L’improvisation de la danse – Michel Vincenot

Si la danse venait à disparaître,    
le geste improvisé serait la dernière liberté du corps,
avec l’amour.

 

 

L’improvisation est un exercice des plus difficiles parce qu’il y est question d’attente et de mises en demeure du corps qui conduisent le danseur ou la danseuse à confronter son intimité à d’autres intimités de corps : celles des autres danseurs. Chacun des improvisants doit tour à tour se rendre disponible à l’étrangeté qui bouleverse le cours de l’imaginaire, voire même la structuration de son propre corps : la particularité que chacun des corps sait exprimer de façon spontanée. Les habitudes, les techniques dans lesquelles chacun excelle sont à la fois le point de départ de la danse contemporaine et l’exigence que l’improvisation de la danse impose au corps, car il faut être intensément présent à l’instant.

L’improvisation est donc une mise en éveil constante, un abandon momentané de mon propre «savoir» au bénéfice de sollicitations – tendues jusqu’à l’extrême limite de la peau – par lesquelles «les autres» danseurs m’interpellent. Mais en même temps chaque danseur doit protéger son langage de corps singulier. Car, en fin de compte, l’improvisation cherche de nouvelles sources qui renouvellent le corps et la pensée en préservant à tout instant l’être du corps, sa signature, son identité personnelle.

L’improvisation serait alors « la découverte d’un geste inouï » (Hubert Godard) ! Étonnant glissement de langage. Et ça n’est pas un hasard si le geste est assimilé aux fonctions de « l’écoute ». L’ouïe, l’oreille emplit l’espace autour du corps et réagit aux moindres signes d’une autre présence. C’est là un enjeu essentiel de la danse : chercher dans les situations et les gestes de « l’autre » des invitations inhabituelles qui mettront le corps du danseur en mouvement. Mouvement extrêmement complexe parce que différentes consciences de la réalité du corps entrent en symbiose.

Imaginons, par exemple, qu’un danseur improvise seul, dans l’intimité de son studio. Cet acte ne pourrait en aucun cas se faire devant le miroir, trop flatteur des esthétiques dans lesquelles chacun se complaît. Même seul, le danseur peut improviser, c’est vrai, mais toujours face à « ce partenaire invisible » dont parle Mary Wigman. Un vis-à-vis avec ce qui respire ailleurs, sous d’autres architectures corporelles, sous d’autres cultures et d’autres pensées.

«Échauffer» le corps de l’imaginaire

« Échauffement de l’imaginaire du corps », cité par Patricia Kuypers. À l’image de l’échauffement du corps, nécessaire à la préparation du danseur, je préfère parler de « l’échauffement du corps de l’imaginaire », comme si celui-ci rassemblait diverses sources d’un tout, articulées en un corps vivant et pensant. Le mouvement peut naître, en effet, de ces composants abstraits (l’imaginaire), de la même façon que la parole peut surgir du geste qui l’a précédée, selon Gaston Bachelard et Gilbert Durand.

Une des conditions d’approche de l’improvisation est « l’échauffement » qui prépare les muscles et l’ossature, c’est entendu. Mais plus fondamentalement, l’échauffement met au second plan les acquis paresseux auxquels chacun fait appel pour « s’en tirer au mieux ». Le corps doit renaître du point zéro. Et si l’espace environnant change, les gestes du danseur se transforment avec lui.
L’échauffement a donc quelque chose à voir avec l’espace étranger qui s’introduit dans l’interstice entre mon « corps d’expériences » (l’histoire) et « l’être du corps » (en devenir),  par l’intermédiaire du mouvement naissant. Mais a priori, l’espace est sans limite, c’est-à-dire sans intention réductrice de ramener la danse aux techniques habituelles du danseur. L’espace est au-delà de … mais aussi en-deça de … Et c’est par l’en-deça qu’il faut commencer.

La première respiration du nouveau-né est brutalement confrontée à l’espace immensément inconnu d’un monde qui n’était pas le sien. L’histoire humaine est en marche. L’homme va inéluctablement vers la mort. Mais dès la naissance, la mort est déjà en-deça et pas seulement à la fin, comme un retour à « la conception d’un arrière-monde » pour reprendre dans un autre contexte l’expression de Nietzsche. À la fin du corps, il y a la mort, certes, mais il y a essentiellement ce par quoi les êtres se rendent disponibles aux limites des autres corps, grandissant ainsi indéfiniment l’espace imaginaire de l’homme dans sa globalité. Le danseur Teshigawara dit : « Il s’agit de rendre perméables ses propres limites à celles des autres.» C’est une belle approche symbolique de l’au-delà des frontières, pressenti comme une continuité de l’en-deça : corps reliés entre eux à l’infini… Mais ce pressentiment nous rappelle en même temps que nous sommes de simples passagers de la vie. « L’interstice », cette petite brèche infime par laquelle on entre dans l’imaginaire des autres, est donc ce par quoi de nouvelles perceptions du monde changent notre vision des choses. Et si la perception change, les informations que le danseur reçoit changent avec elle. Récoltés au-delà de l’espace corporel, ces nouveaux messages sont, a priori, dépourvus de sens. Ainsi le danseur a-t-il une autre vision quand il travaille au sol : l’espace « du haut » prend une toute autre importance. De la même façon, « la vison périphérique ouvre une multitude de points de vue, d’axes de perception que la vision trop focalisée occulte. Le va-et-vient entre une vision focalisée et une vision périphérique ouvre un espace d’échanges dynamiques » (Patricia Kuypers).

