Les arpenteurs – Michèle Noiret

Les arpenteurs – Michèle Noiret

Dans le dédale des espaces que nous tentons d’appréhender – sans toujours les comprendre -, de les subir tant bien que mal, de les habiter au mieux, « nous marchons les yeux fermés vers l’être que nous sommes. » Nous n’en mesurons que le temps : temps répulsif, temps du plaisir, temps de l’abandon choisi (l’amour) ou de la soumission brutale (la mort).

Depuis la nuit des temps, le corps a été l’instrument de mesure pour fixer la limite des distances raisonnables à parcourir, de la plus petite (la largeur de la main) à celle… relativement plus grande (la longueur d’un pas), pour apprivoiser l’étendue à dimension humaine. Mais aussi pour investir l’espace au-delà de la ligne d’horizon, des fois que derrière la maison, il y aurait encore autre chose à voir.

De maisons en maisons, mises en mouvement par la scénographie mobile d’Alain Lagarde, les espaces sont lumineux, tortueux, oppressants ou intimes, et donnent toute son ampleur à la chorégraphie de Michèle Noiret, de son assistante, Pascale Gigon, et des treize interprètes – sept danseurs et six musiciens des Percussions de Strasbourg -. Ces arpenteurs de la vie collective et des petits recoins de l’intimité mesurent, au-delà de la métrique, ce qui sépare, unit ou confronte les individus entre eux. De l’indifférence à la passion, de la foule anonyme à la fusion amoureuse, du combat fratricide à la folie démesurée, les danseurs construisent au gré de leurs intuitions ce qui peut ressembler au vivre ensemble. Le leit-motiv récurrent d’un duo de filles rappelle que la gémellité inscrit les êtres humains dans une étrange similitude.

Ainsi, dans l’étroite surface circonscrite par la lumière de Xavier Lauwers, soulignée par la musique spatiale des Percussions de Strasbourg, on s’entasse. De la même façon qu’on se retrouve coincés dans un ascenseur, entourés d’individus que l’on ne connaît pas et dont on se méfie a priori, sans raison justifiée. Les regards fuient vers le haut. On fait semblant de s’ignorer, au cas où un regard indiscret mettrait en émoi toute la cage d’escalier. La proximité des corps n’a jamais été aussi distante dans cette attente insupportable.
« Je suis toujours en train d’attendre… » Mais attendre quoi ?
Sur la musique continue du compositeur François Paris, nous attendons l’événement extraordinaire qui changera (enfin) notre misérable vie quotidienne, faite de croisements de corps, et de regards qui ne se croisent jamais. Même pas la plus petite connivence ! C’est la domination qui prévaut. Qui passera le premier ? Qui sera le meilleur prédateur des autres dans l’espace qui est censé appartenir à tous ?

L’arpentage prend à cet instant toute son importance, ne serait-ce que pour délimiter un espace respirable. Espace partagé avec le temps qui devrait relier les hommes entre eux, harmoniser la vie sociale. Une course de foule dans un couloir. Un trajet insignifiant qui consume des trajectoires obstinées, qui prend des raccourcis ; chacun poursuivant son but, provisoire, éphémère, vers une destination automatique : l’endroit où l’on doit se rendre, en ignorant au passage la réalité du monde.

Dans ce chassé-croisé de venelles obscures et d’apparitions subites, vient alors la solitude sur bruit de fond urbain des Percussions de Strasbourg. La solitude à penser, la solitude à aimer. Une rencontre, une caresse, une disparition. Un baiser volé au pied d’une cage d’escalier froidement éclairée. Et la passion soudaine qui rattrape une jambe à la volée, pour aller vite, toujours plus vite. Très vite pour ne pas s’appesantir sur des sentiments trop humains.

La réalité de l’homme devient alors fugitive, suspendue. Le corps rectiligne, à l’horizontale, défie la gravité et les appuis naturels. Et tout se fige en un solo de femme, provocateur tant il est juste et prégnant, qui ouvre finalement l’espace à des marches sombres, des courses effrénées, tandis que l’étau se resserre autour de l’individu indésirable.

