Tout lieu devient sacré lorsque l’homme a décidé de l’habiter.
Quatre hommes sont vêtus de jupes, pour évoquer des costumes traditionnels qui ont habillé l’Occident médiéval ou qui habillent l’Asie d’aujourd’hui ; des vêtements usuels pour le dire autrement. Il a suffi d’un séjour en Inde pour que Patarozzi en revienne le regard transformé :  « Il y a une noblesse des corps, des gestes et de l’habit chez ces populations pauvres qui se respectent dans la tolérance et qui vivent en harmonie avec les lieux qu’ils habitent : la rue, les maisons, les temples »

Mais tout lieu est sacré parce que l’homme a le pouvoir de donner un sens aux chemins traversés par les autres. Chacun peut à sa guise chercher sa direction qu’il faudra appréhender mille fois avant d’en trouver la justesse, à condition toutefois d’ouvrir grand son esprit pour y laisser pénétrer le silence.

La méditation s’installe ainsi. Le temps prend ses repères. Debouts, assis ou couchés, les danseurs atteignent leur point de clarté. Et, tour à tour, la main se pose à plat sur le sol pour prendre à la terre l’énergie vitale qui la relie au ciel. Il y a une sorte de douceur à vivre avec ces différences. Chaque geste participe, dans la précision, à l’harmonie de l’individu. Aucune agitation extérieure ne pourra troubler cette méditation.

Lorsqu’une direction est trouvée, le son de la cloche retentit pour marquer le temps de chacun, devenu désormais le temps de tous. La cloche est la vigilance du veilleur. On s’habille alors le corps de l’offrande de l’autre, reçue dans le creux de la main, telle une onction  transmise religieusement de génération en génération.

L’énergie de cette danse à quatre isole à chaque fois un solo, hors du groupe, mais en parfaite communion avec lui. L’individu continuera d’exister seul, quelque temps, puis il sera à nouveau réintégré au groupe monacal de ces hommes.

Pourtant, à plusieurs reprises, ils se retrouvent identiques les uns aux autres, pour ressouder le groupe, au travers d’un rituel dansé. De petits pas en gestes du doigt qui dessinent un masque sensuel sur le corps pour l’habiller tout-entier. Substitut du vêtement ? Sans doute. Mais au-delà du signe, la nudité du corps témoigne d’un dépouillement intérieur qu’il faut restituer aux autres. Car l’échange est toujours à deux sens. Tantôt le groupe initie l’individu, tantôt l’individu transmet son savoir aux trois autres. Cette pièce est certainement un des plus beaux témoignages de tolérance que l’on puisse apprécier.  Entraînés par la pièce, on ne peut s’empêcher de respirer au rythme des danseurs, de se poser à leurs côtés, de rechercher avec eux de nouvelles directions du regard.

Puis vient le temps du répit. L’énergie se fige au ralenti, tel qu’on l’imagine parfois dans des moments de grâce devant une sculpture qui se met à bouger. Deux hommes s’enroulent l’un contre l’autre, sur fond sonore qui pourrait être une dispute de voisinage. Cependant, le duo poursuit imperturbablement l’enchaînement chorégraphique, comme si l’esprit devait s’affirmer plus haut et fort que l’agitation qui l’entoure. Deux hommes luttent dans une violence à briser les corps, mais la lenteur finit par changer la domination en gestes de protection pacifiante.

Passer de l’état de violence à l’état de paix est une forme de sagesse que l’on transmet. Car, succède à ces instants, un solo d’une danse répétitive offert comme une invitation à danser, à partager. Cet appel au mouvement reconstitue le carré des hommes. Deux à deux, les danseurs se heurtent en un choc frontal qui s’accomplit jusqu’au sol dans une chute merveilleusement retenue. Du combat à la fluidité de l’enlacement, de l’attaque à l’attention affectueuse.

Et c’est exactement ici que nous retrouvons Jacques Patarozzi, dans un propos vraisemblablement universel. De l’Occident à l’Extrême Orient, il doit y avoir une corrélation mystérieuse entre la misère des villes indiennes et les bas-reliefs des édifices romans. Des hommes au visage hideux s’affichent au regard de la rue, tels ces personnages aux allures grotesques qui ornent les tympans des églises ; ou ces figurines de chapiteaux, déformées par le poids du pilier qu’elles supportent. Elles jouent les provocateurs ostentatoires en figeant dans le mouvement de la pierre la jupe que l’on soulève pour voir ce qu’elle cache en-dessous. Tous les hommes pactisent avec le diable. Au Moyen-Age, la messe des fous était autorisée une fois l’an. Ces visions populaires ont sans doute marqué de tout temps les relations entre l’homme et Dieu (ou les dieux)  comme un passage obligé qui autorise ensuite le silence de l’esprit.

La danse prend alors des allures cosmiques. Des sorties en fuite et des entrées rapides refont l’itinéraire du début, et préparent une initiation qui prend à témoin l’univers tout entier. Retrouver la sensation de l’ampleur du tissu en le faisant flotter et claquer sous ses bras, c’est habiter un espace inconnu dans un jeu du montrer-cacher. L’homme est à la mesure du monde. Il peut donc s’essayer à le transgresser dans un vêtement qui ne lui appartient pas tout à fait, mi-femme, mi-homme, ou alors dieu. La danse redonne ainsi toute l’énergie accumulée. Les sauts se reçoivent sur les genoux comme des coulés qui s’étirent indéfiniment vers le haut. Les portés tournoyants unissent l’intimité de la grâce féminine à l’harmonie des hommes qui réapparaissent à la fin en posture silencieuse, sous le passage d’un dieu éphémère.

Jacques Patarozzi dit de lui qu’il a appris à donner parce qu’il a beaucoup écouté ses danseurs. On peut leur faire l’honneur de les nommer un par un : Antoine Effroy, Luc Favrou, Fabrice Loubatières et Frédéric Seguette. Ils sont la matière vivante de la danse.

 

Michel Vincenot
4 Mars 1995

Distribution

 

Chorégraphie Jacques Patarozzi

 

 

Danseurs

 

Antoine Effroy

Ulrich Funke

Sophie Gérard

Claire Haenni

Antonia Pons Capo

Frédéric Seguette

 

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