Ces instants de l’espace perçus dans leurs qualités spécifiques sont les événements de l’improvisation. Ainsi le mouvement prend-il une toute autre consistance charnelle : le danseur est interpellé par l’espace « des autres » parce que l’espace environnant a changé sa vision des choses. La perception qui vient juste après l’échauffement met le corps en état d’intensité, en état d’éveil aigu : la présence. Tandis que le mouvement qui vient du plus loin dans le corps – y compris dans le corps des autres – impulse le geste précis, dirigé vers l’intérieur de mon propre corps ou vers celui des autres. « Une écoute du corps par le corps lui-même » dit Laurence Louppe. Il se trouve que, à ce moment préalable de l’échauffement, le danseur entre dans l’espace de « cet autre » avec son accord tacite, alors que « l’autre » n’avait, jusqu’alors à ses yeux, aucune existence différenciée.

Le contact peut alors s’établir, précis, adressé au corps des autres partenaires. Le toucher est l’extension de mon espace corporel aux formes spatiales de l’autre. C’est sans doute pour cela que la danse est adressée à tous, dès lors que le spectateur ou l’observateur peut à son tour y pénétrer, par l’interstice de « l’entre-deux » des danseurs ; visiter la brèche pour s’y émerveiller à son tour. Le prolongement du corps en mouvement destiné à l’imaginaire des autres devient largement universel. « C’est toute la matière de l’être qui devient langage. », dit L. Louppe. L’improvisation devient alors clarté par le jeu du rythme et du repos, par l’énergie qui développe ou qui retient l’attention vers une altérité si peu quotidienne.

L’échauffement est le préalable de l’improvisation. Et l’improvisation est le façonnage d’un nouveau vocabulaire que le corps investit depuis l’intérieur de son imaginaire. Viendra plus tard la syntaxe qui constituera l’écriture de la danse, à moins que la présence de l’autre ne soit si prégnante qu’elle n’entraîne une danse naturellement écrite au moment-même où elle est improvisée. Laurence Louppe parle « d’écriture instantanée, ce par quoi les relations fugitives se construisent et se déconstruisent immédiatement », comme une nécessité vitale. Tandis que les interprètes de Julyen Hamilton ou Steve Paxton improvisent comme si la danse avait été, de tous temps, écrite pour eux. Ce que Trisha Brown appelle les improvisations structurées.

L’espace du non-sens

En-soi, l’espace n’a pas de sens. Il est simplement potentiellement préhensile par les intentions qu’on va y projeter, ou la façon dont on va le structurer. L’espace n’est que la chambre d’écho d’informations confuses, voire contradictoires, que seul le corps est capable d’interpréter. La mise en œuvre de l’improvisation requiert une attention précise à ces signaux : les sons, les couleurs, l’odorat, les formes … ici et maintenant, comme une perception du temps inséparable de l’espace. Des signaux concrets que le danseur perçoit de façon directe ou indirecte et qu’il intègre après les avoir déconstruits à travers les couches successives du corps… jusqu’à la pensée. Les sensations qu’il en ressent sont déjà des interprétations. Et, partant de là, les façons de jouer, de rythmer, de respirer ou de laisser surgir l’énergie sont une reconstruction de l’espace à un stade beaucoup plus avancé, radicalement différent de la perception initiale. L’espace a changé de sens parce que le corps se l’est approprié sous d’autres formes. Celles-ci lui appartiennent. Elles sont sa marque, sa singularité. Le corps a une façon particulière d’intégrer le cosmique qui appartient à tous. Désormais, il faudra donc durer dans la construction du langage, mais aussi savoir conclure au bon moment. Les matériaux engrangés ne sont pas inépuisables. C’est une des plus grandes difficultés de l’improvisation.

C’est pourquoi, après l’étape de la perception, le danseur entre dans « la composition » par laquelle s’organise le sens de l’espace, c’est-à-dire le sens du corps qui y commet un engagement. Espace et corps sont alors liés par le même facteur : le temps. Le temps de se poser, de partir dans une accélération ou dans une autre direction … le temps d’anticiper « la suspension » d’un geste qui mettra en œuvre l’imaginaire du voisin ; geste qui introduit à son tour l’attention précise aux autres. Donc une possibilité de transmission aux partenaires.

L’improvisation est à cet égard une élaboration complexe qui peut transmettre un langage des plus banals ou des plus poétiques. Exactement de la même façon qu’il ne suffit pas de disposer d’un vocabulaire abondant si l’on est incapable d’en organiser la syntaxe. C’est bien la composition qui fertilise l’espace comme possible lieu du sens corporel. Ce sans quoi, l’improvisation n’est que mimétisme. Et mimer n’est pas danser. Pas plus que danser ne consiste à mettre en avant les performances du corps. Il ne s’agit pas de montrer un savoir-faire mais d’être disponible à une possibilité d’être. Vient alors l’urgence de l’humilité qui réduit le corps à son propre poids, soumis à l’attraction terrestre.

