Si la danse venait à disparaître,    
le geste improvisé serait la dernière liberté du corps,
avec l’amour.

 

 

L’improvisation est un exercice des plus difficiles parce qu’il y est question d’attente et de mises en demeure du corps qui conduisent le danseur ou la danseuse à confronter son intimité à d’autres intimités de corps : celles des autres danseurs. Chacun des improvisants doit tour à tour se rendre disponible à l’étrangeté qui bouleverse le cours de l’imaginaire, voire même la structuration de son propre corps : la particularité que chacun des corps sait exprimer de façon spontanée. Les habitudes, les techniques dans lesquelles chacun excelle sont à la fois le point de départ de la danse contemporaine et l’exigence que l’improvisation de la danse impose au corps, car il faut être intensément présent à l’instant.

L’improvisation est donc une mise en éveil constante, un abandon momentané de mon propre «savoir» au bénéfice de sollicitations – tendues jusqu’à l’extrême limite de la peau – par lesquelles «les autres» danseurs m’interpellent. Mais en même temps chaque danseur doit protéger son langage de corps singulier. Car, en fin de compte, l’improvisation cherche de nouvelles sources qui renouvellent le corps et la pensée en préservant à tout instant l’être du corps, sa signature, son identité personnelle.

L’improvisation serait alors « la découverte d’un geste inouï » (Hubert Godard) ! Étonnant glissement de langage. Et ça n’est pas un hasard si le geste est assimilé aux fonctions de « l’écoute ». L’ouïe, l’oreille emplit l’espace autour du corps et réagit aux moindres signes d’une autre présence. C’est là un enjeu essentiel de la danse : chercher dans les situations et les gestes de « l’autre » des invitations inhabituelles qui mettront le corps du danseur en mouvement. Mouvement extrêmement complexe parce que différentes consciences de la réalité du corps entrent en symbiose.

Imaginons, par exemple, qu’un danseur improvise seul, dans l’intimité de son studio. Cet acte ne pourrait en aucun cas se faire devant le miroir, trop flatteur des esthétiques dans lesquelles chacun se complaît. Même seul, le danseur peut improviser, c’est vrai, mais toujours face à « ce partenaire invisible » dont parle Mary Wigman. Un vis-à-vis avec ce qui respire ailleurs, sous d’autres architectures corporelles, sous d’autres cultures et d’autres pensées.

«Échauffer» le corps de l’imaginaire

« Échauffement de l’imaginaire du corps », cité par Patricia Kuypers. À l’image de l’échauffement du corps, nécessaire à la préparation du danseur, je préfère parler de « l’échauffement du corps de l’imaginaire », comme si celui-ci rassemblait diverses sources d’un tout, articulées en un corps vivant et pensant. Le mouvement peut naître, en effet, de ces composants abstraits (l’imaginaire), de la même façon que la parole peut surgir du geste qui l’a précédée, selon Gaston Bachelard et Gilbert Durand.

Une des conditions d’approche de l’improvisation est « l’échauffement » qui prépare les muscles et l’ossature, c’est entendu. Mais plus fondamentalement, l’échauffement met au second plan les acquis paresseux auxquels chacun fait appel pour « s’en tirer au mieux ». Le corps doit renaître du point zéro. Et si l’espace environnant change, les gestes du danseur se transforment avec lui.
L’échauffement a donc quelque chose à voir avec l’espace étranger qui s’introduit dans l’interstice entre mon « corps d’expériences » (l’histoire) et « l’être du corps » (en devenir),  par l’intermédiaire du mouvement naissant. Mais a priori, l’espace est sans limite, c’est-à-dire sans intention réductrice de ramener la danse aux techniques habituelles du danseur. L’espace est au-delà de … mais aussi en-deça de … Et c’est par l’en-deça qu’il faut commencer.

