D’un jour à l’autre – Daniel Dobbels

Parcours à travers cinq pièces
– Le plan mortel,
– La veine étreinte,
– Cette première lumière,
– Un temps simple,
– De tous ces temps

 

Qu’est-ce qui tient le corps en éveil ?
Quelle est cette intelligence primordiale qui le traverse, sans que ni les danseurs ni le chorégraphe y soient pour quelque chose ?

Certes, il y a «la langue Dobbels» (Marie-Christine Vernay) et les langages singuliers des interprètes (Brigitte Asselineau, Raphaël Cottin, Corinne Lopez, Raphaël Soleilhavoup, Aurélie Barthaux et Rachel Bénitah).
Mais cette langue s’écrit, elle ne se parle pas.

Elle s’écrit dans les interstices des corps. Elle prend sa source dans les imperceptibles veines, traversées par le temps. Tandis que le vocabulaire de la danse puise le geste précurseur dans l’ineffable et le projette immédiatement hors de la langue commune.
L’essence de l’intime et de la pensée affleure à la conscience du corps et disparaît aussitôt. Le geste précis se fait évanescent pour ne jamais installer un consensus durable. Le corps tracé en deux, puis en quatre est traversé par des signes qui relient ensemble tout ce qui le constitue : la parole, le cœur, la pensée, le souffle et la sexualité. La danse prolonge dans le silence l’infinitude de ce qui a précédé le geste.

Le temps n’est donc pas la durée, supportée ou insupportable. L’ensemble des cinq pièces présentées d’affilée n’est pas destiné à évaluer la capacité de vigilance du spectateur, mais plutôt de l’habiter, sans y laisser la marque d’une quelconque prise de pouvoir ou d’un enfermement du temps. L’étranger défie les frontières et laisse sur son passage des manques, des trous, des abîmes que la langue commune n’est plus en mesure de circonscrire. A la façon de Giacometti, «la femme debout» laissée béante, presque immatérielle ouvre la perspective d’une traversée qui change au passage l’état du regard.

Alors cette traversée des cinq pièces dit plusieurs choses à la fois.

Elle dit que les pièces de Dobbels ne sont jamais pareilles. «D’un jour à l’autre», il a fallu ce temps-là, près de trois heures, pour contester définitivement cette idée reçue. Vraisemblablement d’ailleurs, Dobbels se laisse envahir et nourrir par des lignes de sens que lui suggèrent les événements de l’Histoire et qui dépassent dans l’instant même l’idée qu’il s’en faisait. Il suffit que deux danseuses s’élèvent imperceptiblement sur des demi-pointes, et voilà que deux autres duos sont aspirés dans le mouvement comme une respiration qui emplirait l’espace, le temps en aurait donc décidé autrement.

«De tous ces temps», que reste-t-il du corps, au fond ? De ce corps qui joue des tours à l’insu de celui qui en écrit le mouvement. Certes, l’intention d’origine est claire, c’est incontestable, mais on ne sait plus exactement (ou plutôt on le découvre mieux que jamais) pourquoi le réceptacle des bras habille de haut en bas le corps vivant d’une enveloppe délicate, fluide mystérieux, en répons à la nudité du gisant. C’est le mystère de la danse confrontée au temps et à la chair conjugués, ensemble, en un même instant.

Cette traversée écrit à la façon du peintre que l’arrêt du geste, la pause du regard est déjà en mouvement vers un autre état, là et déjà ailleurs. Point commun de la peinture et de la danse. «Le plan mortel», lieu d’une étrange justesse, décline des plans successifs, dessinés par la lumière de Françoise Michel, jusqu’à l’infini de l’alternance entre la vie et la mort, l’une se régénérant au contact de l’autre.

En deuxième temps, il convient donc de méditer sur cette traversée, car c’est une méditation en cinq temps qui met en lumière ce que l’on croyait savoir du corps, ce que l’on en disait et ce que l’on croyait pouvoir danser. La danse n’est pas une photographie du moment, elle appartient, en-deçà et au delà, à la métaphysique de cette matière vivante constituée de souffle, de sang, de chair et d’os. Deux mains se rejoignent dans la hauteur pour finalement briser le consensus esthétique. Les poignets cassent la direction de la jolie chose attendue et les mains s’effondrent, laissant cette fois-ci au corps la possibilité de générer d’autres sens.