Les fils imaginaires qui sont ainsi tirés, tracés, délimitent très exactement la vie telle que nous la subissons ou la sublimons quotidiennement, dans ses enfermements et dans ses trajectoires. À la façon d’une partition, les danseurs sont les notes de musique transférées sur l’architecture de la danse. Les portés à l’horizontale se déploient dans un glissement au sol, comme s’il y avait nécessité de prolonger le mouvement de l’un dans l’extension de l’espace de l’autre. De la même façon, la poussée, le poids sont transférés d’un corps à l’autre par glissements successifs jusqu’à grandir l’espace de la danse et l’espace musical. Le poids génère ainsi le mouvement d’un magnifique quatuor et d’un superbe duo homme-femme, torses nus, qui combinent le langage des corps entre eux. D’empreintes en esquives, le corps transmet sa propre forme à celui de l’autre qui le développe ailleurs dans une composition continue. L’espace fermé s’ouvre, et l’écriture complexe lui donne sens.

Cette écriture en contrepoint, précise et incisive, comme sait la dessiner Michèle Noiret, relie visuellement des situations analogues ou paradoxales, proches ou lointaines, et laisse dans la mémoire perceptive le sentiment que l’espace, tenu par ces fils invisibles, vibre de tous côtés. Qu’il s’agisse de l’intimité d’un déshabillé dans la lenteur, relié de l’autre côté à la chambre fluide et limpide de deux femmes flottantes, c’est la douceur sensuelle qui fait le lien. Qu’il s’agisse d’une situation insolite installée dans un environnement urbain où le temps s’étire et où le corps s’allonge indéfiniment, en épousant les formes rondes d’un canapé complice. Rapport tactile à la sensualité de l’objet, confronté au paradoxe des turbulences urbaines. Un solo et un duo de filles très vifs effacent cette image irréelle. Tellement irréelle qu’elle finit par s’estomper sous la lumière de Xavier Lauwers. Cette fois-ci, c’est l’instantané du temps qui a fait le lien entre ces choses contradictoires. Si contradictoires, qu’il faut fermer ses oreilles pour ne plus rien entendre, ni le bruit répétitif, ni le silence assourdissant.

Bref. On ne dira pas tout de cette pièce. «Les arpenteurs» de Michèle Noiret conduisent vers des états qui nous atteignent. Les dérobades, les fuites en avant dans la solitude, la violence, l’éviction des autres, en passant par le désir d’amour effréné, c’est tout notre univers qui est traversé en une heure et vingt minutes. Comme un grand jeu initiatique où l’on se mesure à l’espace, tantôt perturbé, tantôt fluide, parfois infranchissable au point qu’il n’en est plus mesurable, fût-ce par le plus expérimenté des arpenteurs. «Une combinatoire», dirait Laurence Louppe, entre le geste, l’espace et le mouvement, construits de telle façon que l’on reçoit en pleine figure des univers qui s’entrechoquent et qui se font écho. Les corps, les sons et les matières scénographiques s’entremêlent et nous donnent, en fin de compte, la mesure de l’immensité et le la complexité de l’être.

Pour y trouver sa place ou y dire sa révolte, dût-elle s’exprimer au prix de la folie, le solo presque final de Lise Vachon démantèle tout ce qui aurait pu installer le durable : «Lui, lui, lui…», répète-t-elle dans une sorte d’hystérie tournoyante. «Vous pouvez bien m’inviter ?…»
On ne saura jamais à qui cet appel est adressé. Peut-être nous est-il destiné, tant la puissance et la vérité de ce solo nous laissent sans parole et fige les autres danseurs dans une incroyable écoute silencieuse.

