Ateliers Colloque Culture
25 novembre 1993

 

PRÉLIMINAIRES

Signe des temps. Aujourd’hui les problèmes sociaux sont à ce point prioritaires que l’adjectif « social »  est devenu, dans la langue courante, un nom commun.

Le social comme on l’appelle donc aujourd’hui est un système d’organisation qui relie entre eux des individus pour former un groupe, une communauté, un peuple, un Etat, ou une communauté d’Etats. Ce système est unidirectionnel parce qu’il fonctionne sur une référence unique et commune : le temps. Ce temps qui est scellé par la mort ultime et par les représentations symboliques quotidiennes qui en découlent : l’exclusion / l’intégration ;  le chômage / le travail ;  la pauvreté /  la richesse ; l’insécurité / la sécurité. Et dans cette logique, les systèmes politiques et économiques répondent sur les mêmes registres : la protection sociale, la couverture sociale, l’assistance sociale etc… Puis, au niveau de l’Etat, la sécurité publique, la sécurité de l’emploi, les acquis sociaux, l’accession à la propriété, la défense des intérêts nationaux et des particularismes locaux…

Le temps serait donc ce lieu commun qui rassemble une société autour du principe de bonheur protecteur. C’est devenu un consensus intouchable. Et c’est légitime. En effet, qui que nous soyons, intellectuels ou pas, politiques ou pas, nous sommes tous logés de ce point de vue à la même enseigne. Paradoxalement, nous avons besoin de nous protéger de la société, dans laquelle nous trouvons par ailleurs notre sécurité. Cela a toujours plus ou moins existé, mais jamais ce paradoxe n’aura été aussi présent qu’en cette fin de millénaire.
Deuxièmement, ce système est univoque parce qu’il fonctionne sur les repères balisés que sont le langage et la parole, utilisés tantôt comme outils de perception de la réalité, tantôt comme moyens de communication entre les êtres, mais toujours assortis d’une convention: le langage commun, le langage de tout le monde. Ce langage qui est censé représenter le monde du réel.

Pendant ce temps, la culture est une notion abstraite que, par décret ou par inconscience, on réserve à quelques intellectuels désengagés de la vie concrète, puisque la culture est soupçonnée de travailler a priori dans la sphère du non-réel.
Posons alors tout de suite la question qui brûle nos lèvres : Quand la culture rejoindra-t-elle enfin les préoccupations quotidiennes des individus sociaux que nous sommes ?  Réponse : jamais. Cette affirmation pour le moins brutale a le mérite de ne pas entretenir une quelconque équivoque démagogique. Mais elle a aussi l’avantage de nous donner la liberté d’entrer dans ce vaste champ d’investigation qu’est l’apport de la culture à la vie sociale.

 

 

 

REPERES

 

I.   LA SYNTAXE DU LANGAGE : PREMIER ACTE CULTUREL

1.  Les strates accumulées du langage

2.  L’apprentissage des relations sociales par la culture

 

II.   LA PROXIMITE CONSENSUELLE

1.  Une société malade de surenchère sociale :
– La peur de la trahison
– Symptôme d’une société narcissique

2.  Le paradoxe de l’indifférence

 

III.   DU REEL A L’INOUÏ : LES ARTS COMME DEVOIR VISIONNAIRE

1.  La présence et la distance, ou le monde possible

2.  L’art en tant que proposition et non plus résistance

 

CONCLUSION :  L’inouï, un cadeau de l’un à l’autre.

 

 

INTRODUCTION

Nous sommes famille d’accueil d’enfants de la DDSS. Parmi ces enfants, une jeune fille de 17 ans que nous accompagnons tous les soirs dans des problèmes de mathématiques élémentaires (CM1 ou CM2). Le raisonnement est impossible pour cette jeune fille, non pas qu’elle manque de logique. Au contraire, elle semble être pourvue de bon sens réaliste qui lui permettrait d’accéder normalement à la solution du problème. Les mathématiques sont purement et simplement impossibles parce que les mots qui constituent la donnée du problème n’ont pas de sens. Pour une formulation simple de bouteilles installées sur les rayons d’un entrepôt, d’un supermarché, tout fait défaut :

– C’est quoi un emballage ? …
– C’est quoi un rayon ? … C’est un vélo.
– C’est quoi un entrepôt ? … C’est ce qu’il y a entre les pots…

Imaginez donc la confusion linguistique : des bouteilles d’eau minérale, rangées dans des rayons de bicyclette, entre les pots identiques. Identiques, parce qu’au dernier moment elle va chercher cet adjectif, ailleurs dans le texte pour le coller à côté des pots. Allez donc savoir pourquoi. Dans ces conditions, la donnée du problème est quasiment surréaliste !