Qu’advient-il finalement de la fonctionnalité du corps qui prend la liberté de réinvestir le paradis perdu, l’amour sans fin et les tentatives répétées de jouissance éperdue ? Pour s’en persuader, l’humanité fait danser les corps en étreinte depuis des millénaires. Dobbels fait se dérouler les mains sur les avant-bras, pose délicatement des doigts sur des genoux repliés. L’effleurement dans la douceur impose un parti pris à la danse, celui de ne jamais brusquer le temps et d’ennoblir l’espace et, ce faisant, Dobbels cherche le mouvement au cœur de l’être, et non à la périphérie.

 

Michel Vincenot
11 janvier 2004

Distribution

 

Chorégraphie Daniel Dobbels

 

Danseurs :

Brigitte Asselineau

Raphaël Cottin

Corinne Lopez

Raphaël Soleilhavoup

Aurélie Barthaux

Rachel Bénitah

 

L’Espal, Le Mans, 10 janvier 2004

Il faisait trop beau – Pierre-Johann Suc / Magali Pobel

Quelques derniers soubresauts, derniers tressaillements, et puis plus rien, le noir, le néant, l’inconnu. Un passeur coincé dans ce monde malgré lui… Une traversée du Styx. Et une belle histoire fine et sensible.

Quel âge ont-ils exactement ? Disons à peine un peu plus de vingt ans. Et pourtant, chose étrange, ils écrivent leur pièce comme des grands. Une construction impeccable, un propos bien mené, une harmonie fluide entre l’image (vidéo) et la danse. Pierre-Johann Suc et Magali Pobel construisent leur dernière création sur le mythe d’Orphée et Eurydice qu’ils croisent à celui du Styx, le passage de cette vie à une autre rive, les enfers ; jouant en permanence sur l’absence de l’être désiré autant qu’inaccessible.

Une histoire d’amour, bien sûr, pour laquelle ils demandent la collaboration des plus anciens (Jacques Patarozzi, Michel Philippon, Marie Otal). Mais plus encore, une histoire d’amour émaillée d’un romantisme frais et d’une délicate vulnérabilité. Le tout, sur fond de sagesse digne des plus vieux philosophes. Chaque fois que l’amour nous laisse dans une profonde solitude, les sentiments humains deviennent universels. «J’aurais voulu lui dire, lui dire…(silence)… mais il était trop tôt pour écrire.»

L’art du rebondissement dans lequel ils excellent fait qu’une intrigue se noue sur des situations prégnantes, entre les oscillations du mouvement, comme une ivresse intemporelle, et les effondrements de la tête que le partenaire tente de retenir en un baiser furtif. Partenaire imaginaire ou amant perdu à jamais ? On ramasse sur le sol les plumes, comme on rassemble les souvenirs pour n’en perdre aucun. Il y a quelque chose de l’ordre de la solitude traitée comme un passage initiatique. Serions-nous tous atteints de l’incapacité à vivre pleinement l’amour ?

Et Dieu regarde les hommes du haut de son trône et commence à s’impatienter…

 

Michel Vincenot
mars 2003

Distribution

 

Chorégraphie

Pierre-Johann Suc

Magali Pobel

 

Danseurs :

Pierre-Johann Suc

Magali Pobel

Jacques Patarozzi

Michel Philippon

Marie Otal

 

Lumières Harrys Picot

 

Son Julien Breugnot

 

Décor Jean-Philippe Lagouarde

 

Images Laurent Chalet

 

Montage vidéo Carole Mijeon

 

Création le 2 avril 2003,

Théâtre Saragosse, Pau

 

Parlez-moi – Thierry Escarmant

Parlez-moi – Thierry Escarmant

Passage dans l’épaisseur de la vie, ponctuée par quatre traversées dans le temps… et le chant qui le prolonge au lointain. Si la danse est l’expression de perceptions dont le corps saisit les instants, le chorégraphe en est le visionnaire. Il écrit ces états de corps dans un espace qui relie au temps des autres.

