Wanted ou profil bas – Thierry Thieû Niang

Wanted, à l’étape d’une recherche où la danse transite par les territoires de chacun des interprètes. Le fil tissé traverse ainsi le corps dans ses formes et ses approches singulières. Wanted, corps en explorations, à l’écoute de l’espace qui appelle le devenir d’un temps commun, pour faire éclore le désir des plus fines qualités que préserve chacun des danseurs… Tant que le moment n’est pas encore venu de projeter, au-delà même de sa propre image, la ligne de force qui relie entre elles des singularités.

Wanted, ça n’est pas tant l’individu recherché, c’est l’expression de la danse sous tous ses profils. Le «portrait-robot» n’ira donc pas débusquer le coupable d’une quelconque trahison. La danse ouvrira, au contraire, le creux de l’être. Et chacun des corps se laissera traverser par l’étrangeté. Dès lors que la danse transite de territoire en territoire, elle est livrée à la conscience de tous et aux itinéraires des autres.

C’est en cela que le lien se fait universel. C’est en cela qu’il parvient à atteindre au plus secret le territoire réservé du spectateur, en d’autres lieux et en d’autres temps. La danse, en effet, rend les corps transparents, vibratoires, après qu’ils aient traversé le poids, la gravité et la hauteur. Réalités incontournables.

La façon dont s’opèrent les séparations et les rencontres préservent l’espace de chacun et relie mystérieusement aux autres. Une jambe qui passe au-dessus d’un corps étendu est une attention. C’est pour habiller, protéger, contenir le corps de l’autre. C’est tout le contraire du mépris. L’un ramassé, l’autre dans ses signes des doigts, et la dernière dessinant un chemin qui relie les espaces de tous.
Doigts écartés, les yeux traversent l’opacité ; le flux est adressé à d’autres regards. Le chemin de ronde du mouvement rassemble l’air et la peau ; signe pétri dans la profondeur du corps. Mais le chemin rassemble aussi des états inconciliables : corps en retrait, corps étendus, corps inclinés, corps vers le haut.

Et d’échange en échange, les petits secrets sont partagés dans le creux de l’oreille. Cette connivence met les interprètes en mouvement et fabrique la danse telle qu’on ne l’attendait pas.

De lignes de fuite en lignes d’horizons, la danse diffuse les corps dans les directions latérales. Celles-ci, justement, nous intéressent particulièrement car elles ouvrent aux espaces étrangers. Traverser les murs, rejoindre l’inaccessible à travers l’organique et la compacité.
D’habitude la marche se fait au-devant, dans la direction de la vision, depuis l’endroit rassurant où les perceptions sont maîtrisées. Ici, on accepte que d’autres états de corps déstabilisent les situations. Le déséquilibre sur le côté dessine le mouvement de la danse. Et le tremblement du corps fait écho aux vibrations de l’air, cette petite chose invisible qui met en péril la gravité. Tout comme la musique et le chant  lorsqu’ils viendront plus tard, ainsi qu’une quatrième danseuse. Ils trouveront dans cet espace-là le champ ouvert à toutes les investigations d’une humanité «recherchée», vue de face, de dos ou de profil, à travers le prisme fragile et lumineux du verre.

 

Michel Vincenot
17 décembre 2000

Distribution

 

 

Chorégraphie Thierry Thieû Niang

 

Danse :

Clara Cornil

Anne-cécile Drouillard

Christophe Le Blay

Thierry Thieû Niang

 

Chant Joddy Pou

Guitare François Lasserre

Lumières Philippe Didier

Sculptures Didier Tisseyre

 

Création Théâtre de l’Olivier janvier 2001

What a day ! – Thierry Thieû Niang

«Mystère chorégraphique» et… clarté de la danse. Cela pourrait être antinomique, mais ici, c’est une évidence. C’est à la périphérie du cercle des spectateurs que naît le saut répété de quatre danseurs-musiciens aux quatre points cardinaux de la planète, comme une respiration introduite dans un espace en attente. Du groupe silencieux surgit donc l’Europe, l’Asie, l’Afrique… et nous, les autres, témoins impliqués dans cette «communauté avouable» comme le dit Thierry Niang. Là est la part du mystère. Et l’éclat ?  Il vient de la danse aux multiples couleurs musicales et de corps différents. La danse, dans la pureté du cristal ! Offerte par les longs bras de Fania, la chanteuse africaine, et les sons de la guitare de François Lasserre qui rassemblent le cercle en son centre.

