Lieux communs – Robert Seyfried
L’intelligence d’une dramaturgie traversée par le dérisoire convoque la banalité quotidienne. Les lieux communs ne sont pas si communs qu’on croit, pas plus que la dérision ne s’apparente au dérisoire. On sourit dans la dérision ; on se laisse atteindre par le dérisoire. La banalité est donc revisitée ; les lieux communs sont partagés. Et jusqu’au plus loin de l’engagement qui laisse place aux idées des autres : à tour de rôle, les danseurs de cette création sont interprètes ou chorégraphes. Les signes de confiance que savent donner les danseurs engagent à tout moment, non seulement le corps, mais la pensée des interprètes pour danser les situations de défaite ou de soumission, de pouvoir ou de domination qui rythment chaque jour tous nos lieux communs. Certes ces choses font partie de la vie, on le sait trop. Trop bien ou pas assez. Et c’est plutôt sur ces négligences du quotidien qu’il faut s’attarder, à la façon Seyfried. Demain est un autre jour, oui d’accord mais aujourd’hui ? Combien de «lieux communs» effleurent nos bouches, nos yeux et nos oreilles sans qu’à aucun moment on ait la conscience aiguë qu’un «lieu commun» est aussi le lieu d’une mise en commun.
Ringard le propos ? Pas du tout, il est même à l’ordre du jour. Nous perdons chaque matin l’occasion de donner des milliers de baisers pour n’avoir pas su regarder en face les situations communes, abandonnées au seul hasard de la vie, par faiblesse ou désengagement. Dans les «lieux communs», c’est l’événement accidentel qui importe et non pas la situation commune qui mûrit à l’intérieur, avant de se dire au grand jour. Communément, on appelle cela l’indifférence. Blasés par le déjà vu, on perd aussi l’occasion de repeindre le ciel en rouge – comme le fameux portrait d’Edvard Munch – parce qu’il est préférable de le voir toujours bleu.
Deux chaussures de femme, posées sur le plateau, attendent qu’un regard invente celle qui les a chaussées. Et en écho, ‘les petites pointes’ d’un solo androgyne esquisse un parcours en pointillé en laissant derrière lui le trajet de son passage au sol. Une dépouille du corps entre nuit de noces et nuit de mort tracées entre deux carrés de tissu blanc. Les objets peuvent être abandonnés définitivement dans les vitrines décoratives. Mais ils peuvent aussi témoigner des chemins multiples qui retracent le trajet des hommes : ce que les hommes et les femmes ont en commun.
Ainsi, les mains figées cherchent le mouvement au bas du corps, sous le centre de gravité, dans une marche somnambulique à la façon Charlie Chaplin. “Le temps est une urgence de décision, dit Laurence Louppe, et c’est au carrefour entre désir et connaissance qu’émerge le geste”. Il faut donc se dépouiller pour entrer dans le monde du partage en commun. Tête dans les pendrillons, le danseur quitte chaussures et chaussettes. «Encore, Encore…» C’est une exhortation. Il faut pousser toujours plus loin les limites pour atteindre ce petit brin de rien qui met l’humain en éveil. Et quand il se retrouve en robe, l’homme peut aussi bien être ‘le creux de la femme’, inversant ainsi sa propre destinée.
Munch, disions-nous. L’image a inspiré un commentaire de Daniel Dobbels. Un lever de rideau sur un bout de ciel laisse entrevoir «le corps vidé de son être (de son sang), aspiré par l’abîme dans lequel il s’est projeté.» Une projection du désir dans le ciel, à peine entrebâillé. Une tentative démesurée, à la mesure de l’homme.
Il danse sur une voix mezzo ; il chante dans le registre d’une voix féminine avant de laisser l’empreinte de son poids sur les chaussures à talons de femmes mystérieusement absentes, ou potentiellement présentes. Mais il est encore trop tôt. «C’est trop tôt» pour parvenir à nommer l’événement attendu qui ouvre à l’espace de tous. «Encore une image», s’il vous plaît…
Et ce sont nos propres histoires qui allument l’image. Quatre vitrines à objets, associées aux filles comme une partie d’elles-mêmes, bousculent les chemins tout tracés. Des courses et des passages au sol perturbent les habitudes, mettent les carrefours en désordre. Les cassures et les petits pas organisent le corps en résonances musicales. Les frappés de mains font monter la tension du petit rien jusqu’à la prégnance du tout. Le flamenco procède de la même énergie, mais ici, la danse précipite les corps dans l’alchimie des liquides que l’on mélange. Nous voici donc au carrefour de ces lieux communs qui nous autorisent à convoiter toutes les situations de l’imaginaire, à rejoindre l’animal qui marche à quatre pattes sur le côté, comme un retour à l’état ancestral d’une stratégie de la fuite, ou, de la suspension fébrile précédant la retraite ou l’attaque. Sur les notes magnifiques du piano !