L’écriture est donc le liant des qualités de sept interprètes. Thierry Escarmant les invite à parler et en décline les nuances singulières. Car, ce qui s’impose d’abord comme une évidence, ce sont les interprètes. «Parlez-moi…», leur demande le chorégraphe. Alors leur danse devient une parole adressée. «Je m’appelle Fanny…Gilbert…Laurence…Léa…Richard, Marie, Julie…»

Je m’appelle tous ces noms, je suis tous ces noms à la fois et ils sont toutes les entrées possibles dans l’humanité que chacun porte en soi, mystérieusement reliée par les points de suspension, chers à Thierry Escarmant. Parce qu’il ne peut pas écrire autrement, dit-il.

La pièce est ainsi suspendue à ces passerelles fugitives, tenues par le fil du temps dont on se transmet le témoin de l’un à l’autre. Les petits gestes en dentelle de Fanny éclairent son regard transparent ; Gilbert enfermé dans son corps extrait de ses doigts le frémissement qui capte les vibrations de l’air, portées par le violoncelle. Et Laurence défie le temps de son partenaire dans un duo poétique entre spasme introverti et douceur ondoyante. L’une vient habiter le lieu de l’autre dans un espace offert à la délicatesse.

«Tu comprendras quand tu seras grand…»

Mais on n’en finit pas d’être grand.

Le chant de Fanny assume alors la peur de dire jusqu’au bout les choses de la vie, sur fond d’image-vidéo qui laisse en attente le corps de ceux qui comprendront plus tard.

Mais en attente de quoi au juste ? Du souffle retrouvé… ou du souffle redonné ?  À la suite d’une respiration d’asphyxie, le sourire de Laurence vient mêler son souffle au nôtre. Et le geste succède au sourire, repris en contrepoint par une voix d’alto qui répond au chant délicat de l’enfance ; Fanny le tient de sa grand-mère.

Ce tissage de l’un à l’autre nous parle d’échange. Et l’on comprend pourquoi les respirations entremêlées pénètrent le temps des autres. Du premier souffle, celui de la naissance, à celui qui, à la fin de la vie, s’apaise et devient silencieux.

Répétée à quatre reprises, la trajectoire dans le temps parcourt de part en part le plateau, entre la robe rouge de Léa qui traverse au lointain… et le dernier passage de Fanny qui pose une fleur, ponctuant ainsi le temps momentanément partagé. Et dans l’entre-deux, les êtres de chair sont déjà reliés à ceux que l’on ne voit pas encore.

L’art du lien ineffable entre la présence et l’absence qui met en résonance l’événement d’ici avec le temps des autres. Sur la danse des pieds de Léa passe le vélo de Marie, pour rappeler que le monde existe ailleurs, autrement, pendant que des mains cisèlent des gestes lents, échappés d’un visage enseveli sous une longue chevelure. Tout à la fois les figures surréalistes et les personnages de Botticelli revisités en un seul temps.

L’art du contrepoint, donc, qui met en relation la situation visible avec l’événement à venir ; le temps qui s’écoule à travers le rideau de bulles entre le vrai et le faux, l’existence et le rêve, l’énergie et la statuaire. Ou, l’onde transmise de l’un à l’autre en un regard – un seul regard – pour souligner, sans jamais insister, l’échange entre Gilbert et Léa, lorsque les mains s’échappent d’un corps raidi par les tremblements.

Les interprètes, disais-je… La tête enfermée dans le vêtement qui dénude son dos, fragile contre toute attente, Gilbert entreprend le décompte du temps : «un… deux… trois… quarante… soixante-dix…»
Dans cet état obsessionnel, l’ironie du comptage est un état des lieux du trajet accompli et de ce qu’il nous reste à vivre. Tout est illusion contre le temps : «Ca va bien… tout rayonne…».

Oui ça va bien.

Le temps s’est enfin posé à l’endroit où l’être peut évaluer son parcours. Non pas qu’il soit vraiment grave, Gilbert, plutôt iconoclaste, caustique, dénonçant dans cette longue énumération tous les clichés trimballés de génération en génération.