Michel Vincenot
7 mai 2007

Distribution

 

Chorégraphie Michèle Noiret
Assistante Pascale Gigon

Dansé et créé avec :
Elena Borghese
Julie Devigne
Dominique Godderis
Matthieu Guénégou
Nicolas Hubert
Isael Mata
Lise Vachon.

Les Percussions de Strasbourg :
Jean-Paul Bernard
Claude Ferrier
Bernard Lesage
Keiko Nakamura
François Papirer
Olaf Tzschoppe.

Lumières Xavier Lauwers
Scénographie Alain Lagarde

 

Théâtre National – Bruxelles
4 mai 2007

Journal d’inquiétude – Therry Baë

Ne vous fiez pas au titre.
Ce spectacle est un cadeau de tendresse, d’humour et d’intelligence.

Thierry Baë, ce chorégraphe-interprète qui a travaillé avec les plus grands de la danse (Josef Nadj, Catherine Diverrès, Mathilde Monnier, Mark Tompkins et Bernardo Montet), n’a pas voulu rajouter du noir à notre vie morose. Bien au contraire, il y met de la lumière et nous touche au cœur.

Il se présente en simple interprète, et l’humain le passionne. Il nous parle de choses limpides : sa vie de danseur sur laquelle il ironise en toute humilité. Puis il danse et fait danser sa danse par les grands que nous venons de citer. L’un des cinq sera l’invité-surprise dans la dernière partie du spectacle.

Dans la première partie, Thierry Baë danse son solo dont il est à la fois l’interprète et le chorégraphe : «Arrête, arrête, recommence ce mouvement, se dit-il à lui-même et à voix haute, là tu n’es pas juste…» Et il recommence ce qu’il est censé avoir raté pour livrer au spectateur le meilleur de son geste. Jusqu’au moment où l’on comprend que sa danse parle de nous, de nos limites et de nos petits bonheurs. Le petit bonheur, c’est se surpasser quand on croyait ne pas y arriver. Franchir les obstacles que nous pensions infranchissables. Et nous finissons par faire ce que nous pensions irréalisable. À cet instant, son histoire nous émeut.

Et voilà l’origine de ce solo projeté en deuxième partie sur écran vidéo. Caméra à l’épaule, Thierry Baë part à la rencontre de Mathilde Monnier, Josef Nadj, Mark Tompkins, Catherine Diverrès et Bernardo Montet auxquels il demande naïvement : « Tu voudrais pas danser mon solo, en deuxième partie de mon spectacle ?… »

Devant cette demande quelque peu incongrue, les chorégraphes en question sont d’abord surpris, font semblant de s’intéresser, puis se défilent. Au final, tous accepteront de jouer le jeu.

Nous découvrons alors, en troisième partie, l’un des cinq invités-surprise, débarqué à la dernière minute, le jour du spectacle. Les rôles sont inversés. Le «petit» est dans la cour des grands.

Assis sur sa chaise, Thierry Baë donne «à la star de la danse» les mêmes consignes qu’il se donnait à lui-même. L’invité danse l’intégralité du solo de Thierry Baë, exécute les mêmes mouvements et se laisse diriger par celui qui fut jadis son interprète. Ce moment est touchant de justesse et d’émotion.

Qu’on ne s’y trompe pas, le Journal d’inquiétude de Thierry Baë est un moment de plaisir délicieux qui a connu un succès incontestable au dernier festival d’Avignon. Et pour ceux qui pratiquent la danse ou qui la découvrent, c’est une belle approche qui fait comprendre dans la simplicité les processus de l’écriture chorégraphique.

 

Michel Vincenot
7 février 2007

Distribution

 

Chorégraphie Thierry Baë

 

Invités surprise :

Josef Nadj

Catherine Diverrès

Mathilde Monnier

Mark Tompkins

Bernardo Montet

En plein cœur – Christian et François Ben Aïm

En plein cœur – Christian et François Ben Aïm

Violence, désarroi et tendresse s’entrelacent dans l’insoumission et l’abandon.

