C’est inutile. Il est inutile de vouloir disséquer cette pièce à la façon d’une analyse grammaticale. C’est comme si l’on tentait de désosser une séquence de la vie prise sur le vif, sans en connaître ni les antécédents ni l’aboutissement. C’est comme s’il nous manquait quelque chose avant et quelque chose après. Une partie de l’histoire en quelque sorte, prise dans l’instant, qui fait appel à ce qui se passe avant et ce qu’il advient après, sans que jamais nous en ayons connaissance.
Et pourtant, l’envie nous prend d’aller voir avant et de deviner la suite : ce qui se passe dans le hors-cadre de la caméra … la tension dans laquelle se trouvent les danseurs dans les coulisses, juste avant l’entrée et après la sortie. Dans quel état de présence absolue se trouvent-ils pour enchaîner ainsi leur mouvement à celui des danseurs en scène ? Dans le cadrage circonscrit d’une bande dessinée, l’œil va chercher très vite l’image suivante. Il anticipe en quelque sorte. Là, rien. Rien qui puisse tranquilliser l’esprit. Laurent Pichaud tranche dans le vif d’une histoire déjà commencée par d’autres sans y chercher à tout prix les correspondances. Cela rappelle les photos que Laurent Lafolie réalise au moment des répétitions de cette création. Des photos prises de haut. L’œil regarde le trait du mouvement, son prolongement à l’infini qui échappe au regard, et non le mouvement lui-même. C’est un art graphique !
En termes chorégraphiques, cela s’appelle : l’art des disparitions et des réapparitions. Mais le propos de la pièce ne peut être réduit à cette seule excellence technique. L’engagement de la scénographie, des lumières et des musiques en direct est radical parce qu’il déroule à l’infini le mouvement de l’espace intime de chacun. Les bandes blanches du sol prolongent le lointain du corps, les lumières et la musique l’étendent vers le haut et vers le bas. Ainsi Laurent Pichaud rend-il à notre regard la précision du scalpel qu’il donne d’ailleurs lui-même dans une construction chorégraphique abstraite et sans concession. Il est des moments où l’art contemporain régénère la danse avec générosité.
Et c’est le sentiment qu’il nous reste. Celui d’avoir été traversé de haut en bas par une énergie purificatrice. Vert , blanc, rouge et jaune au début. À la fin, tous les costumes sont blancs. C’est ainsi que ces magnifiques danseuses aux qualités différentes anticipent cette destination : Anne Lopez et Christine Jouve, aussi précises l’une que l’autre. Anne, cassée par une énergie féroce mais à la fois suspendue ; Christine, posée sur la pointe de je ne sais quelle partie du corps tant elle défie les lois de l’équilibre et de la stabilité. Le poids devient longiligne.
Elles anticipent toutes les deux un propos qui nous questionne plus profondément au fur et à mesure que la pièce s’enroule et se déroule devant, derrière, en haut et en bas. Anne Lopez trace des directions radicales avec une expérience redoutable de l’espace : regard vers le spectateur et course effrénée en arrière. Christine Jouve dessine dans cet espace linéaire des volumes à la manière d’une spirale. D’un pied à l’autre, d’un bras à l’autre, elle transforme le sens-même du corps. Transgression silencieuse de l’espace où les correspondances sont possibles, sans jamais être révélées.
Double solo croisé à plusieurs reprises par un double duo ou un quatuor. Doubles v, accolés en intersection, jamais vraiment confondus, mais vivant ensemble une énergie commune, tels les mots de Georges Perec jetés par l’enfance au désordre du monde. Dans cet intervalle, au carrefour de la vie stigmatisée par une clarté incisive, comme un plan cinématographique bien cadré, des courses épuisantes nous amènent avec les danseurs jusqu’au bord du malaise. Une sorte d’alternance de situations sur lesquelles personne ne peut prétendre avoir de prise ou de discours tout faits. Je passe, je tranche dans le vif et je m’en vais en laissant au sol la trace d’un dessin imaginaire que d’autres traverseront, ou pas. Chacun devra alors changer sa trajectoire. Le blanc qui vient de l’absence laisse derrière lui de possibles rencontres dont on préservera l’essentiel. Le reste n’est que fantasmes ou paroles inutiles. Le propos est d’une grande modernité. L’écriture sans fioriture est claire. La danse des six interprètes également.
Dans cette énergie furieuse à repousser les murs, il y a quelques moments de proximité ludique : la recomposition du groupe, par exemple, où une main s’échange à la place d’une autre pour que la ligne des danseurs devienne lisible et cohérente. Ou alors le toucher d’une épaule, d’un bras, d’une main qui n’est pas une caresse, mais une attention à redonner à l’autre le souffle éperdument brisé à force d’en chercher la limite… Une (re)prise de conscience de la matérialité de la chair… Les danseurs ont la folie au corps, du feu dans les yeux, mais une présence sublime de l’un à l’autre.
La pièce est sans ambiguïté. Comme si l’on s’adressait à soi-même dans un moment de méditation, après avoir disséqué sa vie en morceaux «inextricablement enchevêtrés» pour n’en garder que les justes séquences. Reste le silence, immobile et lumineux.
Michel Vincenot
25 octobre 1998