Franck Micheletti, portrait

GYRATIONS OF BARBAROUS TRIBES
KubilaÏ Khan Investigations / Culturarte

Texte demandé par la Comédie de Clermont-Ferrand
20 octobre 2007

 

 

Franck Micheletti, cet homme de la transhumance, aux yeux de feu, doux comme un agneau.
Ce berger au regard sans frontières, n’hésite pas à voyager dans le monde et dans sa tête, à la recherche
d’un métissage entre les cultures. De la France au Japon, en passant par l’Afrique et bien d’autres contrées,
il fonce tête baissée dans des aventures dont il ne maîtrise pas d’emblée les perturbations qu’il provoquera
chez les spectateurs.

Que ceux-là soient perturbés, c’est-à-dire séduits, peu lui importe. Il ose toutes les rencontres, sans se poser
de questions existentielles. Pour lui l’existence passe d’abord et avant tout par le mélange. Il pourrait
être cet «altermondialiste» d’un nouveau monde, tel qu’il le rêve. Il a la volonté opiniâtre des artistes engagés,
et la tendresse de ces hommes à l’écoute de la moindre vibration qui peut surgir de la rencontre entre
des hommes et des femmes de traditions différentes, voire radicalement opposées, ou de genres chorégraphiques
et musicaux en soi incompatibles. Mais il tente.

Il ne se complique pas la vie avec des concepts inutiles. Sa voie : le choc (des cultures) et la fusion du partage.
Il n’hésite pas à modifier au dernier moment (quinze minutes avant l’entrée en scène) quelques détails
de la danse qui seraient mieux comme ci plutôt que comme cela. Les interprètes le suivent, car le spectacle,
c’est d’abord une aventure de la vie, pourvu qu’on reste sincère et juste.

Alors voilà, un jour Micheletti a l’idée saugrenue de faire un mélange inédit : la France, le Japon, le Mozambique.
Et par dessus, la danse africaine, la danse contemporaine, le hip hop, la danse contact, la musique
actuelle et traditionnelle et le cirque. Et pourquoi pas les danses primitives tant qu’on y est, avec un zeste
de musique classique ? Il en serait capable si on lui soufflait l’idée. Cela n’a pas été nécessaire, l’idée il l’a
déjà eue. Et au bout du compte, ça donne un cocktail détonnant «Gyrations of barbarous tribes» !
Quand je lui ai demandé : «Mais comment as-tu eu l’idée ce titre ?»

Il a souri en guise de réponse.

Le titre est aussi incongru que la traduction est impossible. Comment faut-il dire ? «Tournoiements des tribus
barbares» ? Ou alors, plus soft : «Mélange de Français, d’Africains, de Japonais pour un concert circassien
dansé qui part dans toutes les directions, en haut, en bas, sur le côté, au cœur des cultures du
monde» ?

Bon, la traduction est un peu trop longue. Faisons plus simple. «Gyrations…», on l’appellera ainsi, trouve
ses moteurs dans la générosité des danseurs africains, venus du Mozambique (le collectif Culturarte), un
circassien, Dimitri Jourde, des danseurs hip hop, des percussionnistes hors pair… etc, etc… Et en cadeau,
le compositeur Rui Owada et la magnifique violoniste japonaise Takumi Fukushima qui plane au-dessus du
ciel et qui emporte les danseurs dans les airs de la poésie.

Allez, encore un effort. Ne ratez pas cette belle rencontre, énergique, colorée et superbement rythmée.

 

Michel Vincenot
20 octobre 2007

Pierre-Yohann Suc, portrait – Michel Vincenot

Les chemins viennent de partout

Entretien avec Pierre-Yohann Suc, cie Androphyne

 

 

Les chemins viennent de partout et la vérité n’est jamais au rendez-vous.

Voir, regarder, danser et chercher toujours ailleurs.
Si Pierre-Johann Suc se définit comme un voyeur de la vie et des gens, ce n’est que pour être le passeur des choses de la vie aux choses de la danse.