Le «Zucco» complexe de Bernard-Marie Koltès, mais direct parce qu’il libère l’écriture des corps, est réinterprété de façon singulière par les deux frères Ben Aïm, Christian et François.

Leur «Roberto Zucco» touche en plein cœur par la complexité du personnage, effrayant et attirant, objet de sentiments contradictoires entre le rejet et l’amour, la fascination et le dégoût, où la mort est présente comme un vecteur de la vie.

Alors il fallait 9 interprètes pour se répartir les rôles sinueux de ce personnage aux multiples personnalités. Neuf interprètes entre théâtre et danse pour sonder ce meurtrier énigmatique qui tue père, mère, sœur et policier, et qui, pourtant, continue de nous toucher : «Cette petite gamine, élevée au rang de sainte, deviendra putain après sa rencontre avec Roberto Zucco. Elle dénoncera le monstre malgré son amour.»

C’est par le côté le plus exigeant que Christian et François Ben Aïm investissent ce personnage, à l’intersection entre le procès implacable et le désir d’amour : «Je ne sais pas pourquoi ce personnage me touche…», dit Christian Ben Aïm à un moment de la pièce. Et pour toucher plus en profondeur, les deux frères demandent aux sept autres interprètes de faire une lecture singulière de ce texte, et surtout de regarder en face le personnage, Zucco «qui réinjecte du flux là où la vie s’est immobilisée». Chacun des danseurs est donc invité à chercher sa propre interprétation, à se confronter aux mots de Koltès. Chacun à sa façon, chacun dans sa détermination à comprendre le délire d’un homme qui fascine et qui fait peur ; tendresse pour ce personnage trouble, désespéré, aimant, ludique, provocateur, obsédé par la mort parce que la vie déborde de tous côtés.

«En plein cœur», à mi-chemin entre le témoignage et l’objet de la création (la danse), mène loin la réflexion sur les tenants et les aboutissants de l’homme généré par l’humanité policée, réglée, légalisée. En deça de la loi, il y avait certainement l’amour. Au-delà de la loi, il y a encore l’amour. Mais Zucco ne le savait pas. Et l’on ne peut s’empêcher de penser que Christian et François Ben Aïm se situent à la lisière, entre la raison qui enferme au nom de la société, et l’amour qui dénoue la complexité de l’assassin attachant. Zucco n’était pas un tendre et pourtant les chorégraphes, à la suite de Koltès, décryptent un homme emblématique confronté à ses aspirations profondes de bonheur, voire de douceur, et à ses pulsions de meurtre les plus obscures. Voilà donc l’humanité, telle qu’elle est chez les Koltès et Ben Aïm. Les neuf facettes du prisme Zucco se déploient dans des danses aussi personnelles qu’universelles, entre prises de parole et mouvement   dansé.

Vous êtes donc impatients, n’est-ce pas, vous attendez la danse ?

Entre la violence du début et la légèreté onirique, presque enfantine de la fin du spectacle, la danse s’organise en touches successives, rapides et intenses. Solos, duos, quatuors, quintettes cherchent en permanence un contrepoint dans un autre endroit de l’espace, un autre lieu du sens. Le danseur qui entre dans le groupe introduit une nouvelle nuance du personnage Zucco que l’on croyait être là dans la brutalité et qui est en même temps là-bas dans la légèreté ou le désarroi. Les magnifiques échappées du début montrent à quel point le personnage insaisissable de Zucco réapparaît au moment où on le croyait absent, dans l’obsession du réel que les danseurs expriment avec une juste pertinence.

La danse est alors violente et tendre à la fois, déclinée sous la forme la plus brutale, parfois même triviale jusqu’à ce désir de rêve. Mais chaque fois, elle laisse place à cette question : qui était véritablement Roberto Zucco ?