C’est un mélange du réel et de l’absence qui surgit en transparence derrière des vitrines encombrées. Le filigrane de l’humain est un objet du passé, une illusion des apparences. Les têtes sont d’ailleurs couvertes et les regards aveugles. Même un pied tendu vers l’avant stoppe la progression d’un visage. Les filles se parent de robes plaquées par devant à la façon de l’image que renvoie le miroir quand les femmes s’essayent à changer de peau. Et sur un sursaut de la respiration, elles chantent et s’habillent, sans prendre le temps d’aller jusqu’au bout du «vêtir». L’habit dessine l’expression du corps et de ses formes. Il laisse deviner le langage qui lui est particulier. La robe ne sera pas attachée dans le dos. Celui-ci est donc laissé à l’abandon du hasard et à la déchéance de la folie, ou alors, à la vulnérabilité qui ouvre à la présence de l’autre. Traversée par des courses désuètes et hystériques, une marche en recherche d’équilibre tente de trouver un chemin.
C’est en cet endroit que les costumes rayés prennent tout leur sens sous la voix inhumaine d’un chef de camp de concentration. Hystérie de l’ordre et du pouvoir absolu qui anéantit la parole, qui ferme l’humain à la liberté de construire sa pensée dans les plus banales circonstances de ces lieux communs. Au carrefour d’une communauté humaine démantelée.
À ce point de bascule, trois hommes entrent, venus d’un endroit insoupçonné. On se sait par quel miracle ils sont là, un peu décalés dans “des portés-repoussés”. Je t’aime, je te hais, je compatis. Au creux d’un monde qui marche à l’envers, l’homme porte une femme sur ses bras dans une sorte de “Mater Dolorosa” inversée. Dans cet univers détourné, la caresse est une approche meurtrière plus qu’un contact amoureux. Les corps privés de la parole traînent leur passé dans le dos en racontant des histoires de rien, des histoires de tout enchaînées aux objets et aux souvenirs d’un vieil album de photographies. Le passé muet que l’on expose à l’indifférence de tous atteint profondément parce qu’il touche au bon sens commun. Il déstabilise parce qu’il renvoie au souvenir insupportable de l’état d’esclavage.
Dans le tragique, les hommes se sont endormis. Les filles refont l’histoire de leur vie. Les mains disparaissent au sol que l’on effleure, à la recherche de sensations tactiles enfouies et peut-être définitivement perdues. Elles promènent leurs souvenirs comme les camelots à histoires et se referment dans leur boîte à miracles pour le plaisir d’une rencontre entre amis. Certes, l’espace a sérieusement rétréci ; des bras, des mains, des cris fusent de partout. Tandis que ce paradoxal enfermement projette dans l’espace l’essence du carré des intimes. Le carré de l’exception, un bout de ciel ardent, qui rend aux corps la transparence des lieux partagés en commun.
Mais l’espace de l’intimité peut également soustraire de l’universel. Des applaudissements forcés rappellent les Jeux du 3è Reich ou de toute autre manifestation médiatique qui instaure le code de l’applaudissement comme passage obligé de la civilité. Là, les danseurs touchent juste, y compris dans l’humour de situation. Sur un porté vacillant, un cri «Hé ! Tu me lâches pas !» C’est une réplique du dérisoire face à l’ampleur de l’absurde.
Disons au passage que la musique et la scénographie participent largement à l’intelligence de cette dramaturgie.
Et pour laisser la place aux trois hommes, les jeux de l’amour sans lendemain s’empêtrent dans un enlacement dont on ne peut se défaire … jusqu’à l’étouffement.
«Lâche-toi … respire». Elles déshabillent les hommes et s’apprêtent de leur tunique pour inverser à leur tour ce que l’homme avait initié dans le solo du début. Les filles “réapprennent” les hommes, coincés dans leurs spasmes et leurs maladresses, soumis aux fantasmes des ‘lieux les plus communs’.
La danse qui suit ne se raconte pas, elle se regarde. Le magnifique trio d’hommes reconstruit l’espace, le temps et tous ces lieux communs oubliés par négligence. On rebâtit la maison sur une architecture rigoureuse et ludique pour ne rien perdre du sens commun, habitable par tous. La danse revient alors en boucle et refait l’envers du trajet. Un solo, un homme, un univers en attente se pose en une marche lente qui efface trois danseurs comme par enchantement. On fait à rebours le chemin du tragique que l’on regardera désormais au cœur des banalités humaines.
Mais dans l’histoire, le propos reste emblématique. Écrire la danse, c’est écrire les hommes et les femmes qui se croisent en des lieux communs. «Pour clore le cycle des pièces sociales», un chorégraphe danse deux solos dont il confie l’écriture à deux de ses interprètes-femmes. Le premier au début, le second à la fin, deux styles qui servent la danse avec une pertinence incisive, hors du commun.
Michel Vincenot
12 novembre 1999
Distribution
Chorégraphie Robert Seyfried
Danseurs
Béatriz Acuna
Manuella Cortès-Thonon
Sylvie Hönle
Laurence Mandrille
Giovani Cedolin
Damiano Molinaro
Christian Ubl
Robert Seyfried
Création 9 novembre 1999 à La Passerelle – Gap