste à l’autre, à la clarté, en laissant s’immiscer l’espace, «l’entre-deux» du devenir.

Une main qui chemine derrière le dos invente ainsi une autre direction : celle d’un bras tendu vers le haut. Un entre-temps du corps rassemblé, à mi-hauteur, entre la terre et le ciel. C’est une dialectique de l’être qui s’installe : toucher le sol par le dos des doigts, paume de la main vers le haut, pour faire surgir la respiration dans toute sa hauteur. Comme une résurgence dont on ignore l’origine. L’air devient le volume charnel ; le corps respire son espace entre celui des autres. Là est l’entre-temps du corps.

Dans la troisième partie de ce solo, Bob Dylan chante : «Certains disent qu’il n’y a pas d’erreurs dans la vie. C’est vrai, parfois on peut voir les choses ainsi. Mais les gens ne vivent pas, ne meurent pas ; ils ne font que flotter […]»

Et d’une ligne tracée au sol, d’un corps divisé par les tensions contradictoires, c’est la main qui détient le secret de rassembler le temps, de tenir ensemble des doigts singuliers, séparés, écartelés.
«Cherche le motif aigu et solitaire d’où tu jailliras.» René Char avait déjà parlé de ce solo.

Michel Vincenot
26 mars 2001

Distribution

 

Chorégraphie Daniel Dobbels

 

Solo dansé et interprété par
Brigitte Asselineau

 

Lumières Françoise Michel

 

Régie son Boris Molinié

 

Musique Bob Dylan :
Chimes of freedom
Blind Willie Mac Tell
Man in a long black coat

 

Costume Judith Chaperon

 

Festival Plurielles 2001
à la Commanderie

La testimone – Caterina et Carlotta Sagna

Quand elle convoque sa sœur pour vivre en résonance avec elle, Caterina Sagna se fait le témoin des allées et venues d’une parole qui traverse le quotidien, du plus banal au plus insolite.

Un duo joué/dansé sur quelques textes de Lluisa Cunillé, jeune écrivaine catalane. « La Testimone » est une écoute de tendresse qui s’abandonne à l’autre, dans le miroir de son cheminement. La gestuelle d’un corps, cassé ou libre, emplit le volume de l’espace. Les yeux perdus vers le haut, Carlotta raconte plusieurs versions de l’être humain, de l’exaltation naïve au semblant d’abandon.

Pantin désarticulé, jets de jambes et cisaillement de bras, jusqu’aux petits gestes écrits comme des enluminures. Tantôt sensuelles, tantôt jalouses, comme l’histoire de deux sœurs entre elles. Elles se transmettent leur univers, puis, abandonnent le dédoublement.

 

Michel Vincenot
19 mars 2001

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation

Caterina et Carlotta Sagna

 

Textes originaux Lluisa Cunillé

 

Traduction du catalan Edmond Raillard

 

Musique originale Rombout Willems

 

Musique exécutée par Coen van Het Hof (trombone), Jan Harshagen (cor), Simon Wieringa (trompette), Peter-Paul van Hest (ingénieur du son)

 

Lumières Niccio Marino