Du corps massif au corps liquide

Le poids s’apparente à quelque chose qui est de l’ordre du « concentré ». Concentré des forces et des énergies ramassées qui font appel à la densité des composants corporels. Ils se retrouvent soudés entre eux, solidaires. On sait que l’architecture du corps répartit les forces aux meilleurs endroits du poids. De là peut surgir la pensée, dès lors que le mouvement est mené jusqu’au bout, et qu’il laisse ouverte toute possibilité d’imaginer d’autres univers encore inconnus.

Les éléments apparemment disparates entre la densité du corps et le surgissement de la pensée ont un point commun : la concentration. Car le poids du corps au sol, puis, à l’inverse, le poids venu du sol transforme le corps massif en corps aérien. C’est l’apparition du sourire, par exemple, à la fois sensible parce qu’il prend naissance dans les mécanismes des muscles du visage, et mystérieux parce que son origine échappe au musculaire : l’émotion, les sentiments, les intentions. Ces trois abstractions projettent dans l’espace un lien immatériel que chaque corps reçoit comme proposition inattendue. Elles mettent les corps en état d’alerte, voire en état de trouble. On pourrait dire « les qualités des propositions et de mouvements », puisque les danseurs emploient volontiers cette terminologie.

S’il y a proposant, il doit y avoir réceptacle. De mon corps à celui de l’autre, et inversement. La proposition est donc énoncée. Le poids, étape de la construction du langage improvisé, opère comme une force de résistance ou une force d’attraction, comme si l’une pouvait se déverser en l’autre, montrant l’évidence du transfert possible des forces de mon corps vers celui d’un autre corps. « Le plein et le vide », vases communicants par lesquels le poids de mon corps se déverse en maintenant l’appui sur l’autre partenaire. C’est une magnifique image de complémentarité entre les êtres qui confirme, s’il en était besoin, que l’élaboration de la pensée ne peut exister que par rapport à l’immanence corporelle de l’autre partenaire. Pensée et immanence sont même interdépendantes l’une de l’autre. Cela remet à leur juste place les prétentions à construire son-monde-à-soi quelles qu’en soient les qualités esthétiques. Cela conforte aussi la belle trouvaille de « l’interprète » que la danse contemporaine a mis au premier plan. L’improvisation de la danse a intégré les chemins du flux dont les autres sont l’origine et en même temps la destination.

Ce flux qui nous relie les uns aux autres est de première importance, car, après tout, sommes-nous sûrs que les limites de notre corps s’arrêtent à l’enveloppe-peau qui le contient ? À en croire l’expérience des danseurs, il y a plutôt à penser que l’espace et le temps reliés entre eux mènent beaucoup plus loin notre propre sphère corporelle. Il y a extension du geste, si minime soit-il, au-delà même des corps que la vision perçoit. Comme si le regard pouvait traverser les autres corps, devenus translucides. La danseuse Patricia Guannel dit volontiers que « le corps a des yeux partout, devant, derrière, dans le dos, dessus, dessous…». Il faudrait ajouter à cela que le corps se laisse traverser par de multiples regards dont on ignore l’origine et les directions. Nous touchons ici à la pertinence de la danse. L’art des corps qui dansent transite par des regards complices d’un corps à l’autre. Mais des regards attentifs. Il faudrait donc être prisonnier d’un ego hypertrophié ou faire preuve de mauvaise volonté pour rater le rendez-vous de l’improvisation.

La disparition ouvre l’espace à l’autre partenaire

La « disparition », concept utilisé dans l’enseignement de Katie Duck et pratiqué dans les ateliers de Patricia Kuypers, évoque, pour ma part, un rendez-vous. Le rendez-vous, c’est d’abord la conscience de l’absence. Un danseur qui disparaît de l’action doit préparer son départ. Car il peut aussi bien laisser un vide irrémédiable derrière lui ou, au contraire, être suffisamment empreint de l’écoute pour ouvrir l’espace à ceux qui restent. « L’improvisation exige de garder l’empreinte, les  rémanences  de relation. Même dans le fait de partir, il reste le vide de la présence de l’autre. » (Laurence Louppe).

Ouvrir l’espace après avoir légué la meilleure chance au danseur « entrant » pour qu’il y trouve non seulement sa place mais une réelle possibilité d’y exprimer son langage, le sien, particulier, irremplaçable. Le danseur qui part en désertant l’espace laisse derrière lui une terre brûlée,  infécondable. Et sur cette terre, une danse stérilisée par l’abandon. Il faut durer, disions-nous plus haut. Allons plus loin : il faut vivre avec le temps des autres, mais aussi apprécier avec justesse le temps de son propre corps ; ce par quoi il est rythmé et ce par quoi il s’épuise. C’est donc, avant  l’épuisement de son imaginaire que le danseur doit consentir à sortir du plateau. L’interprète qui lui succédera reprendra le chemin où le précédent partenaire s’est arrêté. Mais c’est bien lui, le dernier sorti qui, en acceptant le silence, profitera à nouveau de la matière vivante offerte par le partenaire comme une nouvelle invitation. Les danseurs qui improvisent sont les artisans de la danse, et pas d’autre chose. Ils sont les interprètes d’une inspiration commune et non les acteurs individuels de prouesses démonstratives.