La première respiration du nouveau-né est brutalement confrontée à l’espace immensément inconnu d’un monde qui n’était pas le sien. L’histoire humaine est en marche. L’homme va inéluctablement vers la mort. Mais dès la naissance, la mort est déjà en-deça et pas seulement à la fin, comme un retour à « la conception d’un arrière-monde » pour reprendre dans un autre contexte l’expression de Nietzsche. À la fin du corps, il y a la mort, certes, mais il y a essentiellement ce par quoi les êtres se rendent disponibles aux limites des autres corps, grandissant ainsi indéfiniment l’espace imaginaire de l’homme dans sa globalité. Le danseur Teshigawara dit : « Il s’agit de rendre perméables ses propres limites à celles des autres.» C’est une belle approche symbolique de l’au-delà des frontières, pressenti comme une continuité de l’en-deça : corps reliés entre eux à l’infini… Mais ce pressentiment nous rappelle en même temps que nous sommes de simples passagers de la vie. « L’interstice », cette petite brèche infime par laquelle on entre dans l’imaginaire des autres, est donc ce par quoi de nouvelles perceptions du monde changent notre vision des choses. Et si la perception change, les informations que le danseur reçoit changent avec elle. Récoltés au-delà de l’espace corporel, ces nouveaux messages sont, a priori, dépourvus de sens. Ainsi le danseur a-t-il une autre vision quand il travaille au sol : l’espace « du haut » prend une toute autre importance. De la même façon, « la vison périphérique ouvre une multitude de points de vue, d’axes de perception que la vision trop focalisée occulte. Le va-et-vient entre une vision focalisée et une vision périphérique ouvre un espace d’échanges dynamiques » (Patricia Kuypers).

Ces instants de l’espace perçus dans leurs qualités spécifiques sont les événements de l’improvisation. Ainsi le mouvement prend-il une toute autre consistance charnelle : le danseur est interpellé par l’espace « des autres » parce que l’espace environnant a changé sa vision des choses. La perception qui vient juste après l’échauffement met le corps en état d’intensité, en état d’éveil aigu : la présence. Tandis que le mouvement qui vient du plus loin dans le corps – y compris dans le corps des autres – impulse le geste précis, dirigé vers l’intérieur de mon propre corps ou vers celui des autres. « Une écoute du corps par le corps lui-même » dit Laurence Louppe. Il se trouve que, à ce moment préalable de l’échauffement, le danseur entre dans l’espace de « cet autre » avec son accord tacite, alors que « l’autre » n’avait, jusqu’alors à ses yeux, aucune existence différenciée.

Le contact peut alors s’établir, précis, adressé au corps des autres partenaires. Le toucher est l’extension de mon espace corporel aux formes spatiales de l’autre. C’est sans doute pour cela que la danse est adressée à tous, dès lors que le spectateur ou l’observateur peut à son tour y pénétrer, par l’interstice de « l’entre-deux » des danseurs ; visiter la brèche pour s’y émerveiller à son tour. Le prolongement du corps en mouvement destiné à l’imaginaire des autres devient largement universel. « C’est toute la matière de l’être qui devient langage. », dit L. Louppe. L’improvisation devient alors clarté par le jeu du rythme et du repos, par l’énergie qui développe ou qui retient l’attention vers une altérité si peu quotidienne.

L’échauffement est le préalable de l’improvisation. Et l’improvisation est le façonnage d’un nouveau vocabulaire que le corps investit depuis l’intérieur de son imaginaire. Viendra plus tard la syntaxe qui constituera l’écriture de la danse, à moins que la présence de l’autre ne soit si prégnante qu’elle n’entraîne une danse naturellement écrite au moment-même où elle est improvisée. Laurence Louppe parle « d’écriture instantanée, ce par quoi les relations fugitives se construisent et se déconstruisent immédiatement », comme une nécessité vitale. Tandis que les interprètes de Julyen Hamilton ou Steve Paxton improvisent comme si la danse avait été, de tous temps, écrite pour eux. Ce que Trisha Brown appelle les improvisations structurées.

L’espace du non-sens

En-soi, l’espace n’a pas de sens. Il est simplement potentiellement préhensile par les intentions qu’on va y projeter, ou la façon dont on va le structurer. L’espace n’est que la chambre d’écho d’informations confuses, voire contradictoires, que seul le corps est capable d’interpréter. La mise en œuvre de l’improvisation requiert une attention précise à ces signaux : les sons, les couleurs, l’odorat, les formes … ici et maintenant, comme une perception du temps inséparable de l’espace. Des signaux concrets que le danseur perçoit de façon directe ou indirecte et qu’il intègre après les avoir déconstruits à travers les couches successives du corps… jusqu’à la pensée. Les sensations qu’il en ressent sont déjà des interprétations. Et, partant de là, les façons de jouer, de rythmer, de respirer ou de laisser surgir l’énergie sont une reconstruction de l’espace à un stade beaucoup plus avancé, radicalement différent de la perception initiale. L’espace a changé de sens parce que le corps se l’est approprié sous d’autres formes. Celles-ci lui appartiennent. Elles sont sa marque, sa singularité. Le corps a une façon particulière d’intégrer le cosmique qui appartient à tous. Désormais, il faudra donc durer dans la construction du langage, mais aussi savoir conclure au bon moment. Les matériaux engrangés ne sont pas inépuisables. C’est une des plus grandes difficultés de l’improvisation.