 

I.   LA SYNTAXE : PREMIER ACTE CULTUREL

Le problème mathématique de cette jeune fille s’avère insurmontable quand la donnée se complique par une subordonnée relative et par une proposition circonstancielle de lieu ou de temps. Il faut faire appel à une abstraction culturelle qui consiste à trouver un lien, d’abord entre les éléments grammaticaux de la phrase : un sujet, un verbe, un complément ; puis de les agencer autour d’autres mots qui doivent s’ordonner entre eux afin que la langue délivre le sens. C’est la syntaxe.

Celle-ci nous renvoie en permanence à une multitude de lieux et temps symboliques dont l’individu n’a accès que par une conscience de l’Histoire, c’est-à-dire par l’expérience culturelle qui a été acquise par d’autres que soi-même. Ainsi « le moi » serait au cœur de la vie sociale (la confrontation au temps), tandis que « l’autre », ce concept abstrait, représenterait le vaste champ de la culture qui m’échappe, en même temps que j’en suis le principal bénéficiaire.

 

1.  L’accumulation des strates du langage

Cette mise au point sur la syntaxe peut paraître fortuite, inutile ou prétentieuse. Et pourtant, je suis convaincu que si la syntaxe est absente, il y a de fortes chances pour que l’autre,  les autres soient définitivement absents de mon univers ; comme si la société (supposée réelle) n’existait pas ou n’avait jamais existé. Alors que tout portait à croire que l’action sociale, dans ses préoccupations immédiates, mettrait en lien des individus qui se reconnaissent semblables et solidaires. Il faut donc faire un peu attention aux modes actuelles qui prêchent avec acharnement la priorité de l’action sociale, même si objectivement elle recèle des situations humaines tragiques.

Personne ne peut nier, en effet, que le langage des premiers hommes a dû vraisemblablement s’organiser autour de borborygmes, puis par imitation à la nature environnante, utiliser des onomatopées. Enfin, lorsque sont apparus les premiers mots d’une langue codifiée, ce fut sans doute le premier passage à l’abstraction, le premier passage au non-réel, dont la nécessité se faisait d’autant plus pressante qu’il fallait, justement, mieux communiquer.

Ensuite est venue l’organisation des mots entre eux. Lorsqu’on agence des mots par proximité, par « cousinage », par attraction ou par opposition, c’est une nouvelle réalité du monde qui s’organise dans l’esprit des humains. Nous sommes alors proches de la pensée et des fonctions de l’imaginaire.

La syntaxe du langage est donc le premier acte culturel parce qu’elle ouvre l’accès au pouvoir de se comprendre plus vite, de prendre des raccourcis dans le raisonnement, et ainsi d’appréhender le monde réel de façon chaque fois différente. C’est typiquement le pouvoir de la parole. Mais c’est aussi le deuxième passage à l’abstrait, au non-réel.

A ce propos, si l’ère de l’informatique est un progrès, elle est en même temps un risque de régression pour nos enfants, fascinés par les jeux-vidéo. En effet, l’identification au langage binaire est pernicieuse. Ce langage-machine étant incapable de prendre les raccourcis du raisonnement, d’évoquer des sous-entendus ou des non-dits, je crains que l’esprit de ces enfants ne se structure qu’en fonction du oui / non, du vrai / faux, enfin de tous ces couples d’opposition dont nous parlions au début et qui participent à l’exclusion de l’autre, en tant qu’alternative du possible. Et si nous n’y prenons pas garde, nous préparons pour demain de joyeux petits schizophrènes qui assèneront leur vérité absolue, au nom d’un schéma existentiel simplificateur.

Allons plus loin encore. L’agencement de la syntaxe se poursuit au-delà des limites qu’impose le langage commun. A force d’agglomérats, puis d’épurations successives, les mots se dotent d’une force d’évocation, projetant toujours plus en avant le désir d’être. Ce s’appelle la poétique.

