Où ? – Christian Bourigault

Au bout d’une diagonale inhabituelle, l’espace n’est plus au centre. La terre est sens dessus dessous. Quand le corps se désintègre au sol, c’est parfois à la périphérie de l’espace qu’il refait en sens inverse le chemin d’où il vient, entre l’os désarticulé et la chair retrouvée. «Où ?», le solo de Christian Bourigault, est une expérience lucide de l’envers et de l’endroit.

Il est rare de voir aussi bien dansée la dualité du corps. Un duel qui ne fait pas semblant, qui jette à la figure la perte des sens – du sens pourrait-on dire – lorsque les mains se séparent du corps. Elles qui, habituellement, ont le pouvoir de traverser l’espace, de devancer le contact, ou de caresser tout simplement. Les voilà donc perdues dans une vibration mystérieuse, séparées du corps de ceux qui ont souffert. Il faut décidément repartir d’où l’on vient pour reconstruire ce qui n’appartient qu’à soi-seul. Un défi de se mesurer à l’espace incommensurable du monde qui n’est plus à la mesure des jambes, des bras, du corps tout entier. Ou alors, il s’agit de franchir des seuils que l’on pensait définitivement acquis. Et par le fait, la danse de Christian Bourigault restitue à tous une réponse au désir de se refaire, ou de refaire à l’envers le trajet universel traversé par chacun.

La réponse ne tarde pas à venir. L’espace est redessiné, circonscrit dans un carré, à la mesure de l’homme, capable à nouveau de composer avec la fluidité des limites. «L’entre-deux» s’organise, le chaos revient à la vie. L’os s’habille de chair. La respiration reprend le dessus. Le regard retrouve des directions adressées, c’est-à-dire investies d’une intention vers un autre soi-même. Des directions qui reprennent appui sur la gravité du corps qui consent à nouveau à se tenir debout, à son endroit. À l’endroit où il convient d’être pour redonner un sens à l’existence.

Le défi, passage obligé vers le mouvement, redessine l’ordonnance comme un tableau repeint par dessus, après le choc, même si demeure la trace d’une souffrance récente qui revient comme une mémoire nécessaire. Pour ne pas oublier. Pour ne rien perdre de ce que le corps garde inscrit en lui. Les pieds joints gardent la mémoire du vacillement. La cassure est irrémédiablement présente dans l’équilibre retrouvé, au prix de la fragilité. Un corps duel, réuni en un seul qui peut désormais regarder lucidement où il veut aller lorsque l’ossature est réhabitée par la chair en respiration.

«Où ?» pose une question réaliste qui ne cherche pas à gommer les ruptures, ni à savoir comment les oublier. Ce solo incisif s’inscrit dans un temps serré pour ne rien perdre de l’urgence à vivre au plus près de son corps, c’est-à-dire au plus près du lieu humainement habitable entre l’origine et la destination, et laisse au passage le corps des autres dans une attente qui brise toute uniformité.

 

Michel Vincenot
20 avril 1997

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation

Christian Bourigault

Germen et soma, la Commanderie – Pascale Houbin

Ils ont été des centaines à s’arrêter dans ce lieu, par hasard ou par épuisement. Une halte sur les chemins de Saint-Jacques. Pour se reposer, pour se soigner ou pour y mourir.

Hautement symbolique, le refuge de ces marcheurs silencieux ne pouvait échapper au regard attentif de Pascale Houbin. Aussi, a-t-elle souhaité associer le silence de ceux qui communiquent sans bruit par la langue des signes au silence recueilli des spectateurs d’un jour qui sont invités là, pour un moment à part, ne serait-ce qu’une heure dans leur vie.

Parce que, tout simplement, une telle rencontre en cette habitation de fortune trouve dans la danse de Pascale un écho charnel à la pierre, mais aussi une réponse paradoxale aux agitations de la vie.

Cette vie-là, elle la prend à pleines mains et la restitue avec générosité aux autres, ceux dont les mots sont quelquefois bavards et les corps maltraités. Mais elle donne aussi la vie avec les mains d’une autre. Elle s’appelle Valérie, elle est sourde et dansera le final de la Commanderie en duo avec elle.