C’est pourquoi, après l’étape de la perception, le danseur entre dans « la composition » par laquelle s’organise le sens de l’espace, c’est-à-dire le sens du corps qui y commet un engagement. Espace et corps sont alors liés par le même facteur : le temps. Le temps de se poser, de partir dans une accélération ou dans une autre direction … le temps d’anticiper « la suspension » d’un geste qui mettra en œuvre l’imaginaire du voisin ; geste qui introduit à son tour l’attention précise aux autres. Donc une possibilité de transmission aux partenaires.

L’improvisation est à cet égard une élaboration complexe qui peut transmettre un langage des plus banals ou des plus poétiques. Exactement de la même façon qu’il ne suffit pas de disposer d’un vocabulaire abondant si l’on est incapable d’en organiser la syntaxe. C’est bien la composition qui fertilise l’espace comme possible lieu du sens corporel. Ce sans quoi, l’improvisation n’est que mimétisme. Et mimer n’est pas danser. Pas plus que danser ne consiste à mettre en avant les performances du corps. Il ne s’agit pas de montrer un savoir-faire mais d’être disponible à une possibilité d’être. Vient alors l’urgence de l’humilité qui réduit le corps à son propre poids, soumis à l’attraction terrestre.

Du corps massif au corps liquide

Le poids s’apparente à quelque chose qui est de l’ordre du « concentré ». Concentré des forces et des énergies ramassées qui font appel à la densité des composants corporels. Ils se retrouvent soudés entre eux, solidaires. On sait que l’architecture du corps répartit les forces aux meilleurs endroits du poids. De là peut surgir la pensée, dès lors que le mouvement est mené jusqu’au bout, et qu’il laisse ouverte toute possibilité d’imaginer d’autres univers encore inconnus.

Les éléments apparemment disparates entre la densité du corps et le surgissement de la pensée ont un point commun : la concentration. Car le poids du corps au sol, puis, à l’inverse, le poids venu du sol transforme le corps massif en corps aérien. C’est l’apparition du sourire, par exemple, à la fois sensible parce qu’il prend naissance dans les mécanismes des muscles du visage, et mystérieux parce que son origine échappe au musculaire : l’émotion, les sentiments, les intentions. Ces trois abstractions projettent dans l’espace un lien immatériel que chaque corps reçoit comme proposition inattendue. Elles mettent les corps en état d’alerte, voire en état de trouble. On pourrait dire « les qualités des propositions et de mouvements », puisque les danseurs emploient volontiers cette terminologie.

S’il y a proposant, il doit y avoir réceptacle. De mon corps à celui de l’autre, et inversement. La proposition est donc énoncée. Le poids, étape de la construction du langage improvisé, opère comme une force de résistance ou une force d’attraction, comme si l’une pouvait se déverser en l’autre, montrant l’évidence du transfert possible des forces de mon corps vers celui d’un autre corps. « Le plein et le vide », vases communicants par lesquels le poids de mon corps se déverse en maintenant l’appui sur l’autre partenaire. C’est une magnifique image de complémentarité entre les êtres qui confirme, s’il en était besoin, que l’élaboration de la pensée ne peut exister que par rapport à l’immanence corporelle de l’autre partenaire. Pensée et immanence sont même interdépendantes l’une de l’autre. Cela remet à leur juste place les prétentions à construire son-monde-à-soi quelles qu’en soient les qualités esthétiques. Cela conforte aussi la belle trouvaille de « l’interprète » que la danse contemporaine a mis au premier plan. L’improvisation de la danse a intégré les chemins du flux dont les autres sont l’origine et en même temps la destination.