Il est facile d’en faire l’expérience lorsqu’un poème est traduit dans une autre langue : « Il y a renoncement, dit Edouard Glissant, quand le poème a laissé échapper une si grande part de son rythme, de sa structure secrète, de ses assonances, de ces hasards qui sont l’accident et la permanence de l’écriture… Ce renoncement est la part de soi qu’on abandonne à l’autre. »
Il faut donc se rendre à l’évidence, ce langage que nous appelons « commun » s’appuie sur une accumulation de strates culturelles. L’homme a désormais les moyens de s’abstraire de son monde d’origine. Mais chaque jour doit être inauguré comme un monde d’origine qui transforme l’individu en un être toujours plus « social ».

 

2.   L’apprentissage des relations sociales

Ayant évoqué la structuration du langage, je voudrais maintenant montrer l’analogie qu’il y a entre la syntaxe dans le langage et la fonction sociale de la culture. Si par le langage, il y a passage du réel au non-réel, il y a dans la culture passage de l’individu à la socialisation, et donc possibilité d’envisager l’Histoire.

Par un effet de bascule, le temps qui était le principe unificateur des rapports sociaux va être profondément altéré par l’expérience qu’on va faire du temps, la façon dont on va s’y investir, et ce, par la confrontation à la durée. De telle façon que si l’on se met en situation de disponibilité (et non plus seulement de résistance), l’expérience qu’on va faire du temps nous paraîtra très longue, ou au contraire très courte, selon l’investissement personnel qu’on y mettra et suivant l’écho que telle ou telle situation nous renverra (une discussion avec quelqu’un, un film, un spectacle etc…)

Le temps, principe unificateur, a donc changé de nature parce qu’on y introduit, cette fois-ci, un rapport de réciprocité et non plus simplement d’opposition, de conflit ou de repli individuel (Exclusion / intégration ; pauvreté / richesse etc…). Et cela nous conduit à cette question-clé de l’apport de la culture à la vie sociale : Est-ce le monde réel qui change ou est-ce moi, individu socialisé, qui apporte un nouveau sens au monde ?

Et quiconque prétend, sous couvert des graves problèmes socio-économiques de notre temps, qu’il faut fermer les frontières, protéger la pensée, retrouver une identité nationale, réhabiliter les vraies valeurs raciales et linguistiques, est un imposteur et un pur manipulateur qui met en danger l’avenir de l’humanité. Si dans les lieux culturels comme celui-ci nous ne travaillons pas dans l’Ouvert comme le dit Rilke, ce ne sera pas le Front National qui le fera à notre place.

 

II.   LA PROXIMITE CONSENSUELLE

 

1.   Une société malade de surenchère sociale

Résumons-nous, dans l’ordre du social, quand tout va mal, le premier souci que l’on revendique c’est d’être au diapason, solidaire des misères quotidiennes des gens. La valeur absolue c’est d’être proche et consensuel. Très bien. Mais si l’on s’écarte quelque peu de cette problématique, nous éprouvons le sentiment coupable de trahir les gens. Mais, ce faisant, on ne se rend pas compte que cette peur de la trahison peut entraîner un pur et simple abandon de nos concitoyens.

Il y a quelques jours, je regardais une émission de télévision qui rassemblait cinq ou six hommes et femmes politiques. Le thème de l’émission était la télévision. Quelles émissions regardez-vous ? Réponse d’un député-maire ancien ministre :
« L’émission que je regarde avec le plus de plaisir est le Juste Prix. Cette émission me passionne parce qu’on y rencontre la France profonde qui est contente de jouer, de gagner de l’argent et de passer à la télévision. »

Cet homme politique en a trop dit ou pas assez. S’il en a trop dit, TF1 devra se dépêcher de produire une émission encore plus perverse que le Juste Prix pour que les politiques puissent rencontrer une France…encore plus profonde…  Ou alors il n’en a pas assez dit. Il faut donc chercher à lire le sous-entendu : peut-être un homme politique doit-il comprendre vraiment les préoccupations de la France profonde pour être en mesure de lui proposer demain un projet de société dans lequel Le Juste Prix ne fera plus l’AUDIMAT. Disons que j’ai tendance à penser qu’il n’en a pas assez dit… Comme disent les Anglais : No comment !

Quelles que soient les intentions, ce comportement est symptomatique d’une société devenue narcissique. Il est révélateur en effet que le conflit de l’ex-Yougoslavie et l’implosion de l’URSS mettent les démocraties occidentales en état d’urgence, nous incitant à tirer trop vite les leçons de l’Histoire. Si les Serbes, les Croates et les Bosniaques s’entretuent, c’est qu’on n’a pas été suffisamment attentifs à leur spécificité ethnique, dit-on. Alors, au nom de l’exemplarité, on s’engouffre dans la surenchère sociale, au cas où les Bretons, les Alsaciens, les Béarnais, les Auvergnats et les Basques se mettraient à en faire autant. Certes, le scénario est toujours possible. Mais là où les politiques manquent de courage et d’imagination, c’est qu’ils vont chercher à adapter immédiatement un modèle adéquat, une réponse consensuelle.