La danse ? Oui sans doute, mais pas que la danse, car il revendique aussi toutes sortes d’expériences ; quelque chose qui serait de l’ordre d’une quête éperdue et dont le rêve absolu se réaliserait dans la fusion des êtres. Bon ! Disons le mythe du paradis perdu… et il sourit de son rêve de bonheur éternel, car c’est contraire à sa façon d’être : « chercher tous les chemins et simultanément », selon le joli mot de Christian Bobin. Mais comme on ne connaît pas simultanément tous les chemins, alors il faut absolument aller voir, de façon instinctive.

C’est pourquoi, ses dispositions naturelles le portent à s’enfermer dans un studio avec des futurs interprètes, à les regarder vivre, à les écouter chanter et parler, plutôt que d’asséner une vérité toute préparée que les danseurs n’auraient plus qu’à mettre en forme. Créer ça n’est pas seulement faire des spectacles, des produits finis, c’est se confronter au vide qui préexiste à la création avec quelqu’un ou quelques uns pour voir ce qui se passe et aller jusqu’au bout de ce qui se passe. Accueillir, mettre des instruments de musique à disposition, des livres. Surtout ne pas parler de danse, mais expérimenter jusqu’où on peut aller plus loin ensemble.

Sa recherche préalable, il n’en parle à personne. Disons que les échanges viennent nourrir, confirmer ou infirmer le projet qu’il garde secret jusqu’au bout derrière ses beaux yeux verts. Seule sa partenaire, co-chorégraphe, et de surcroît sa compagne, sait ce qu’il a dans la tête ou ce qu’il ne sait pas encore. «C’est la seule qui sait ce que je veux. Elle a les clés.»

Donc, d’abord, il ne sait pas. Il écoute, partage et boit un coup avec ses convives. Vient ensuite le moment où le passage est possible. Alors il assume totalement d’aller chercher partout, quitte à se perdre à nouveau. Dans «Pas à pas jusqu’aux derniers», sa dernière création, il en fait le propos de sa pièce et avoue simplement qu’il est perdu «mais ça n’est pas si grave que cela», ajoute-t-il avec un sourire un peu malicieux. Ce qui a changé, c’est que cette fois-ci il l’assume, comme il assume toutes «les possibilités d’ouverture absolue» en osant parler de la futilité de la vie, grave, quelquefois dramatique. Il y aborde la perdition des êtres, de la mémoire du temps, de l’espace et de la perte des repères. La scénographie de carton est là pour témoigner de l’éphémère fragilité contre toutes les certitudes. Alors on peut aussi jouer de cette vie-là, sans se prendre la tête.

Entré au CNDC d’Angers, son rêve était d’en sortir pour entreprendre une démarche personnelle. Son premier travail a consisté «à vomir tout ce qu’il avait ingurgité», saturé par les vérités de l’enseignement qu’il y avait reçues. Chacun sa vérité sur les théories contradictoires des «demi-pliés», dit-il, avec un soupçon d’agacement. Au bout du compte il finit par tout faire bouger et cherche ses propres chemins. Ce sera « Le marchand de silence », titre significatif de son premier travail personnel et révélateur du grand nettoyage qu’il opère en lui.

Puis, il erre en nomade, un an et demi à tout faire, sauf de la danse qui «l’agaçait et qui provoquait en lui une non-envie profonde». Il traîne à Bayonne, à la recherche de choses toujours différentes. Il croise des peintres, des écrivains et surtout le cinéaste sud-américain Manuel SORTO qui sera une rencontre décisive. Il est fasciné par cet homme de l’action et non de la parlote.

Pierre-Johann passe des nuits entières avec lui : peinture, littérature… Il refait le monde à sa façon, ne cherchant jamais la vérité à tout prix pour assumer ce qu’il fait. C’est par Manuel SORTO qu’il revient à la danse. Il lui apprend à ne pas refaire le même «film» à chaque fois : «Pourquoi refaire une marche en cercle dans ta pièce alors que tu l’as déjà fait dans la précédente ?» Pierre-Johann n’enlèvera pas le cercle dans la création qui suivra mais Sorto lui fera dire pourquoi ce cercle est si important pour lui.