Ce flux qui nous relie les uns aux autres est de première importance, car, après tout, sommes-nous sûrs que les limites de notre corps s’arrêtent à l’enveloppe-peau qui le contient ? À en croire l’expérience des danseurs, il y a plutôt à penser que l’espace et le temps reliés entre eux mènent beaucoup plus loin notre propre sphère corporelle. Il y a extension du geste, si minime soit-il, au-delà même des corps que la vision perçoit. Comme si le regard pouvait traverser les autres corps, devenus translucides. La danseuse Patricia Guannel dit volontiers que « le corps a des yeux partout, devant, derrière, dans le dos, dessus, dessous…». Il faudrait ajouter à cela que le corps se laisse traverser par de multiples regards dont on ignore l’origine et les directions. Nous touchons ici à la pertinence de la danse. L’art des corps qui dansent transite par des regards complices d’un corps à l’autre. Mais des regards attentifs. Il faudrait donc être prisonnier d’un ego hypertrophié ou faire preuve de mauvaise volonté pour rater le rendez-vous de l’improvisation.

La disparition ouvre l’espace à l’autre partenaire

La « disparition », concept utilisé dans l’enseignement de Katie Duck et pratiqué dans les ateliers de Patricia Kuypers, évoque, pour ma part, un rendez-vous. Le rendez-vous, c’est d’abord la conscience de l’absence. Un danseur qui disparaît de l’action doit préparer son départ. Car il peut aussi bien laisser un vide irrémédiable derrière lui ou, au contraire, être suffisamment empreint de l’écoute pour ouvrir l’espace à ceux qui restent. « L’improvisation exige de garder l’empreinte, les  rémanences  de relation. Même dans le fait de partir, il reste le vide de la présence de l’autre. » (Laurence Louppe).

Ouvrir l’espace après avoir légué la meilleure chance au danseur « entrant » pour qu’il y trouve non seulement sa place mais une réelle possibilité d’y exprimer son langage, le sien, particulier, irremplaçable. Le danseur qui part en désertant l’espace laisse derrière lui une terre brûlée,  infécondable. Et sur cette terre, une danse stérilisée par l’abandon. Il faut durer, disions-nous plus haut. Allons plus loin : il faut vivre avec le temps des autres, mais aussi apprécier avec justesse le temps de son propre corps ; ce par quoi il est rythmé et ce par quoi il s’épuise. C’est donc, avant  l’épuisement de son imaginaire que le danseur doit consentir à sortir du plateau. L’interprète qui lui succédera reprendra le chemin où le précédent partenaire s’est arrêté. Mais c’est bien lui, le dernier sorti qui, en acceptant le silence, profitera à nouveau de la matière vivante offerte par le partenaire comme une nouvelle invitation. Les danseurs qui improvisent sont les artisans de la danse, et pas d’autre chose. Ils sont les interprètes d’une inspiration commune et non les acteurs individuels de prouesses démonstratives.

Ainsi le danseur, qui disparaît dans le mouvement d’un autre, écoute jusqu’au bout la proposition de son partenaire, quitte à partir frustré par tout ce qu’il lui « restait à dire ». Mais dans le même temps, le « sortant » contribue à réinvestir de nouvelles situations qui régénèrent la danse et qui servent sa recherche personnelle. Les causes d’enfermement de l’improvisation sont souvent dues à la complaisance. Complaisance dans un événement consensuel : le contact dans une trop grande énergie, par exemple, enferme la danse dans l’opacité. La disparition est le contraire de l’acharnement, tout comme le silence est le contraire de la précipitation. Une improvisation qui intègre ces règles participe à la clarté de la danse. La disparition laisse la trace d’une présence pertinente, donc durable.

L’inverse fonctionne exactement sur le même principe. « Entrer dans un espace que d’autres ont déjà investi nécessite une disparition » (Katie Duck) ; une disparition à soi-même et à la préoccupation « de faire et de faire tout de suite ». L’écoute sera donc cette fois-ci une présence à l’espace, soutenue, comme si le danseur était déjà acteur avant-même qu’il ait généré un mouvement issu de son corps. Les interprètes de Julyen Hamilton ne pénètrent pas dans un espace comme des voleurs. Leur attente silencieuse attend le moment précis où les autres partenaires proposeront une audace : celle d’intégrer dans le jeu l’élément étranger, confiné à la lisière de l’espace. Ce qui revient à dire que le danseur « entrant » devra se mettre dans l’état où tout événement peut se produire pour laisser jouer le corps jusqu’au bout.