On invente donc des nouvelles déesses : les cultures identitaires  pour parer à une éventuelle implosion de l’Etat. Mais le problème est que, lorsque l’Etat n’est plus en mesure de proposer un projet porteur, chacun a naturellement tendance à se replier sur ses propres racines, en sachant très bien, qu’en cas d’implosion généralisée, on finira par reconnaître dans ses semblables une image identique et conforme à soi-même. Au fond, c’est une version moderne de  « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ».
Dans le cas présent, la culture a un devoir de vigilance, pour laisser sans cesse ouvert le champ de l’existence d’autrui. Alors, je vous le concède, si nous voulons rester collés à notre glaise régionaliste, ayons au moins le réalisme de garder la tête dans les étoiles ; c’est une question de bon sens. Les problèmes étant aujourd’hui planétaires, les solutions ne pourront être que planétaires.

 

2.   Le paradoxe de l’indifférence

Dans ce contexte de proximité consensuelle, portée comme une bannière inébranlable, il n’est pas surprenant que la surenchère sociale conclue au paradoxe de l’indifférence.

Lorsque la société renvoie, tel un miroir, l’image valorisante des individus sociaux que nous sommes, nous ressentons une sorte de fierté  d’appartenir à la communauté sociale ; la vie et les problèmes des autres sont nôtres. Figurez-vous qu’on en deviendrait presque généreux ! Par contre, lorsque nous sommes affrontés tous en même temps à des problèmes communs et similaires – où devrait normalement s’exercer la solidarité nationale – eh bien non, c’est justement là que le rapport à autrui devient insupportable. Plus les problèmes sont semblables, plus autrui nous est indifférent. En d’autres termes, plus le langage est commun, plus les rapports sociaux se dégradent, s’auto-détruisent à la manière du scorpion qui s’injecte son propre venin.

Peter Brook qui travaille de façon très originale avec ses comédiens dit ceci :
« La Vie que nous cherchons dans le théâtre se propose de briser une série d’habitudes. Une habitude de la parole ; une habitude créée par tout un langage. »
Ainsi Peter Brook réunit-il un mélange d’individus, des comédiens, qui ont beaucoup d’habitudes mais qui sont dépourvus de tout langage commun : ils viennent des cinq continents. Par la confrontation à l’autre, chacun va se dépouiller progressivement de ses habitudes culturelles. Alors peut commencer la recherche théâtrale. Magnifique préalable au théâtre qui investit un lieu et un temps universels, là où les rapports sociaux se révèlent… justes. Autrement le théâtre ne serait plus le théâtre.

 

III.   DU RÉEL A L’INOUÏ : LES ARTS, UN DEVOIR VISIONNAIRE
Voilà donc une transition vivante qui nous introduit dans les arts, pour nous inviter cette fois-ci à passer du réel à l’inouï.

 

1.  La présence et la distance, ou le monde possible
Si la culture, comme nous l’avons vu, finit par « s’infuser » dans le temps social, les arts, par contre, n’ont aucune chance de devenir des outils sociaux. Il ne faut pas céder à la tentation démagogique qui consisterait à utiliser les arts comme des « trucs », des pansements sociaux. Les arts n’interviennent jamais dans la linéarité du temps, dont on a dit au début qu’il se conclut inéluctablement par la mort de l’individu, voire par la mort symbolique d’une société.

De ce point de vue, on pourrait dire que le social est d’abord un système fondé sur la présence imminente. Il travaille à ce titre dans l’ordre du parfait ; aucune erreur n’est envisageable, acculés que nous sommes à trouver des solutions adéquates aux problèmes sociaux, ne serait-ce que pour ne pas compromettre la cohésion de l’Etat.

Par contre, l’art trouve son terrain de prédilection dans  le mouvant, le variable, l’inattendu, en référence, certes, à la vie sociale, mais à la différence que celle-ci témoigne plutôt de la stabilité contre le mouvant, des repères contre le variable, et de la sécurité contre l’inattendu. André Malraux eut une intuition historique quand il créa dans les années 60 les Maisons de la Culture, à l’encontre du discours conventionnel sur l’art, ce luxe de bourgeois. Le principe était, je le dis à ma façon, de mélanger des publics face à des arts mélangés ; indiquant ainsi la confrontation nécessaire entre les publics et les artistes afin de mettre sans cesse en question les certitudes des uns et des autres, dès lors qu’ils se rencontrent dans des propositions diverses. Ce n’est pas par hasard que nous avons appelé notre festival de danse « Plurielles ».