Pierre-Johann Suc qu’on dit parfois «immature» est en réalité un doux déterminé. Il explore tout jusqu’à imaginer une exposition des palettes des grands peintres pour refaire à l’envers l’histoire d’une toile finie, parfaite, définitivement exposée au regard du public. «Dans la palette, dit-il, il y a le travail, la trace et le sens de la création. On y devine comment se sont faits les mélanges de couleurs.»

Sa palette à lui c’est son laboratoire de danse où les individus mélangés deviendront les interprètes de la prochaine création. Il aime les individus, il aime les singularités tout en se disant misanthrope. Coquetterie de langage ? Timidité ? Réalisme de la vie ? Sans doute les trois à la fois. S’il aime jouer avec les paradoxes du langage et les situations parfois absurdes, il a aussi cette simplicité honnête «de ne pas se la jouer» en jouant lui-même sur l’auto-dérision.

De l’évidence du propos (l’amour, la mort, le passage) aux situations provocatrices, comme dans «Le vivarium», Pierre-Johann Suc et Magali Pobel cherchent un passage entre le rien et le mouvement, «même s’il s’agit de ne bouger qu’un sourcil». Seuls sur un plateau ou sur une place publique, le corps vient de partout. C’est la danse qui doit aller à sa rencontre. Et c’est à cet endroit qu’ils posent les questions.

Le spectacle tout d’abord, et la représentation à laquelle il est lié : Pierre-Johann aime que le spectateur assiste à quelque chose qui n’est que pour lui, comme si la proposition devait être adressée de façon singulière à chaque spectateur. Il y a un rapport tacite entre l’acteur et le public qu’il faut tenir jusqu’au bout en acceptant que la fragilité trouve sa place ou que l’apparent non-sens tisse des liens secrets entre le danseur et le spectateur. L’endroit précis où l’on vient toucher des états de corps n’est pas la particularité du spectacle et encore moins de la représentation. Le danseur n’entre pas sur scène «dans un état de corps particulier», il est déjà état de corps, de la même façon que le spectateur entre de la vie au fauteuil de théâtre dans son état de corps, celui du moment présent et de son histoire.

Quant à la vie, c’est le groupe socialisé qui l’intéresse. L’individu perd sa singularité. « Je ne comprends pas ce que le groupe a fait de l’humain, je ne comprends pas cette énergie collective qui pousse l’individu à ne plus être lui-même… Pourquoi les chasseurs qui partent en groupe deviennent-ils violents ? »

Et vous Monsieur Pierre-Johann êtes-vous violent ? «Non, juste un peu rude avec les gens que j’aime…»

Et le Pierre-Johann en question a-t-il un peu d’humour ?
Selon lui (27 ans), l’homme qui l’interviewe (58 ans) «n’a que sept ou huit ans de plus.»
Si la vérité n’existe pas, on peut toujours rêver.

« Demain fera-t-il beau, Monsieur Pierre-Johann ? »
Demain il fera beau à condition de prendre le temps d’y parvenir.

 

Michel Vincenot
9 novembre 2005

Merci au public, 10e festival de danse – Michel Vincenot

Dix ans de festival, dix ans de fidélité des publics autour de rencontres aussi diverses que le sont les compagnies de danse accueillies depuis la création de ce festival.

Il nous a fallu partir en transhumance pour percevoir le moindre signe qui sollicitait à tout instant notre regard sur les engagements que nous proposaient les danseurs. «Le souci de la danse contemporaine est de toujours préserver cette sorte d’en-deçà, une richesse inouïe où le corps, avant d’avoir affaire à quelque chose de trop imminent, de trop définitif, aurait la possibilité de choisir plusieurs voies, avant de se confronter à ce moment ultime.» Ces mots de Daniel Dobbels, lors de sa conférence le 12 mars, nous rappellent que dans l’en-deçà du corps, avant même que nous ne prenions conscience du champ ouvert dans lequel la danse nous entraîne, il convient de se poser cette question : de qui sommes-nous effectivement les contemporains ?