Ainsi le danseur, qui disparaît dans le mouvement d’un autre, écoute jusqu’au bout la proposition de son partenaire, quitte à partir frustré par tout ce qu’il lui « restait à dire ». Mais dans le même temps, le « sortant » contribue à réinvestir de nouvelles situations qui régénèrent la danse et qui servent sa recherche personnelle. Les causes d’enfermement de l’improvisation sont souvent dues à la complaisance. Complaisance dans un événement consensuel : le contact dans une trop grande énergie, par exemple, enferme la danse dans l’opacité. La disparition est le contraire de l’acharnement, tout comme le silence est le contraire de la précipitation. Une improvisation qui intègre ces règles participe à la clarté de la danse. La disparition laisse la trace d’une présence pertinente, donc durable.

L’inverse fonctionne exactement sur le même principe. « Entrer dans un espace que d’autres ont déjà investi nécessite une disparition » (Katie Duck) ; une disparition à soi-même et à la préoccupation « de faire et de faire tout de suite ». L’écoute sera donc cette fois-ci une présence à l’espace, soutenue, comme si le danseur était déjà acteur avant-même qu’il ait généré un mouvement issu de son corps. Les interprètes de Julyen Hamilton ne pénètrent pas dans un espace comme des voleurs. Leur attente silencieuse attend le moment précis où les autres partenaires proposeront une audace : celle d’intégrer dans le jeu l’élément étranger, confiné à la lisière de l’espace. Ce qui revient à dire que le danseur « entrant » devra se mettre dans l’état où tout événement peut se produire pour laisser jouer le corps jusqu’au bout.

Le corps qui ne se soucie plus de sa propre image est déjà un événement. « L’improvisation nécessite une énergie recentrée sur l’espace » (Katie Duck) et non sur ses propres fantasmes. Il faut sans doute faire l’expérience des situations de corps les plus scabreuses pour s’apercevoir que l’énergie (la pensée) n’est plus placée au bon endroit. La conséquence est immédiate : l’énergie des autres s’en trouve perturbée. Et les partenaires peuvent aller jusqu’à l’abandon, pour cause d’incohérence ou tout simplement par découragement. Il faut donc revenir au silence, habiter à nouveau la maison où se trouve le repos ; abandonner ses propres directions, au profit de la construction (la composition) du groupe qui élabore la danse, telle que l’observateur ou le spectateur peut en refaire le parcours. Alors on retrouve le fil, unique, essentiel, qui tient le corps en présence, en état d’accueil créatif.

Mais « l’écoute » n’est qu’un moyen et pas une fin. Plus importante est la transmission de l’immanence dont nous parlions plus haut, et pas seulement la présence à l’autre. Mon corps se délie dans le corps de l’autre. Ainsi peut-il grandir dans un espace multidimensionnel. Le corps devient spontanément ludique. Il se met à jouer avec un autre partenaire, imprévisible celui-là, laissé vacant mais partagé par tous : « l’espace ». Maintenant, seulement maintenant, l’espace peut jouer sur la diversité des sens que le corps veut bien lui donner. Le danseur n’est plus alors un simple instrument d’excellence mais il est lui-même « corps-espace », un corps total se rapprochant toujours plus de toutes sortes de sources imaginaires qui suspendent la respiration devant l’événement qui arrive. Celui-ci, reconnu (j’allais dire fêté) par tous, danseurs ou spectateurs, constitue la danse telle qu’elle doit se proposer comme art. Car, c’est finalement cette destination-là qui est primordiale. Le danseur ne doit jamais l’oublier, y compris et d’abord dans le travail d’improvisation.

La perception : clé de l’improvisation

Après la perception du lointain, la perception de proximité, elle aussi soumise à l’espace, mais cette fois-ci générateur d’un mouvement adressé par l’un ou proposé par l’autre. La réciprocité est ici de première importance. Deux danseurs éloignés dans l’espace peuvent feindre de s’ignorer, ou au contraire communiquer dans une très grande proximité, voire une intimité malgré l’éloignement. Une des expériences que la danse porte en elle surprend le danseur à « partir d’un rien ». La distance qui sépare le danseur d’un autre danseur est si imperceptible que seul un fil de soie pourrait délimiter l’espace de l’un de l’espace de l’autre. Pour autant, il n’y a pas de frontière.
Paradoxalement « le toucher » est le seul moyen d’apprécier cet espace infime qui sépare deux  danseurs – dans un duo par exemple – tout en préservant ce qu’il y a d’unique dans le corps de chacun d’eux. Car si l’espace est proche « devant », le danseur sait pertinemment que l’espace «derrière» lui appartient. Cet espace dorsal a le pouvoir de projeter le mouvement en arrière au moment du contact avec l’autre danseur, ou de se réfugier dans le silence pour y trouver des ressources. Comme une attraction-répulsion (le plein et le vide) qui produit à chaque fois la sensation que le danseur perçoit aussi l’espace qu’il ne voit pas. Laurence Louppe dit à ce propos que « la perception est une ressource qui donne à recevoir, répondre et transformer la relation. Et lorsque la vison est périphérique, elle réactive le proche et le lointain. » C’est là qu’intervient l’écriture chorégraphique.

