Quand le geste s’initie en deçà du corps, avant que la plus petite pulsion de vie ne trouve sa raison d’être, la danse est déjà à l’écoute de l’infime vibration. L’imperceptible frémissement du corps y est une force ineffable qui s’oppose, sur le dos de la main, à la terre qui l’a fait naître.

«Elle ne vacille jamais parce qu’elle n’a pas d’endroit où tomber.»

C’est par l’inéluctable mort, en effet, qu’il faut commencer. Tomber signifierait : se laisser engloutir par le geste joliment insignifiant. Ici, il s’agit au contraire de «commencer à côté du corps» – Daniel Dobbels le dit justement – presque en amont du temps pour faire le deuil du trop plein. Juste à l’endroit du «vide» où se croisent les territoires des autres. L’espace d’à-côté est le territoire du silence inouï qui ne peut s’entendre que par le mouvement tactile, les yeux fermés. Comme le battement d’une paupière sur la peau d’un partenaire,
lorsque la parole a perdu les mots.

Pied retourné et poings fermés contre le sol, le corps est soumis au poids venu d’en haut, mais en même temps c’est le sol qui lui résiste, le repousse constamment dans sa hauteur, en laissant disponible ce vide comme un souffle tendu entre le corps et la matière. Tout le mystère de la danse est ici résumé en ces forces contraires. Le corps peut en effet défier la loi de la gravité lorsqu’il est habité par l’intention claire de dévier les contraintes, les représentations du prêt-à-danser ou du prêt-à-montrer. Les petits doigts tendus refont à cet égard un trajet transversal, entre le poids et l’esprit, entre le corps et la danse dans un espace qui, cette fois-ci, n’appartient qu’à l’humain. Espace du corps surpris par la pensée du mouvement. L’homme invente la parole… et il se tait.

Entre l’animal extrait du sol et l’esprit de l’homme qui émerge du rampant, la danse de Brigitte Asselineau résiste à l’enfouissement de l’être. Michel-Ange, et le doigt de Dieu tendu vers celui de l’homme. Au sommet de la Chapelle Sixtine ils ne se toucheront jamais, mais resteront le symbole d’un écho insondable qui transmet la pensée au cœur même de la matière charnelle.

Lorsque le trajet devient à ce point complexe de tant d’infinitudes, c’est le corps «défait, refait, échoué» qui ouvre à l’intelligence. C’est lui qui écrit le temps, entre les sursauts de l’insecte éphémère et la résistance du corps, grandi par la gravité. La durée et les suspensions du temps sont les passages obligés de l’histoire humaine en ses trajectoires infirmes qui ouvrent, d’un geste à l’autre, à la clarté, en laissant s’immiscer l’espace, «l’entre-deux» du devenir.

Une main qui chemine derrière le dos invente ainsi une autre direction : celle d’un bras tendu vers le haut. Un entre-temps du corps rassemblé, à mi-hauteur, entre la terre et le ciel. C’est une dialectique de l’être qui s’installe : toucher le sol par le dos des doigts, paume de la main vers le haut, pour faire surgir la respiration dans toute sa hauteur. Comme une résurgence dont on ignore l’origine. L’air devient le volume charnel ; le corps respire son espace entre celui des autres. Là est l’entre-temps du corps.

Dans la troisième partie de ce solo, Bob Dylan chante : «Certains disent qu’il n’y a pas d’erreurs dans la vie. C’est vrai, parfois on peut voir les choses ainsi. Mais les gens ne vivent pas, ne meurent pas ; ils ne font que flotter […]»

Et d’une ligne tracée au sol, d’un corps divisé par les tensions contradictoires, c’est la main qui détient le secret de rassembler le temps, de tenir ensemble des doigts singuliers, séparés, écartelés.
«Cherche le motif aigu et solitaire d’où tu jailliras.» René Char avait déjà parlé de ce solo.

Michel Vincenot
26 mars 2001

Distribution

 

Chorégraphie Daniel Dobbels

 

Solo dansé et interprété par
Brigitte Asselineau

 

Lumières Françoise Michel

 

Régie son Boris Molinié

 

Musique Bob Dylan :
Chimes of freedom
Blind Willie Mac Tell
Man in a long black coat

 

Costume Judith Chaperon

 

Festival Plurielles 2001
à la Commanderie

Share This