Par la multiplicité des approches, c’est toujours à notre inconscient que la danse s’adresse pour retrouver la prééminence du geste, cet instant à la fois créateur et ce moment ultime où la danse, quand elle apparaît, peut engendrer la parole. Au passage, le corps traverse des champs inexplorés qui nous renvoient sans cesse à notre façon d’être. Depuis qu’elle existe, la danse contemporaine s’est toujours souciée de l’Histoire dans laquelle elle est née. Elle est toujours restée ouverte à la perception du moindre signe qui aurait mis en cause, dans le silence ou dans la révolte, l’intégrité du corps. Et surtout du corps d’autrui lorsqu’il est mis en danger.

L’en-deçà de la danse existe bel et bien dans notre façon d’être présents au monde, avant même que la conscience du geste, de la posture, de l’attitude, ne mette nos corps en mouvement. Il y a en effet quelque chose d’éminemment politique dans le fait de danser. Oser la danse, c’est pervertir les situations conventionnelles de notre corps soumis aux règles de la vie sociale.

En ce dixième anniversaire, il était donc nécessaire de se reposer la question : « de qui sommes-nous les contemporains ?», alors que nous réinvitions les danseurs qui s’étaient déjà produits sur notre plateau. Les publics eux-mêmes ont changé. Les premiers ont cheminé avec nous au fil des propositions diverses, parfois opposées. Les plus jeunes sont venus après et ont favorisé une plus large découverte de la danse ces trois ou quatre dernières années.

L’acte de confiance qui nous est fait nous touche, bien sûr, mais il ne vaut que s’il est participatif d’un réel engagement, dans l’émergence de la conscience qui témoigne, au-delà de l’artistique, d’une volonté de ne jamais soumettre le corps à l’anéantissement. C’est, pour la danse, le seul moyen de trouver «le mouvement juste».

Merci à vous, publics, merci aux danseurs, techniciens, cuisinières et bénévoles.

Le 21 décembre prochain, c’est avec Merce Cunningham (en partenariat avec le Parvis de Tarbes) que nous débuterons la saison de la nouvelle Scène conventionnée danse-théâtre.

 

Michel Vincenot
5 avril 2003

De qui choisit-on d’être le contemporain ? – Editorial 2003 – Michel Vincenot

Cette question qui sera posée pour la danse par Daniel Dobbels (12 mars à 19h30) est une réflexion d’actualité. Le 10e festival de danses plurielles est un rendez-vous au terme de quinze ans de programmation de danse au Théâtre Saragosse.

Les chorégraphes et compagnies qui y ont déjà présenté leurs pièces ont une place privilégiée cette année. Par nostalgie du passé ? Certainement pas. En quinze ans d’histoire de la danse, ces danseurs ont évolué. Il nous semblait opportun de faire un état des lieux de cette histoire. Fabrice Ramalingom et Hélène Cathala (25 mars) reviennent sur la leur et s’en échappent, sans état d’âme, inscrivant leur dernière création comme un phare dans leur temps de danseurs d’aujourd’hui. D’autres ont gardé leur style en intégrant les nouvelles donnes d’une société qui bouge en permanence.