À cet endroit, la vérité humaine apparaît au grand jour. Les regards fatigués ont quelque chose de reposant, en effet. Visage décomposé dans la belle lumière de Laurent Béal, l’entrée de Richard fixe tous ces instants, comme le précipité de l’alchimie. Tandis que le décompte du temps reprend là où il s’est arrêté, pour ne jamais perdre les traces de l’Histoire. Histoire banale d’une «femme seule assise sur un banc» ; un rebondissement troublant de vérité qui remet le temps à la dimension humaine.

Il pleut donc sur les chaussures anonymes d’une femme, de toutes les femmes, de toutes les rencontres impossibles, focalisées dans l’attente de ce qui ne viendra jamais. Ce point du silence est résumé dans la sobriété émouvante d’un duo entre Richard et Fanny. Un dialogue indifférent, ou une séduction illusoire. Ils disparaissent comme un souvenir qui n’a jamais existé.

Il faudra donc chausser maladroitement le vide de l’absence. Il faudra chercher de nouvelles perceptions, explorer un nouvel espace. Le corps devra s’immerger dans de nouvelles dimensions, tête basculée en arrière. Sur le chant profond d’une voix mezzo, le beau visage diaphane de Julie revisite le monde à rebours. Le corps en torsion, évanescent, réapprend l’espace ; les mains cherchent l’air en contrepoint d’un bébé nu qui se risque à faire le monde à sa mesure.

La nudité serait donc cet apprentissage de l’humilité, d’un corps qui s’immerge dans le temps des autres. Les mains dans les poches, nous pourrions en être les passants indifférents. Mais nous sommes en réalité les acteurs de cette traversée qui restitue en fin de compte le silence partagé.

La fleur discrète reste le témoin de ces instants secrets. Nous reviendrons la voir et nous lui parlerons.

 

Michel Vincenot
27 octobre 2002

Distribution

 

Chorégraphie Thierry Escarmant

 

Interprètes :

Fanny Avram

Laurence Bernatas

Richard Cayre,

Léa Cornetti

Julie Dardey

Marie Otal

Gilbert Traïna

Paysages 1 – Ulrich Funke / Antonia Pons-Capo

Quand les bruyances du monde extérieur sont portées par le corps, il faut une attente pour rompre avec le bavardage. Une pause pour ouvrir au-devant le regard, un parcours pour révéler la conscience aiguë d’un espace à réinvestir, et non pas à réinventer. Non pas qu’il s’agisse de rompre avec le monde, ce serait simpliste. Non pas qu’il s’agisse de céder à une séparation du corps et de l’esprit dans une sorte d’exaltation transcendantale, ce serait un désaveu de l’espace. Il s’agit au contraire, de «confronter les réalités entre elles, dit Ulrich Funke, pour ne jamais imposer l’idée de la vérité.» Les systèmes qui se réfèrent à quelque vérité que ce soit sont des systèmes totalitaires.

Disons alors qu’il s’agit d’ouvrir les yeux sur un monde qui, trop souvent, nous échappe. Une traversée dans l’espace horizontal de tous. L’horizon est le repère des humains ; un horizon qui s’ouvre à la verticalité. La dialectique de Paysages 1 se trouve donc là : rester suffisamment présent dans la matière du sol, y prendre l’énergie et y poser le silence, tête basculée vers le haut. En plusieurs niveaux de hauteur et en différentes directions.

Si beau soit-il, le chant du crapaud est interrompu par le cisaillement d’un bras et d’une main, pour se déshabituer des sensations qui mobilisent facilement l’émotion. Si séduisante soit-elle, l’énergie doit être modulée dans le basculement d’une tête désaxée qui fait partir le corps dans une direction qu’il n’avait pas choisie. Alors s’ouvrent, devant, derrière et sur les côtés, des passages imprévus qui changent la direction du regard et qui découvrent l’espace, les espaces, comme on dévoile des ouvertures que l’on refusait de voir. Le corps en lieu et place sur le trajet de l’acuité, dessiné par la subtilité du mouvement dans le glissé-du-pied-sur-le-côté qui dirige le corps dans des directions latérales. L’espace du côté si peu exploré tant nous avons pris l’habitude de marcher dans l’axe des yeux, au risque de perdre de vue les événements qui nous sont proches.