« Si j’étais toi », pièce bien nommée de Fabrice Ramalingom et d’Hélène Cathala, met le groupe en mouvement à partir d’une perception dorsale que semblent avoir naturellement les danseurs. Ils sont littéralement tirés en arrière, dans le dos, par la danseuse qui les conduit jusqu’au devant de scène, sans qu’ils soient en mesure d’apprécier visuellement à quelle distance se trouve la meneuse du groupe. Ni la vue, ni la force physique n’interviennent, pas plus que le contact des corps. La dynamique de la danse peut alors devenir magique au moment où l’un transmet l’énergie à l’autre de façon invisible. Il a fallu simplement que l’impulsion de départ – antérieure à la construction du groupe – soit donnée par un duo de danseurs en contact, c’est-à-dire par « un toucher » transmis, pour que les autres partenaires de la danse soient mis en situation de confiance et d’écoute. Mais à ce stade, la réalité va bien au-delà de l’écoute. Il y a aussi transmission aux autres d’une force créatrice venue précédemment de ce duo qui s’adresse, au final, à tous les danseurs réunis. Comme si tous avaient accueilli cette force très intime de corps enlacés et qu’ils l’avaient intégrée dans leur propre corps, dispersés dans l’espace.
La force de cette pièce tient dans « le toucher » d’un duo communiqué au groupe des autres danseurs à travers le lointain de l’espace. Une présence est transmise. C’est pour cette raison, et cette raison seulement, que se construit la cohérence du groupe : « Si j’étais toi »… Le regard sur l’action a intégré l’action. Et là intervient la pensée.

Tout simplement parce que « le toucher » transmis au corps de l’autre se met au service des autres partenaires. Le toucher transmet essentiellement des dispositions au silence … Au service des autres, pour rendre conscient, sensible le mouvement en acte ; pour ne pas tomber dans la sensation de s’écouter soi-même, comme s’il était nécessaire que le danseur se rappelle en toute circonstance : «Stop ! Arrête de te montrer. Introduis profondément en toi le mouvement que ton corps vient de générer.»

Et lorsque « le toucher » est absent, c’est l’imaginaire qui prend le relais, prolongeant le contact ailleurs. Alors que l’espace s’est agrandi, l’imaginaire rapproche entre eux des corps éloignés qui sont, à ce titre, potentiellement éclatés. Pourtant, une réminiscence mystérieuse transmet de loin en proche une présence d’excellence. « Loin des yeux, loin du cœur » est une bêtise absurde pour des danseurs. Une improvisation qui est menée jusqu’à son terme met ce dicton en échec.

Que reste-t-il du corps ? :  La danse.

Après avoir traversé les incertitudes salutaires portées à la conscience par l’improvisation, que reste-t-il du corps ? Sans doute un magnifique potentiel à penser, à construire et à proposer. Quel est en effet ce mystère qui transforme le corps charnel en espace poétique, en tous les endroits du corps qui appartiennent de plein droit au danseur mais qui, aussi, lui échappent radicalement ? La danse aurait-elle ce pouvoir d’engendrer des espaces habitables par d’autres, partenaires ou spectateurs ? Quand le flux de corps pesants traverse d’autres corps, fussent-ils insignifiants à nos yeux, l’improvisation de la danse montre à quel point l’espace a changé de forme, c’est-à-dire a changé de sens ; qu’il est même porteur d’autres sens qui viennent sérieusement compromettre les habitudes paresseuses de notre regard quotidien et de nos pensées habituelles.

Alors, il y aurait dans la danse une capacité à produire d’autres visions de la réalité mais aussi à générer des clartés incontestables, de ces visions « synthétiques » qui font vivre ensemble des contraires dont parle Gilbert Durand, parce que le corps en est à l’origine. Corps irréductible qui marque l’Histoire des hommes dans sa permanence-même. Parce ce que tous les moments de la vie sont de potentielles occasions de se regarder, de se toucher, de s’admirer ou de se déchirer. Il reste le corps, comme lien inaliénable, « le foyer du geste qui enfante jour après jour sa propre identité » dit Laurence Louppe. Du pouce de la main jusqu’à l’extrémité du pied, mais aussi des haussements d’épaules jusqu’à la tête, la vie et la présence que l’on destine aux autres peuvent s’en trouver changées. Au bout du compte, la question n’est plus de savoir « ce que le corps veut dire…», c’est-à-dire ce qu’il faut en comprendre. La question est bel et bien de repérer comment le corps déplace les fonctions établies par la vie sociale, et de se demander comment s’élaborent les nouvelles pensées du corps. Intégrer l’espace commun pour affiner sans cesse les nouvelles perceptions dont l’intelligence se serait dotée. Presque à notre insu, si le corps n’était pas là pour nous le rappeler.

 

Michel Vincenot

Le doute et l’horizon – Michel Vincenot

Le doute et l’horizon – Michel Vincenot

Peinture de Jean-Louis Fauthoux

 

Cet homme qui doute sans cesse de ses œuvres – il les signe le plus tard possible – ne s’imagine pas à quel point cette peinture est une ouverture mystérieuse du temps sur l’espace.

Mystère de la matière, tout d’abord, qui change l’épaisseur du temps, chaotique au début, transparente au final, dont il ne reste que la mémoire des traces que l’histoire a laissées.
Mystère de l’espace ensuite, qui déploie le temps à l’infini.
Mystère de la vie enfin, où le geste premier puise dans des temps incertains la force inouïe de transformer les obstacles en clarté. On ne sait pas, en effet, vers quels horizons nous conduira l’obscurité, au-delà des limites naturelles qui contiennent l’homme dans ses enclos sécurisants.