Aucun discours, aucune déclaration d’intention n’introduisent ce rassemblement. La suite se pressent. Le lien commence après le silence par un geste qui pourrait suggérer une figure de combat s’il n’était détourné en un mouvement de contact — presque tactile — pied à plat sur le ventre : le centre des sensations vibratoires ; et pied en appui sur le dos : cette surface déployée de la peau, sensible au moindre frémissement de «corps étrangers». Le dos, cette antenne ouverte à l’écoute de «touchés» subtils dont on ne connaît jamais l’origine. Là, le mystère est à son comble et pourtant la pièce est immédiatement accessible. Ce paradoxe ouvre à des perceptions étranges. Le danseur, en suspension sur la pointe des pieds, ramasse en son corps toute l’énergie sur des genoux pliés. En soi, deux niveaux contradictoires du mouvement. Rodin fit du corps la sculpture du penseur, Thierry Niang développe la pensée concertée dans le mouvement de la danse dont «les roulés» au sol donnent chair à l’espace du cercle des veilleurs.

La relation étant ainsi établie, l’écoute se fait attentive. Une complainte en dialecte africain ouvre un regard serein sur la mort ; corps étendu que l’on enjambe avec une attention respectueuse. Ce rituel de passage n’est autre qu’un regard d’amour ; et la mort une disposition suprême à l’ouverture, plus qu’une attente inassouvie. Le corps garde l’empreinte de la respiration comme les amants préservent en secret la mémoire du corps laissé vacant ; le vide silencieux qui s’imprègne de l’absence. «Je te garde…  c’est-à-dire… ta présence continuera à vivre en moi. »  Paroles d’amants.

Ce creux qui nous rend disponibles à l’espace des autres est l’endroit le plus précis de la rencontre où se fomentent des rapprochements impensables. Passer dans les creux du partenaire, dessus, dessous, sans que jamais les danseurs n’installent définitivement leur squat dans l’intimité d’autrui. Il n’est donc pas question d’envahir mais d’échanger. C’est une grande délicatesse que la danse sait transmettre parce qu’elle est le creuset où se mélangent en toute impunité des flux individuels et des attentes universelles. Une telle intensité de l’échange ne peut que susciter l’approche subtile dont les «portés embrassés» (expression inventée pour l’occasion) semblent être l’aboutissement naturel ; ou les petits cris d’étonnement de la chanteuse devant les chutes de Thierry Niang sur le dos ; ou encore la tête accueillie avec tendresse dans des mains réceptives . Et bien d’autres choses, comme ce regard adressé, tendu vers une présence à l’autre et qui se lâche au moment de livrer généreusement une caresse.

Toutes ces belles transhumances parlent d’un rêve que l’on se raconte à soi-même, tantôt apaisant, tantôt inquiet. La danseuse Elizabeth Bouckaert chemine dans l’espace, yeux fermés, à l’écoute de tous les événements qui surgissent ça et là : «Ils ne disent pas tous la même chose», répète-t-elle à voix basse avec une assiduité qui nous invite au silence.

C’est dit, c’est fait, voilà donc le mystère d’un jour « pas comme les autres ». D’un jour particulier où la danseuse trace au-dessus de son crâne l’axe de son corps ; tout en verticalité, parce que la vision de l’espace s’est absentée quelques instants. Danseuse émouvante de fragilité qui s’abandonne par le dos au musicien qui la porte, comme s’il était établi que la musique rejoignait la danse au creux du cercle, au sein duquel toutes les histoires se croisent et se délient. Rien d’anormal en fait, c’est plutôt nos perceptions les plus élémentaires qui se sont estompées. Car l’étreinte se fera «yeux fermés», comme dans une relation que seuls les amoureux savent inventer. Mais le trajet ne s’arrête pas à la destination. Au-delà des yeux, il y a le regard qui rencontre mystérieusement l’écoute du corps dans sa globalité. Le dénuement du dos scelle la confiance transmise au travers de la peau, pour façonner la chair en profondeur. Moment prégnant de vérité du corps qui donnerait au pire des humains l’idée d’abandonner les armes de la bêtise et de l’intolérance.

C’est un éveil au monde que Thierry Niang invente autour du cercle. On savait déjà qu’il avait la capacité d’ouvrir les yeux des enfants ; on ne savait pas encore qu’il pouvait émouvoir les grands. Dès lors, tout s’accélère, nos perceptions en même temps que la danse. On se dénude, on se rhabille. On échange le chant et la danse comme dans un répons liturgique. Le cercle est en état d’écho. Et au terme de la veillée, on redessine le corps des autres après s’être échangé les couleurs de la peau.

Michel Vincenot
8 février 1999

Distribution

 

Chorégraphie Thierry Thieu Niang

 

Danseurs

Thierry Thieû Niang

Elizabeth Boukaert

 

Guitare François Lasserre

 

Chant Fania Niang

 

À la Commanderie les 1 et 2 avril 1999