C’est par le cœur plus que par la raison que l’on peut répondre à la question, car le propos de la pièce n’est pas psychologique. Il est un enjeu pour les danseurs qui prennent à leur compte et dans leur chair ce que Zucco a ressenti dans la sienne. La danse extrait avec force la douleur, la mort, la torture. Les impossibles postures d’un homme enfermé dans son carcan où tout résonne de façon démesurée : l’écho du ballon, le craquement du biscuit ou le bruit de la petite cuillère…

Dans la scénographie mobile des miroirs transparents, la danse nous rappelle que nous sommes devant et derrière notre propre image, que les assassins sont devant et derrière la vitre, perdus dans leurs fantasmes, leurs rêves de bonheur et leurs pulsions destructrices : «Fallait pas m’humilier…» Chaque fois, ces enfermements instinctifs et pulsionnels sont ramenés à la question de l’amour qui aurait pu être là mais qui échappe dès que l’on tente de s’en approcher. Le flux étrange qui traverse ces écrans transparents sépare d’un côté le désir d’être, et de l’autre, le besoin de tuer, jusqu’au désespoir du rire nerveux de la folie.

Au bout du compte, il reste la danse, secrète, muette et enlevée qui instaure son univers prégnant : celui des gestes sans parole et de la chair à vif. Le cri de la douleur d’un homme qui disparaît, puis réapparaît sous d’autres formes . De la fuite au jugement, du meurtre au rêve, en passant par le deal et le viol. Le viol des hommes, le viol de son âme en quête incessante d’amour.

 

Michel Vincenot
5 février 2006

Distribution

 

Chorégraphie Christian et François Ben Aïm

 

Danseurs :

Christian Ben Aïm

François Ben Aïm

Marie Cassat

Vania Dombrovsky

Agnès Dufour

Raphaël Dupin

Eric Fessenmeyer

Anne Foucher

Pierre-Emmanuel Sorignet

 

Création 13 janvier 2006
au Théâtre de Villepreux

 

Photographie Philippe Delacroix

Pierre-Yohann Suc, portrait – Michel Vincenot

Les chemins viennent de partout

Entretien avec Pierre-Yohann Suc, cie Androphyne

 

 

Les chemins viennent de partout et la vérité n’est jamais au rendez-vous.

Voir, regarder, danser et chercher toujours ailleurs.
Si Pierre-Johann Suc se définit comme un voyeur de la vie et des gens, ce n’est que pour être le passeur des choses de la vie aux choses de la danse.

La danse ? Oui sans doute, mais pas que la danse, car il revendique aussi toutes sortes d’expériences ; quelque chose qui serait de l’ordre d’une quête éperdue et dont le rêve absolu se réaliserait dans la fusion des êtres. Bon ! Disons le mythe du paradis perdu… et il sourit de son rêve de bonheur éternel, car c’est contraire à sa façon d’être : « chercher tous les chemins et simultanément », selon le joli mot de Christian Bobin. Mais comme on ne connaît pas simultanément tous les chemins, alors il faut absolument aller voir, de façon instinctive.

C’est pourquoi, ses dispositions naturelles le portent à s’enfermer dans un studio avec des futurs interprètes, à les regarder vivre, à les écouter chanter et parler, plutôt que d’asséner une vérité toute préparée que les danseurs n’auraient plus qu’à mettre en forme. Créer ça n’est pas seulement faire des spectacles, des produits finis, c’est se confronter au vide qui préexiste à la création avec quelqu’un ou quelques uns pour voir ce qui se passe et aller jusqu’au bout de ce qui se passe. Accueillir, mettre des instruments de musique à disposition, des livres. Surtout ne pas parler de danse, mais expérimenter jusqu’où on peut aller plus loin ensemble.

Sa recherche préalable, il n’en parle à personne. Disons que les échanges viennent nourrir, confirmer ou infirmer le projet qu’il garde secret jusqu’au bout derrière ses beaux yeux verts. Seule sa partenaire, co-chorégraphe, et de surcroît sa compagne, sait ce qu’il a dans la tête ou ce qu’il ne sait pas encore. «C’est la seule qui sait ce que je veux. Elle a les clés.»