« Il a fallu larguer les amarres du confortable état premier où l’on était, sur lequel on s’appuyait, et perdre ses excellentes localisations, qui tenaient l’infini hors des remparts. » (Henri Michaux, L’infini turbulent)
C’est sans doute en cela que cette peinture de Jean-Louis Fauthoux est pertinente.

Le temps transformé en espace est donc un défi où les imprévus du geste, parfois hésitant, parfois assuré, viennent rompre avec les habitudes convenues. Il faut en effet prendre en considération les ruptures, les accidents même, qui remettent en perspective un parcours inattendu. Au cœur de ce cheminement, des sursauts, des pulsions, des questionnements viennent rompre momentanément avec l’évidence du parcours tout tracé dans les strates de la vie.

Ces strates superposées sont reliées entre elles dans l’horizontalité et la verticalité. On y lit en effet le mouvement horizontal qui laisse transparaître les traces verticales du pinceau (ou l’inverse), à la façon du palimpseste, pour ne jamais laisser disparaître la mémoire de l’histoire, la réminiscence des gestes qui pourraient être perdus à tout jamais.

Plus encore, ce mouvement ouvert est tenu jusqu’au bout par un socle qui relie les événements entre eux. En musique, on appellerait cela une basse continue qui soutient et conforte la mélodie et l’empêche de s’effondrer. Non pas des notes de musique, mais des harmoniques, ultimes résonances du son qui continue de vibrer dans l’espace après que la note a été jouée par l’instrument ou la voix ; ultime résonance de la couleur dont seuls le geste et le pinceau du peintre gardent le mystère.

Et en danse, on appellerait cela les appuis des pieds au sol qui soutiennent le poids et qui, paradoxalement, projettent le corps dans sa hauteur (la verticalité) et libèrent l’amplitude du mouvement (l’horizontalité) qui nous mène au-delà de l’horizon.

Dans cet espace ouvert sur l’inconnu « il s’agit de rendre perméables mes propres limites à celles des autres »,  intuition magnifique du danseur japonais Saburo Teshigawara qui, jadis, a expérimenté dans son corps solitaire ce que le peintre a inscrit aujourd’hui sur la toile. Une méditation sur l’horizon.

 

Michel Vincenot
7 décembre 2016

Vies, les corps à l’ouvrage, pour jouer [Inédit]

VIES, les corps à l’ouvrage
Spectacle-atelier, 1ère partie.

 

Imaginez une histoire dans laquelle vous seriez les principaux acteurs ; une histoire dans laquelle les objets sont chaque fois différents, les instruments de musique aussi : une batterie, une clarinette, une contrebasse.

Ce soir, c’est avec une contrebasse et un musicien qui découvre VIES pour la première fois…Les corps à l’ouvrage.

Imaginez que chacun d’entre nous soit l’interprète privilégié, un interprète qui trouverait toujours sa place dans l’histoire d’un autre danseur. Il suffirait alors d’échanger les rôles pour que chacun puisse se délecter du temps des autres, une marche, une petite danse, une musique, un mouvement venu de l’autre partenaire…

C’est ce que vous allez voir ce soir. Non pas un spectacle, mais un échange entre 4 interprètes, 3 danseurs et un contrebassiste.

Et l’histoire de ces vies, de ces corps à l’ouvrage, commence par des objets, placés sur le plateau. Ce sont eux qui vont guider le corps et qui vont devenir l’objet du corps, et le corps d’un nom, car ils portent un nom : ils s’appellent Thierry, Clara, Christophe et Pierre. A leur tour ils donneront un nom à l’objet. Tout cela par la danse et la musique bien sûr, tout comme une encyclopédie donne des définitions, et à partir de ces définitions on crée de la poésie et à partir de la poésie, on crée des mots, et pour la danse… des gestes et des mouvements qui sont chaque fois différents.

Il y a 4 versions de VIES, celle de Christophe, celle de Thierry, de Pierre le musicien et celle de Clara qui se combinent les unes aux autres quand les rôles sont intervertis. Et c’est Clara ce soir qui donne sa version. C’est la version JAUNE que les trois autres devront écouter attentivement.

Puis au mois de juin, ce sera à vous de venir changer cette danse, de la faire bouger, de la transformer. Ce sera la traversée, votre traversée. Chacun des 3 danseurs accompagnera une personne parmi vous. Et vous rejouerez la totalité de VIES avec les danseurs et le musicien.

La règle du jeu qui fait commencer l’expérience consiste à donner une définition de l’Encyclopédie. Il me revient la mission d’en donner ma propre définition que les danseurs et musicien ne connaissent pas. Elle a pour but de déclencher la danse qui va suivre. Les interprètes vont s’en nourrir et inventer de la poésie, et les mots et les gestes de cette poésie, pour traverser l’expérience de l’écriture de la danse.

Comment la nature de chaque geste fait bouger l’architecture préétablie, chaque fois que le geste et le mouvement sont imprévisibles ?

Qu’est-ce qu’une encyclopédie ?