Toutes les deux viennent inscrire leurs signes d’échange sur la pierre des passagers de l’éphémère, seulement quelques siècles après.

Michel Vincenot
Février 1997

Distribution

 

Chorégraphie Pascale Houbin

 

Danse :

Pascale Houbin

Valérie Guyot

 

Montage musical Jean-Jacques Palix

 

Lumières Pascale Houbin

 

Musiques

Padam Edith Piaf, J’adore Olivier Agid, Besame mucho Consuelo Velasquez, le P’tit bal Bourvil, On s’aimera Léo Ferré, Mon p’tit loup Pierre perret, Le dessert Jean-Jacques Palix, Bata Jean-Jacques Palix, Jolie môme Juliette Greco, L’homme Jean-Jacques Palix, Avec le temps Léo Ferré, la marche Jean-Jacques Palix et David Coulter

Accordéon  Malik Nahassia

Germen et soma – Pascale Houbin

Elle répète ses solos dans son garage de banlieue parisienne et ne rechigne pas à montrer, à qui veut bien la voir, la danse qu’elle y peaufine. Elle est simple, elle est belle, elle est émouvante, Pascale Houbin. Elle a appris de la langue des signes l’exigence du langage ; les doigts qui impriment au corps ce que la danse sait dire.

Elle raconte – le sourire au coin des yeux – que ses mains aiment extraire la chair des mots, tout comme le font les sourds qui se parlent. Elle sait aussi que le monde du silence peut réécrire le langage du corps.  Alors son regard devient lumineux. Pascale Houbin porte sur nous une jolie tendresse, quand, à la fin d’une chanson de Léo Ferré, elle se love sur elle-même. Ses mains ont le pouvoir magique de ramasser tout son corps à la fois, un corps dépouillé, fragile de l’attente qui nous met en éveil.

Si l’on doute encore que la danse contemporaine puisse nous mener jusqu’ à l’expression aussi pure, alors il faut venir voir Pascale Houbin. Germen comme les chemins de l’amour, Soma comme les intempéries de la vie, elle brode du bout de ses doigts le silence des voix qui se sont tues.

Douze solos s’enchaînent et laissent au terme du trajet le souvenir d’un plaisir raffiné.

 

Michel Vincenot
Février 1997

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation Pascale Houbin

Si j’étais toi – Hélène Cathala / Fabrice Ramalingom

Si j’étais toi est tout un symbole. Celui qui se préoccupe de l’autre est le partenaire auquel il faut transmettre le meilleur de soi-même. Au point que la pièce se construit autour d’une harmonie d’un homme et d’une femme, et du groupe ensuite, comme si l’échange était devenu naturel. Du coup, il devient difficile de trouver les mots justes, parce qu’on est là au seuil où les mots se taisent pour laisser place à la danse.

Cette danse-là est une attente, un accueil, une invitation à chercher ensemble les phrasés du mouvement. La fluidité qui porte une attention particulière à l’autre, les pieds croisés, les balancés des hanches qui  prolongent dans les bras une ligne parfaite adressée au partenaire respectueux. Et au bout du bras, le doigt qui effleure… l’autre, l’amant, l’amoureux joliment discret et disponible.

Au fond, c’est plus dans le qualificatif que dans l’action qu’il faut chercher la force d’Hélène Cathala et de Fabrice Ramalingom. Ils ont trouvé, à cet égard, un maître : Dominique Bagouet. Même si – et il fallait s’y attendre – les deux chorégraphes ont su inventer leur style, le point de non-retour qui signe la reconnaissance de danseurs qui sauront enrichir la danse de demain.

Au bout du compte, regardez cette danse, il en restera sûrement la trace profonde d’un  beau moment de poésie. Une présence de l’amour tel qu’on voudrait l’imaginer, y compris dans ses limites nécessaires .