Mais la plupart du temps, ils se sont écartés de leur voie originelle. Christian Bourigault en est un témoin. Le jour de la présentation du festival (3 mars à 18h30), il change de direction et propose une approche inédite pour lui ; une relation privilégiée du danseur-comédien au spectateur, comme s’il était urgent de s’adresser personnellement à chacun des individus. Le théâtre contemporain l’a déjà tenté : Solange Oswald, par exemple, dans La mastication des morts de Patrick Kermann. Et ce n’est pas un hasard si les danseurs participent à la même réflexion. Mouvance de ce temps où il faut sans cesse remettre en cause nos comportements et nos attentes. Repenser les lieux de la perception et les endroits pertinents de l’échange. Il ne s’agit pas d’être mieux entendus pour trouver, comme dans les médias, le vecteur de la meilleure innovation, la plus à la mode possible. Notre médiation consiste plutôt à redonner
envie de regarder à nouveau notre existence par le prisme des arts, rendus plus difficiles lorsqu’il est question d’arts vivants. «Sans/Espace d’un quotidien», l’exposition photographique de Patricia Arminjon en fixe l’éphémère.

Mieux que quiconque, dans ces observatoires que sont les lieux artistiques, nous savons qu’il faut remettre en question nos acquis, nos privilèges, parce qu’ils sont avant tout les lieux de la parole des hommes. Les habitudes ancrées depuis deux ou trois décennies dans une soi-disant «tradition d’expérience» nous rendraient-elles à ce point étrangers à de nouvelles ouvertures ? Sommes-nous contemporains d’un passé nostalgique sur lequel nous avons bâti, une fois pour toutes, nos repères ? Cela n’a pas de sens. Ce ne sont pas les institutions qui sont sacrées, ce sont les hommes.

À sans cesse penser que seule notre propre histoire nous intéresse, nous finissons par oublier que nous sommes traversés par celle des autres. On peut, en effet, être contemporains de Bach et de Nicolas de Staël à la fois, et se sentir proches des danseurs qui ont fait bouger, jadis, des Dominique Bagouet et autres perturbateurs des idées toutes faites. Ligne de force de ce festival, nous tenterons aussi d’éclairer le parcours de ces mêmes danseurs qui regardent, quelques années plus tard, le monde tel qu’il est, alors que, depuis, ils ont investi d’autres voies.

Dans sa dernière création (7 et 8 mars), Caterina Sagna, l’italienne sulfureuse, va jusqu’à remettre en question les relations polies du chorégraphe à ses interprètes, dans une vraie-fausse conférence de presse.

Ce 10e festival sera donc le festival «de tous ces temps», pour reprendre le beau titre de la dernière création de Dobbels (13 mars). Des temps singuliers pour revoir Michèle Noiret et Héla Fattoumi (20 mars), et tous ceux que nous réinvitons : Gang Peng, Yvann Alexandre, Loïc Touzé, Pierre-Johan Suc et Magali Pobel.

Et pour ne jamais nous installer dans la tranquillité, nous ouvrons ce festival à deux autres chorégraphes : Paul-André Fortier du Québec et Carlotta Ikeda qui présentera un solo à la Commanderie et conclura en deux représentations de «Togué» ce 10e festival.

L’histoire ne restera présente dans nos cultures que si l’on consent à risquer nos propositions dans la modestie, sans chercher à réussir le coup du siècle. Depuis janvier, le Théâtre Saragosse est devenu Espaces pluriels, Scène conventionnée danse-théâtre. Nous ouvrirons à d’autres populations ces temps de la danse et du théâtre contemporains, en demeurant à l’écoute des individus et des artistes. De ce qu’ils ont à nous dire, ensemble. «Serait-ce ce temps-là qui nous offrirait la chance de sentir que nous ne cesserons jamais d’avoir eu des contemporains ? Conjurant ainsi la peur d’une danse à corps perdu.» (Daniel Dobbels).

 

Michel Vincenot
mars 2003

Les turbulences emportées – Michel Vincenot

Merci aux publics et aux danseurs du 9e festival de danse Plurielles

 

 

On ne quitte pas ses partenaires sans avoir préparé le départ. De la même façon qu’on entre en état d’écoute dans l’espace occupé par les autres. Dans l’improvisation de la danse, l’entrée et la disparition des danseurs nous ont appris cela. «Je sens intuitivement si la matière corporelle peut entrer en résonance.», dit Paco Dècina.