Une encyclopédie, c’est le poids des expériences et des découvertes humaines qui se sont accumulées comme des strates au fil de l’Histoire et qui nourrissent, sans qu’on en ait conscience, les paroles singulières de chaque individu, aujourd’hui, dans le temps présent. L’encyclopédie est une traversée dans le temps des autres. C’est ma définition…

 

Michel Vincenot
23 juin 2012

Sylvie Pabiot, portrait d’une douce exigence – Michel Vincenot

Sylvie Pabiot, portrait d’une douce exigence – Michel Vincenot

Quand on lui demande quelle femme elle est, Sylvie Pabiot répond :
« Je suis comme tout le monde. Je ne suis ni remarquable ni indispensable. Parfois même, je dois être insupportable.»

Et … en tant que danseuse, chorégraphe ? : « Je suis un animal pensant…»
Ce disant, elle profite du bel alibi de la citation d’Aristote. Aucun être humain, en effet, n’oserait se comparer à un animal, si pensant soit-il.

Et pourtant, la définition est juste. L’animal Sylvie Pabiot est du côté du mouvement dans lequel elle excelle ; et du côté de la pensée lorsqu’elle est chorégraphe, formée à la philosophie. Le mouvement, un truc mécanique ? Pas du tout. « Même quand le mouvement semble mécanique, il raconte toujours quelque chose.» Le quelque chose en question la hante depuis plusieurs années : comment se structure un collectif à partir de singularités qui composent le groupe ? Et comment l’individu y trouve sa place ? C’était l’enjeu de Un détroit, mais également de Objecte et Rézo, ses précédentes créations. Elle n’a de cesse de chercher à comprendre les solidarités souterraines qui se tissent en deça du visible.

En vérité, sous un joli visage au teint pâle et aux yeux clairs, se cache une femme déterminée à régler leur compte à toutes les rumeurs qui asservissent l’homme, ces discours qui ne disent rien et que tout le monde répète, à commencer par les politiques.

Sylvie Pabiot serait donc également politique ? Oui bien sûr. Dès lors que la danse est publique, elle devient un acte politique parce que le mouvement s’y engage comme une parole qui rassemble des corps parcellaires. « Nous nous tenons tous dans le noir, dit Daniel Keene, à l’extrême lisière de la terre ! Nous nous tenons auprès de nos feux solitaires. Nous nous rassemblons autour d’eux. Dans les carcasses défoncées de nos cités. Nous nous rassemblons dans la prison et l’asile de fous. Dans les camps de la mort. Mais nos feux se consument sans chaleur et sans lumière. Nous n’y voyons rien ! Nous ne pouvons pas savoir combien nous sommes proches de la fin. Nos feux ne peuvent pas illuminer l’obscurité qui nous cerne ! Et ces feux se reflètent dans nos cœurs ! Impossible d’illuminer l’obscurité à l’intérieur. Notre amour est aveugle.»

Soucieuse de dire des mots qui parlent, à la façon de Daniel Keene, Sylvie Pabiot construit la parole à divers niveaux, jusqu’au souffle qui mène à l’émotion, avec son feu intérieur et son obscurité. Les mots, elle les traite comme elle aborde la danse. Elle en extrait la musicalité et la physicalité, de la même façon qu’on construit un geste en fouillant dans la matière du mouvement pour chercher dans nos poussières et nos petits décombres les résidus que nous devrons recycler.

Mais alors, on perd beaucoup de choses ? Oui on perd énormément. La perte est nécessaire comme le deuil est indispensable. Il y a des moments qui échappent au réel et qui nous échappent tout court. Il faut continuer à creuser « pour voir où cela nous mène.» Et s’il y a déchet, c’est tant mieux ! Les déchets sont des petits trésors qui donneront une autre pièce un autre jour, plus tard ou peut-être jamais. C’est l’épreuve nécessaire de la parole qui se confronte au geste ; c’est l’épreuve indispensable du texte qui prend son ampleur dans le mouvement. C’est la raison pour laquelle Sylvie Pabiot « a peur du texte », par crainte d’être enfermée dans le mot. Alors, elle utilise le texte non pas comme une histoire à raconter mais comme une matière à danser.

Ainsi, dans le glissement du mot vers le geste, il y a comme une étreinte amoureuse dont on ne connaît pas tous les tenants et les aboutissants. Politiquement, ce serait l’entente, l’harmonie. Mais là où l’on vit bien ensemble, il faut aussi du chaos. En d’autres termes, il faut de l’obscurité pour être surpris par la lumière. « Il faut un corps pour obscurcir la trop grande clarté.» dit Daniel Dobbels.

C’est comme cela que vous regardez les gens dans la rue, Sylvie Pabiot ? « Je les regarde comme un paysage, comme le mouvement, comme la lumière. Je les sens comme des animaux. Je les devine et cherche à connaître ce qu’ils vivent, d’où ils viennent, où ils vont. Le haut de leur corps est particulièrement révélateur à ce propos…» car il est sans doute rempli des fulgurances et des secrets  qui constituent l’être et qu’on ne connaîtra jamais vraiment.

Et pour vous, qu’est-ce qui est secret dans votre vie intime, madame la chorégraphe ? Vos pensées, votre corps, votre imaginaire ?
À la veille de sa prochaine création Rumeurs, elle répond, petit sourire au coin des lèvres :
« Si je le savais, je ne le dirais pas… parce que c’est un secret.»