Le corps qui ne se soucie plus de sa propre image est déjà un événement. « L’improvisation nécessite une énergie recentrée sur l’espace » (Katie Duck) et non sur ses propres fantasmes. Il faut sans doute faire l’expérience des situations de corps les plus scabreuses pour s’apercevoir que l’énergie (la pensée) n’est plus placée au bon endroit. La conséquence est immédiate : l’énergie des autres s’en trouve perturbée. Et les partenaires peuvent aller jusqu’à l’abandon, pour cause d’incohérence ou tout simplement par découragement. Il faut donc revenir au silence, habiter à nouveau la maison où se trouve le repos ; abandonner ses propres directions, au profit de la construction (la composition) du groupe qui élabore la danse, telle que l’observateur ou le spectateur peut en refaire le parcours. Alors on retrouve le fil, unique, essentiel, qui tient le corps en présence, en état d’accueil créatif.

Mais « l’écoute » n’est qu’un moyen et pas une fin. Plus importante est la transmission de l’immanence dont nous parlions plus haut, et pas seulement la présence à l’autre. Mon corps se délie dans le corps de l’autre. Ainsi peut-il grandir dans un espace multidimensionnel. Le corps devient spontanément ludique. Il se met à jouer avec un autre partenaire, imprévisible celui-là, laissé vacant mais partagé par tous : « l’espace ». Maintenant, seulement maintenant, l’espace peut jouer sur la diversité des sens que le corps veut bien lui donner. Le danseur n’est plus alors un simple instrument d’excellence mais il est lui-même « corps-espace », un corps total se rapprochant toujours plus de toutes sortes de sources imaginaires qui suspendent la respiration devant l’événement qui arrive. Celui-ci, reconnu (j’allais dire fêté) par tous, danseurs ou spectateurs, constitue la danse telle qu’elle doit se proposer comme art. Car, c’est finalement cette destination-là qui est primordiale. Le danseur ne doit jamais l’oublier, y compris et d’abord dans le travail d’improvisation.

La perception : clé de l’improvisation

Après la perception du lointain, la perception de proximité, elle aussi soumise à l’espace, mais cette fois-ci générateur d’un mouvement adressé par l’un ou proposé par l’autre. La réciprocité est ici de première importance. Deux danseurs éloignés dans l’espace peuvent feindre de s’ignorer, ou au contraire communiquer dans une très grande proximité, voire une intimité malgré l’éloignement. Une des expériences que la danse porte en elle surprend le danseur à « partir d’un rien ». La distance qui sépare le danseur d’un autre danseur est si imperceptible que seul un fil de soie pourrait délimiter l’espace de l’un de l’espace de l’autre. Pour autant, il n’y a pas de frontière.
Paradoxalement « le toucher » est le seul moyen d’apprécier cet espace infime qui sépare deux  danseurs – dans un duo par exemple – tout en préservant ce qu’il y a d’unique dans le corps de chacun d’eux. Car si l’espace est proche « devant », le danseur sait pertinemment que l’espace «derrière» lui appartient. Cet espace dorsal a le pouvoir de projeter le mouvement en arrière au moment du contact avec l’autre danseur, ou de se réfugier dans le silence pour y trouver des ressources. Comme une attraction-répulsion (le plein et le vide) qui produit à chaque fois la sensation que le danseur perçoit aussi l’espace qu’il ne voit pas. Laurence Louppe dit à ce propos que « la perception est une ressource qui donne à recevoir, répondre et transformer la relation. Et lorsque la vison est périphérique, elle réactive le proche et le lointain. » C’est là qu’intervient l’écriture chorégraphique.