Donc, d’abord, il ne sait pas. Il écoute, partage et boit un coup avec ses convives. Vient ensuite le moment où le passage est possible. Alors il assume totalement d’aller chercher partout, quitte à se perdre à nouveau. Dans «Pas à pas jusqu’aux derniers», sa dernière création, il en fait le propos de sa pièce et avoue simplement qu’il est perdu «mais ça n’est pas si grave que cela», ajoute-t-il avec un sourire un peu malicieux. Ce qui a changé, c’est que cette fois-ci il l’assume, comme il assume toutes «les possibilités d’ouverture absolue» en osant parler de la futilité de la vie, grave, quelquefois dramatique. Il y aborde la perdition des êtres, de la mémoire du temps, de l’espace et de la perte des repères. La scénographie de carton est là pour témoigner de l’éphémère fragilité contre toutes les certitudes. Alors on peut aussi jouer de cette vie-là, sans se prendre la tête.

Entré au CNDC d’Angers, son rêve était d’en sortir pour entreprendre une démarche personnelle. Son premier travail a consisté «à vomir tout ce qu’il avait ingurgité», saturé par les vérités de l’enseignement qu’il y avait reçues. Chacun sa vérité sur les théories contradictoires des «demi-pliés», dit-il, avec un soupçon d’agacement. Au bout du compte il finit par tout faire bouger et cherche ses propres chemins. Ce sera « Le marchand de silence », titre significatif de son premier travail personnel et révélateur du grand nettoyage qu’il opère en lui.

Puis, il erre en nomade, un an et demi à tout faire, sauf de la danse qui «l’agaçait et qui provoquait en lui une non-envie profonde». Il traîne à Bayonne, à la recherche de choses toujours différentes. Il croise des peintres, des écrivains et surtout le cinéaste sud-américain Manuel SORTO qui sera une rencontre décisive. Il est fasciné par cet homme de l’action et non de la parlote.

Pierre-Johann passe des nuits entières avec lui : peinture, littérature… Il refait le monde à sa façon, ne cherchant jamais la vérité à tout prix pour assumer ce qu’il fait. C’est par Manuel SORTO qu’il revient à la danse. Il lui apprend à ne pas refaire le même «film» à chaque fois : «Pourquoi refaire une marche en cercle dans ta pièce alors que tu l’as déjà fait dans la précédente ?» Pierre-Johann n’enlèvera pas le cercle dans la création qui suivra mais Sorto lui fera dire pourquoi ce cercle est si important pour lui.

Pierre-Johann Suc qu’on dit parfois «immature» est en réalité un doux déterminé. Il explore tout jusqu’à imaginer une exposition des palettes des grands peintres pour refaire à l’envers l’histoire d’une toile finie, parfaite, définitivement exposée au regard du public. «Dans la palette, dit-il, il y a le travail, la trace et le sens de la création. On y devine comment se sont faits les mélanges de couleurs.»

Sa palette à lui c’est son laboratoire de danse où les individus mélangés deviendront les interprètes de la prochaine création. Il aime les individus, il aime les singularités tout en se disant misanthrope. Coquetterie de langage ? Timidité ? Réalisme de la vie ? Sans doute les trois à la fois. S’il aime jouer avec les paradoxes du langage et les situations parfois absurdes, il a aussi cette simplicité honnête «de ne pas se la jouer» en jouant lui-même sur l’auto-dérision.

De l’évidence du propos (l’amour, la mort, le passage) aux situations provocatrices, comme dans «Le vivarium», Pierre-Johann Suc et Magali Pobel cherchent un passage entre le rien et le mouvement, «même s’il s’agit de ne bouger qu’un sourcil». Seuls sur un plateau ou sur une place publique, le corps vient de partout. C’est la danse qui doit aller à sa rencontre. Et c’est à cet endroit qu’ils posent les questions.