Ce que la méthode Alexander a développé durant un long travail prend tout à coup chair dans les trajets d’Antonia Pons-Capo. La danse est posée entre l’énergie vitale et la juste retenue, pour être toujours là où le temps et la pensée doivent se dire ; les doigts ouverts que le regard découvre comme un mystère de la Création, dans toutes les hauteurs de l’horizontalité.

Il faut à cet instant abandonner l’inutile pour laisser pénétrer l’incertain. Il faut tourner longuement autour de l’axe du corps vertical pour percevoir l’espace d’un autre endroit et y solliciter la plus petite résurgence. Il faut refaire cent fois le même trajet pour nourrir le temps du corps. Les grands pas, franchis sans crainte et sans hésitation, sont posés dans la douceur du sol et donnent la juste mesure du poids dont la main vient cueillir à la terre la force pour s’en échapper.

Alors la conscience de l’être peut réhabiter tous les endroits du corps, jusqu’à la crispation, poings et yeux fermés : une ultime respiration qui arrête le temps dans le silence et ouvre le dedans au dehors d’un corps traversé par un fluide, de la pointe des pieds jusqu’à l’extrême vibration des doigts. Regard baissé et bras pendants, stoppés à la verticale du sol, stabilisent le corps dans un état d’abandon ; une attente disponible aux flux de l’espace et du temps qui ont traversé la pierre de la Commanderie, un jour de festival, dans la clarté du printemps.

 

Michel Vincenot
8 avril 2002

Distribution

 

Chorégraphie Ulrich Funke, Antonia Pons-Capo

 

Danse Antonia Pons-Capo

 

à la Commanderie

Masculin pluriel – Christian Bourigault

Êtes-vous fier d’être un homme ?
«Je ne sais pas si je suis un homme».
Cette question en suspens met en mouvement le processus de Masculin pluriel. En tout cas, c’est le préalable qui a pu pousser Christian Bourigault à s’intéresser de plus près à ces paroles d’hommes, jamais énoncées, ni véritablement échangées. Une quête de l’identité masculine, lorsqu’il est proposé à ces hommes de livrer leurs paroles intimes. Quelle partie de votre corps préférez-vous ? Comment vivez-vous la paternité, les relations d’intimité avec votre femme ou votre partenaire ?… et bien d’autres questions qui émergent au fil des bavardages avec ces hommes, venus de tous horizons et de toutes cultures.

Mais le processus est depuis longtemps enclenché lorsque Bourigault réinterpelle sa propre danse et sa façon de l’écrire. Il réinvestit, geste après geste, pas après pas, la lecture, puis la réinterprétation de F. et Stein. L’intime très personnel que Dominique Bagouet avait osé en 1983 devient, vingt ans après, un chemin ouvert pour Christian Bourigault. Son audace : attribuer à Bagouet la capacité de transmettre et de s’investir dans la confiance que l’on peut faire à l’autre ; celle que Bagouet n’aurait pas hésité à donner.

Il y aurait donc un espace en friche, «une région du silence d’où on attend qu’un signe arrive» (Laban), pressentant que l’endroit traversé par la danse pourrait être le non-dit du corps dans tous ses états et dont il faudra désormais explorer les failles. Questions d’humanité ? Oui bien sûr, mais aussi questions de l’homme au masculin. Sans pour autant se fourvoyer dans une quelconque «revanche» du masculinisme contre le féminisme. Alors la danse s’éveille, au carrefour de propositions, de questions et de singularités masculines qui apparaissent soudain comme une évidence : la clarté qui surgit de la nudité met en dialogue les origines mythiques du corps et ses incontournables nécessités quotidiennes. La mobilité d’un état à l’autre, fussent-ils contradictoires, devient la condition préalable de la prise de parole et du corps en mouvement. La danse implose ainsi dans la multiplicité des accès à l’être et fait éclater la représentation monolithique du corps unique au profit des corps semblables aux identités différentes. «Pensez-vous que j’aie peur ou que je sois gêné ?»