 

Michel Vincenot
Scène Espaces Pluriels
19 novembre 2009

Pour la Comédie de Clermont-Ferrand

Naître et disparaître – Michel Vincenot

Naître et disparaître – Michel Vincenot

Les étudiants de l’Ecole Supérieure d’Art et de Communication investissent la totalité du Théâtre Saragosse à Pau (Espaces Pluriels) et le transforment en un lieu étrange où resurgit l’histoire des artistes et des publics qui l’ont fréquenté.

 

Un théâtre est par nature un espace de l’éphémère.
Les artistes y font naître et exister leurs créations, et lèguent en héritage aux visiteurs anonymes des perceptions inouïes, des impressions inédites, qui seront peut-être perdues à tout jamais, mais qu’ils emportent avec eux, quoiqu’il en soit.

Qu’en feront-ils ? Personne ne le sait vraiment.
On pressent simplement qu’une parole en mouvement leur a été transmise, et qu’ils en feront autre chose.

Le vide laissé après le départ des uns (les artistes) et des autres (les publics) nous rappelle incessamment que le théâtre garde en ses murs la trace invisible de ces instants passés.

Lorsque les étudiants de l’ESAC réinvestissent ce vide, leurs installations ravivent le sentiment du passage fugace et la mémoire qu’il en reste. Ils refont l’histoire dans l’autre direction et inversent notre regard.

Celui du spectateur est désormais ouvert sur l’espace de la cité, là où les arts prennent leurs racines.
Les œuvres ne sont plus seulement le fait de l’acteur qui donne à voir et à entendre, mais du spectateur qui projette sur le plateau ses désirs de création échangés avec ceux de l’artiste, dans des flux à double sens, dirigés de la scène au public et du gradin à la scène.
L’accès à la création n’est plus un parcours normalisé par lequel on entre et on sort, mais un trajet spatialisé, tendu entre le haut et le bas, où chacun est invité à trouver son propre chemin.

Côté artiste, c’est d’abord “la loge d’avant la scène” qui importe, pour y rassembler dans le silence ses forces, son imaginaire et ses repères intimes, afin d’offrir au spectateur d’un jour une présence hors du commun.
Présence accrue qui demeure quotidiennement en des endroits secrets du plateau où les visages mystérieux d’hier relient entre elles les générations de comédiens, de danseurs et de publics qui s’y sont succédé.

L’universalité du théâtre, c’est tout cela à la fois. Mais c’est aussi l’aventure singulière d’hommes et de femmes qui composent le temps présent sur les projets de jadis. Écrits à la craie éphémère, ils sont voués à disparaître pour ouvrir d’autres perspectives et laisser place aux engagements de demain. Ainsi, l’œuf aux formes parfaites et complexes, placé au centre de l’action, est le principe même de la destruction et du recommencement.
Il reste le symbole universel de la naissance et de la disparition, sans cesse renouvelées.

 

Michel Vincenot
Espaces Pluriels
30 novembre 2008

Rendre visible – Michel Vincenot

Après quinze ans d’existence, le festival de danse «Plurielles» prend fin et laisse place désormais à deux temps forts annuels : un «Parcours découverte» pour rencontrer un(e) chorégraphe – cette année Sylvie PABIOT est notre invitée privilégiée pendant une semaine -, et « Focales » pour donner à voir d’autres sources de la danse et du théâtre contemporains.

En mars prochain, François TANGUY et les comédiens du Théâtre du Radeau installent leur spectacle en décentralisation, quatre jours durant, dans les arènes d’un village béarnais. Nous initions ces temps forts dès cette saison ; nous les prolongerons les années suivantes.

En ces temps où nous avons le pouvoir d’accéder instantanément à toutes les sources d’informations, nous avons le sentiment de tout connaître du monde. Obsédés par l’illusion que nous maîtrisons l’espace et le temps, nous ne faisons que reproduire, finalement, ce qui est visible. Or, «l’art ne reproduit pas ce qui est visible ; il rend visible.» Paul KLEE.

C’est pourquoi, d’une saison à l’autre, nous avons décidément pris le parti d’être vigilants pour ne pas répéter indéfiniment les mêmes choses. Cette saison, et les vingt-cinq spectacles de danse et de théâtre qui la jalonnent, est semblable aux autres, en cela qu’elle est toujours différente, qu’elle nous oblige sans cesse à nous désinstaller. Pour certains d’entre eux, les artistes seront encore inconnus du public. Notre motivation n’est pas d’être originaux en invitant ces nouveaux venus de la scène, mais de regarder la réalité en face et de rendre visibles les parcours singuliers des artistes de notre temps.

Dans Le Théâtre des paroles, Valère NOVARINA – auteur présent dans cette programmation – situe l’endroit exact de cette visibilité :        « L’acteur qui entre sait bien qu’il y a toujours quelque chose de mieux à faire que de faire quelque chose. Il sait qu’il ne va rien commettre, ni exprimer, ni agir, ni exécuter. Sans partition, sans parcours obligé, ni danseur, ni musicien, l’acteur ne commet qu’une désaction. Il n’y a rien à jouer. Seulement tenir toutes choses à leur naissance.»

 

 

Michel Vincenot
Edito 2008-2009