« Si j’étais toi », pièce bien nommée de Fabrice Ramalingom et d’Hélène Cathala, met le groupe en mouvement à partir d’une perception dorsale que semblent avoir naturellement les danseurs. Ils sont littéralement tirés en arrière, dans le dos, par la danseuse qui les conduit jusqu’au devant de scène, sans qu’ils soient en mesure d’apprécier visuellement à quelle distance se trouve la meneuse du groupe. Ni la vue, ni la force physique n’interviennent, pas plus que le contact des corps. La dynamique de la danse peut alors devenir magique au moment où l’un transmet l’énergie à l’autre de façon invisible. Il a fallu simplement que l’impulsion de départ – antérieure à la construction du groupe – soit donnée par un duo de danseurs en contact, c’est-à-dire par « un toucher » transmis, pour que les autres partenaires de la danse soient mis en situation de confiance et d’écoute. Mais à ce stade, la réalité va bien au-delà de l’écoute. Il y a aussi transmission aux autres d’une force créatrice venue précédemment de ce duo qui s’adresse, au final, à tous les danseurs réunis. Comme si tous avaient accueilli cette force très intime de corps enlacés et qu’ils l’avaient intégrée dans leur propre corps, dispersés dans l’espace.
La force de cette pièce tient dans « le toucher » d’un duo communiqué au groupe des autres danseurs à travers le lointain de l’espace. Une présence est transmise. C’est pour cette raison, et cette raison seulement, que se construit la cohérence du groupe : « Si j’étais toi »… Le regard sur l’action a intégré l’action. Et là intervient la pensée.

Tout simplement parce que « le toucher » transmis au corps de l’autre se met au service des autres partenaires. Le toucher transmet essentiellement des dispositions au silence … Au service des autres, pour rendre conscient, sensible le mouvement en acte ; pour ne pas tomber dans la sensation de s’écouter soi-même, comme s’il était nécessaire que le danseur se rappelle en toute circonstance : «Stop ! Arrête de te montrer. Introduis profondément en toi le mouvement que ton corps vient de générer.»

Et lorsque « le toucher » est absent, c’est l’imaginaire qui prend le relais, prolongeant le contact ailleurs. Alors que l’espace s’est agrandi, l’imaginaire rapproche entre eux des corps éloignés qui sont, à ce titre, potentiellement éclatés. Pourtant, une réminiscence mystérieuse transmet de loin en proche une présence d’excellence. « Loin des yeux, loin du cœur » est une bêtise absurde pour des danseurs. Une improvisation qui est menée jusqu’à son terme met ce dicton en échec.

Que reste-t-il du corps ? :  La danse.

Après avoir traversé les incertitudes salutaires portées à la conscience par l’improvisation, que reste-t-il du corps ? Sans doute un magnifique potentiel à penser, à construire et à proposer. Quel est en effet ce mystère qui transforme le corps charnel en espace poétique, en tous les endroits du corps qui appartiennent de plein droit au danseur mais qui, aussi, lui échappent radicalement ? La danse aurait-elle ce pouvoir d’engendrer des espaces habitables par d’autres, partenaires ou spectateurs ? Quand le flux de corps pesants traverse d’autres corps, fussent-ils insignifiants à nos yeux, l’improvisation de la danse montre à quel point l’espace a changé de forme, c’est-à-dire a changé de sens ; qu’il est même porteur d’autres sens qui viennent sérieusement compromettre les habitudes paresseuses de notre regard quotidien et de nos pensées habituelles.

Alors, il y aurait dans la danse une capacité à produire d’autres visions de la réalité mais aussi à générer des clartés incontestables, de ces visions « synthétiques » qui font vivre ensemble des contraires dont parle Gilbert Durand, parce que le corps en est à l’origine. Corps irréductible qui marque l’Histoire des hommes dans sa permanence-même. Parce ce que tous les moments de la vie sont de potentielles occasions de se regarder, de se toucher, de s’admirer ou de se déchirer. Il reste le corps, comme lien inaliénable, « le foyer du geste qui enfante jour après jour sa propre identité » dit Laurence Louppe. Du pouce de la main jusqu’à l’extrémité du pied, mais aussi des haussements d’épaules jusqu’à la tête, la vie et la présence que l’on destine aux autres peuvent s’en trouver changées. Au bout du compte, la question n’est plus de savoir « ce que le corps veut dire…», c’est-à-dire ce qu’il faut en comprendre. La question est bel et bien de repérer comment le corps déplace les fonctions établies par la vie sociale, et de se demander comment s’élaborent les nouvelles pensées du corps. Intégrer l’espace commun pour affiner sans cesse les nouvelles perceptions dont l’intelligence se serait dotée. Presque à notre insu, si le corps n’était pas là pour nous le rappeler.

 

Michel Vincenot

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