Et d’un état du corps à l’autre, la mobilité ouvre au bout du compte la grande diversité des situations qui offre à chacun la liberté de se dire, dans ses contraintes et ses brutalités, dans ses attentes et ses tendresses ; de s’enlacer jusqu’à l’étouffement, de reprendre souffle dans la gémellité et d’échanger les rôles. Une histoire de mecs, bien sûr, et typiquement de mecs qui se racontent à leur façon, en confiant leurs mots, leurs gestes et leurs caresses un peu gauches, dans l’amitié profonde, fidèle jusqu’à l’ivresse. «Tu t’es pas rasé… ta barbe a deux jours au moins, je te connais… On va prendre une photo..». Ce «on» qui assimile le moment de l’un à la destinée de l’autre et la chanson fredonnée sur un contact musclé renforcent une solidarité toute masculine, «un peu tordue dans les coins», certes, mais toujours disponible quand la fragilité apparaît au grand jour. Les failles salutaires de l’enfant qui découvre le monde en dansant devant sa poupée de chiffon : le mou, le tordu, le désarticulé, le corps chancelant ; les brèches salutaires du souvenir assouvies dans la brutalité de la chute ; les paroles jamais dites qui trouvent à se dire dans le temps de la chair. «Quand le corps est pitoyable, dit Daniel Dobbels, il est en même temps traversé par des forces infinies.»

Après avoir dessiné les limites de son espace, l’homme le remplit, c’est une obsession masculine. Il y délire et se perd dans le passage des situations tragiques de la vie qui (apparemment) n’ont pas plus d’importance que cela. Cela, c’est sans doute très masculin, même si la vie laisse des traces parfois douloureuses d’une paternité mal assumée, ou plutôt mal comprise, ou alors mal reconnue. L’enfant volé à la masculinité est transposé dans la représentation commune qu’il est convenu d’appeler la virilité, parfois machiste, parfois naïve, souvent désemparée. Une histoire d’homme, des histoires d’hommes qui rendent hommage à leur(s) femme(s) et qui listent abondamment les sobriquets qui identifient leur(s) compagne(s), ou leur(s) compagnon(s), avec, en toile de fond, le petit air détaché qui les affranchit de leurs infidélités passagères, ne serait-ce que dans le discours qui en dit plus long que la réalité. «We love you…Vous êtes à l’écoute de Radio Pénis… fréquence 69… (nous n’en dirons pas plus).» Jeux de garçons, très masculins, dans l’insouciance mais dans la convivialité partagée. Et puis les situations répétées de déchirures profondes, des exclusions, qui marquent, jusqu’aux extrêmes de l’espace, l’obsession de la disparition. Devant le cadre d’une photo de l’absent(e) ou d’une orange posée maladroitement dans l’attente du retour, la veille douloureuse se fait violente. La perte est effectivement un meurtre, le meurtre du père que l’on assume tant bien que mal dans des fantasmes pornographiques. Une gageure pour se donner encore de l’importance, une importance si fragile… comme les témoignages vivants qui rythment Masculin pluriel.

Spectacle ? On ne sait plus exactement.

Ce qui est dit sans précaution n’est jamais repris. Donné, c’est donné, là, dans l’instant. «Avez-vous déjà été humilié ?…» L’acte au présent nous est jeté à la gueule sans fausse pudeur. Du solo naïf ou du récit sincère venus de l’enfance, jusqu’à la féminisation du masculin sur fond d’un opéra de Puccini, votre instabilité bien masculine passe aussi par le vis-à-vis de la gémellité. La distorsion des membres est un défi d’hommes et un flagrant délit d’amitié… Alors, un peu de repos, les mecs. Quand vos turbulences et vos tendresses ont tout arraché sur leur passage, vous savez aussi redire à votre façon le beau parcours de la solitude androgyne, sur fond de Nastassja Kinsky dans Paris-Texas.

Et si, pendant deux heures de temps, il vous arrive de dire avec force votre révolte, vous savez partager l’énergie généreuse de l’homme au masculin qui émerge du centre de l’intime et qui affleure à la surface de la peau jusqu’à la faire vibrer dans le spasme.
Alors votre parole est restituée là où elle devait se poser.

 

Michel Vincenot
26 mars 2002

Distribution

 

Chorégraphie Christian Bourigault

 

Créé et interprété par

Cyril Accorsi,

Philippe Cohen-Selmon

Henri Emmanuel Doublier

Walter N’Guyen

Laurent Perrier

Alban Richard

Noele Van Kelst

David Wampach

 

Cie de l’Alambic