Le spectacle tout d’abord, et la représentation à laquelle il est lié : Pierre-Johann aime que le spectateur assiste à quelque chose qui n’est que pour lui, comme si la proposition devait être adressée de façon singulière à chaque spectateur. Il y a un rapport tacite entre l’acteur et le public qu’il faut tenir jusqu’au bout en acceptant que la fragilité trouve sa place ou que l’apparent non-sens tisse des liens secrets entre le danseur et le spectateur. L’endroit précis où l’on vient toucher des états de corps n’est pas la particularité du spectacle et encore moins de la représentation. Le danseur n’entre pas sur scène «dans un état de corps particulier», il est déjà état de corps, de la même façon que le spectateur entre de la vie au fauteuil de théâtre dans son état de corps, celui du moment présent et de son histoire.

Quant à la vie, c’est le groupe socialisé qui l’intéresse. L’individu perd sa singularité. « Je ne comprends pas ce que le groupe a fait de l’humain, je ne comprends pas cette énergie collective qui pousse l’individu à ne plus être lui-même… Pourquoi les chasseurs qui partent en groupe deviennent-ils violents ? »

Et vous Monsieur Pierre-Johann êtes-vous violent ? «Non, juste un peu rude avec les gens que j’aime…»

Et le Pierre-Johann en question a-t-il un peu d’humour ?
Selon lui (27 ans), l’homme qui l’interviewe (58 ans) «n’a que sept ou huit ans de plus.»
Si la vérité n’existe pas, on peut toujours rêver.

« Demain fera-t-il beau, Monsieur Pierre-Johann ? »
Demain il fera beau à condition de prendre le temps d’y parvenir.

 

Michel Vincenot
9 novembre 2005

10′ / Ni, Et – Daniel Dobbels

• 10′
duo interprété par Brigitte Asselineau et Raphaël Cottin

Dans la tension et la retenue, le petit geste ouvre à l’infime de l’espace et en suggère paradoxalement l’immensité.
Le frémissement, presque invisible, rallie le geste à l’instant et le temps au corps.
C’est le mystère de la danse.
Jusqu’où le geste peut-il aller pour transgresser l’espace qui lui est dévolu et prendre tout à la fois la mesure du temps, inaccessible, comme s’il s’agissait de palper l’invisible dans «une écharde ou un coup de foudre»  ?
L’écho de la bouche grandit dans les mains, les bras, et le corps recueille le poids venu d’en haut. Il y est aspiré et révèle sa capacité incroyable à conjuguer l’espace et le temps dans l’écriture quasiment tactile du geste.

• Ni/Et
trio interprété par Brigitte Asselineau, Aurélie Barthaux et Rachel Bénitah

Il s’agirait donc d’écouter le souffle recueilli dans l’humilité et l’offrande, l’éphémère et la disparition, comme dans «L’annonciation» de Botticelli.
Les lâchés se font dans l’élévation des bras et les yeux déposent le geste au sol. Il est donc possible d’envisager que la danse conjugue des paradoxes : l’étirement et l’effondrement, le poids et la légèreté, l’abandon des sens (la vision et l’ouïe) et la perception fine d’un espace en suspension qui aspire l’épaule par le toucher et capte l’invisible dans le balancement du bassin.

La forme s’invente donc dans l’esprit, les petits gestes lâchés consentent à la perte pendant que deux doigts dirigés vers le haut libèrent la fulgurance d’un espace inouï.
Du déroulé à la séparation, la danse est le mouvement par excellence qui déplace les visages vers d’autres sens. Accueil, retrait, distanciation, la chair devient une évidence et le corps ouvre le réceptacle de l’infime dans le creux de la main.

«Ni/Et» est une oscillation du temps que l’on peut entendre les yeux fermés.
C’est une méditation sur l’être.

 

Michel Vincenot
7 avril 2005

Distribution

 

Chorégraphie Daniel Dobbels

 

Danseurs :

 

Brigitte Asselineau

Raphaël Cottin

Aurélie Barthaux

Rachel Bénitah

 

12e festival Plurielles