 

Michel Vincenot
15 Février 1997

Distribution

 

Chorégraphie Hélène Cathala / Fabrice Ramalingom

 

Danseurs :

Hélène Cathala

Fabrice Ramalingom

I fang Lin

Carine Gori

Laurent Pichaud

Olivier Clargé

 

Musique Francine Ferrer / Sophia Gudaidulina

 

Scénographie et lumières Maryse Gautier

 

Les traces de l’éphémère – Michel Vincenot

Editorial Brochure Festival 1997

Que nous donne-t-on à voir ? Dans quels lieux nous est-il permis de penser sans en faire une histoire ? En ces temps où règnent les improvisations de l’urgence, légitimes certes, car la dignité humaine est la priorité des priorités. Les danseurs sont au cœur de cette mouvance. Ils en sont même les vases communicants … Je veux dire qu’ils sont à l’écoute du moindre signe qui surgit ça et là lorsqu’il s’agit de redonner à l’homme sa dignité culturelle.

Le Festival s’ouvre sur l’Espagne et se conclut par le Portugal. Pays de proximité, prêts à tous les sacrifices pour échanger leur culture ; fous de désir d’exporter leurs trouvailles chez leurs voisins européens qui furent dans les années 80 les aventuriers de la danse – devenue depuis  contemporaine -. La France notamment, et la multitude de chorégraphes qui suivirent les traces de Jean-Claude Gallotta, Maguy Marin, Pina Bausch, Dominique Bagouet… pour n’en citer que quelques uns.

L’Espagne ouvrira donc le Festival. Vicente Saez vient du Sud, là où la lumière est belle et la tradition sacrée. Une Vierge de l’Assomption ! Mère, protectrice, nourricière … comme le sont les déesses de la mythologie, sous toutes les latitudes.
Le Portugal conclura. A l’inverse de l’Espagne, Paulo Ribeiro joue les iconoclastes et règle ses comptes avec les traditions rigides. Il nous met à l’épreuve de la grâce amoureuse, sans se prendre au sérieux.

Entre les deux, des compagnies françaises qui ont su garder l’espoir des moments d’échange, saisissant au passage les plus fines inventions chorégraphiques sans mot, sans bruit, telle Olivia Grandville qui apprit de Bagouet que les corps pouvaient parler jusqu’au bout des doigts. Fabrice Ramalingom et Hélène Cathala furent de l’aventure. Ils en ont gardé des images éphémères , poétiques et tendres. Ils sont aujourd’hui trois chorégraphes invités du Festival Plurielles. Ce qualificatif est plus que jamais un rendez-vous.

Pour la première fois, les danseurs contemporains auront l’occasion de rencontrer la danse hip-hop. La danse de la rue… sur un plateau de Théâtre. Oh  certainement pas pour verser dans la mode, mais pour relier les uns aux autres. Pour qu’ils se disent ce qu’ils ont à se dire. Une rencontre avec une journaliste de la danse introduira ce dialogue.

Entre temps, on s’intéressera bien sûr à d’autres jeunes compagnies. Christiane Blaise et sa belle histoire de grand-mère. Dominique Rebaud sur les traces d’un roi Ubu plus que jamais dérisoire. Enfin, la jolie Pascale Houbin à qui nous offrons deux jours du Festival en deux lieux différents : au Théâtre et à La Commanderie. Emouvante tentative de cette danseuse qui porte la langue des signes jusqu’au mouvement de la danse ; le langage des sourds en un lieu qui fut jadis le havre de marcheurs silencieux sur les chemins de Saint-Jacques.

Au carrefour de ces rencontres : une exposition de Laurent Lafolie et le public. Il n’y a pas de danse sans ceux qui la regardent. Ceux-là sont de plus en plus jeunes et trouvent en quelque sorte dans cet art ce qu’ils y apportent, sans se soucier de ce qu’il y a à comprendre. Ils croisent au passage ces danses éphémères pour glaner çà et là quelques instants de plaisir volés à la vie, sans savoir exactement où mènent les chemins et qui les conduira.
Demain, où seront-ils ?

Michel Vincenot
8 Janvier 1997