Les corps, en effet, portent en eux le temps, les trajectoires obscures et les nœuds de la vie ; des rendez-vous manqués ou des rencontres inattendues traversées par l’échange : les yeux, l’écoute, le regard, la peau et les mots qui se donnent dans ces moments transparents.

Dans les turbulences de la vie se mélangent plusieurs nappes, de la plus enfouie dans l’indicible jusqu’à la plus visible, mais tout aussi indicible. Le toucher, la voix, les gestes, la pensée consentent un instant à venir au grand jour pour laisser les corps à nu et la chair en éveil ; un espace en attente, surpris à tout moment par la présence de paroles insoupçonnées. « Ce sont des états où le corps attend le corps.», dit Daniel Dobbels. Et quand il se fait absent, il reste la mémoire floue ou la mémoire claire d’une trajectoire qui nous a effleurés. Peut-être pour rien, mais peut-être pour beaucoup. Chaque individu emporte avec lui ce secret.

Ces turbulences du corps sont celles de la vie, comme les sillons creusés par la danse qui imprime sur chaque interprète la marque de ce que les autres ont donné en héritage. Cet héritage est emporté à leur tour par les hommes, les femmes ou les enfants qui ont parcouru pendant un mois la danse, les danses de ce 9e festival.

Merci à vous tous, publics, danseurs, techniciens, cuisiniers et bénévoles, parfois discrets, toujours efficaces.

Le point de départ était dans la transmission. Le point de clôture, ou d’ouverture, est désormais dans les turbulences que ces danses-là ont laissées chez les spectateurs avec lesquels nous avons échangé quelques mots ou manqué l’occasion d’une écoute.

 

Michel Vincenot
11 avril 2002

Exposition, peintures et collages – Inge Kresser

Exposition, peintures et collages – Inge Kresser

Éloquence du silence, transparence des peintures-collages de Inge Kresser. Le même silence peut être lu par la danse ou pour la danse. Si les couches biologiques de la matière se superposent entre la peau, l’organe et le squelette, le corps tentera à tout moment de transformer cette architecture primordiale en un lieu de poésie.

Poésie d’un parcours qui agence, dans l’albâtre de la cathédrale de Jaca, le proche et le lointain, la suspension et le poids, la couleur enfouie et la couleur qui surgit.
Et puis, le creux nécessaire laissé derrière elles, à la façon des sculptures de Giacometti, ouvrant aux autres l’espace du corps pour se laisser habiter par celui qui se risque à les traverser. Les œuvres de Inge Kresser ouvrent derrière elles le vide paradoxal de la liberté de penser, mais aussi de traverser sans cesse les couches longuement élaborées par le vivant. Le vent, l’air, l’incolore détiennent le secret d’en restituer les nuances.

Les fils de soie, pénétrant le papier, ou, suspendus au dessus des encres, sont la mémoire du corps devenu translucide quand il se découvre, soudain, atteint par la lumière. Une dialectique du poids et de la légèreté aérienne, de la clarté qui joue avec l’invisible.

«Il faut un corps parce qu’il y a trop d’obscurité … Il faut un corps pour obscurcir la trop grande clarté.» dit Daniel Dobbels.

Dans les couches superposées de soies et de papiers, la lumière remonte par capillarité de la strate la plus lointaine. Sous les pliures répétées du corps, la trace de la couleur émerge du vivant qui propage son énergie, sans contour, sans limites probables. Le danseur Saburo Teshigawara traverse ces états-là : «Il s’agit de rendre perméables mes propres limites à celles des autres.», dit-il.

Et quand la déchirure se fait criante, c’est la soie qui calme le jeu. Elle invite au transfert d’énergie, d’un poids à l’autre, d’un état de conscience à l’état du contact (le collage), pour absorber la souffrance devenue insupportable.
Demain, il nous sera donné d’ouvrir les yeux sur la lumière du jour naissant, la mémoire du vivant.

Pour Inge Kresser,

Michel Vincenot
13 mars 2002

Peinture et photographie Inge Kresser