Il y a donc un vis-à-vis constant entre l’art et le social. Une dialectique. C’est la raison pour laquelle l’art traverse les territoires sociaux, sans jamais pouvoir y fixer son campement. C’est à ce titre que l’art introduit une distance par rapport aux événements, et qu’il préfigure en permanence un monde différent, possible dans toutes ses dimensions, et par conséquent non-fini, infini et donc im-parfait.
On peut établir à ce propos un court rapprochement entre la façon dont fonctionne l’imaginaire dans les arts et la manière dont s’agencent les concepts en philosophie.

« Si autrui c’est un monde possible, dit Gilles Deleuze, tel qu’il existe dans un visage qui l’exprime , et s’effectue dans un langage qui lui donne une réalité, alors un concept est constitué de trois composantes inséparables : le monde possible, le visage existant d’autrui, le langage réel ou la parole. »

Nous venons de faire exactement le cheminement inverse de Deleuze.  J’ai commencé par ce qui nous était le plus familier : le langage et la parole, pour conclure au monde possible. J’aurais été moins crédible, en effet, si j’avais affirmé de manière péremptoire que l’art est la prééminence de la parole, et si j’avais démontré d’emblée que la fonction première de l’art est d’échapper sans cesse aux urgences du temps.

Au fond, l’art serait à la culture, ce que la culture est au social. L’art suggère à la culture cette intention première : le monde possible, tandis que la culture transmet à son tour au social la capacité de s’abstraire du monde « réel », cette constituante essentielle de l’être humain.

 

2.  L’art en tant que proposition et non plus résistance

En d’autres termes, pour que le social fonctionne réellement, il lui faut une destination, une finalité potentielle qui ne dépend pas de lui. C’est pourquoi l’art a été, tantôt témoin de l’Histoire (et à ce titre parfois messager, parfois didactique, pédagogique), tantôt figure symbolique de ce qui manque à la société, de ce qu’elle ne peut jamais atteindre.

Aussi l’art a-t-il été utilisé au cours de l’Histoire, tantôt comme référence à la transcendance, tantôt comme argument de résistance aux pouvoirs politique, social ou religieux. Aujourd’hui, dans notre société caractérisée par l’éclatement des systèmes de références (politiques et idéologiques), il est urgent que l’art redevienne propositionnel, visionnaire, en sachant qu’il ne lui appartiendra jamais de régler les problèmes sociaux, de dicter des conduites ou de suggérer une morale de société.

S’il revient à la philosophie, selon Deleuze et Guattari, de « donner sans cesse aux choses et aux êtres un nouvel événement qui est inscrit non seulement dans le temps, mais aussi dans  l’espace, la matière et la pensée. »  Alors c’est le possible en tant que tel qui devient événement. »

Et j’ajouterai à cela que, s’il ne faut pas confondre art et philosophie (bien qu’ils s’inspirent souvent l’un de l’autre, et réciproquement), c’est aux arts que revient le pouvoir inouï de transformer le temps, de façonner l’espace, de donner forme à la matière et la pensée ;  nous permettant ainsi d’entrevoir des lendemains toujours possibles en tant qu’événements.

C’est le meilleur défi que les arts puissent lancer aux systèmes sécuritaires que sont devenues les religions et leurs cortèges d’intégrismes. C’est le meilleur défi qu’ils puissent lancer aux individus fascinés par les sectes, ces nouveaux dogmatismes de notre fin de siècle.

Nous venons de faire exactement le cheminement inverse de Deleuze.  J’ai commencé par ce qui nous était le plus familier : le langage et la parole, pour conclure au monde possible. J’aurais été moins crédible, en effet, si j’avais affirmé de manière péremptoire que l’art est la prééminence de la parole, et si j’avais démontré d’emblée que la fonction première de l’art est d’échapper sans cesse aux urgences du temps.

Au fond, l’art serait à la culture, ce que la culture est au social. L’art suggère à la culture cette intention première : le monde possible, tandis que la culture transmet à son tour au social la capacité de s’abstraire du monde « réel », cette constituante essentielle de l’être humain.

 

2.  L’art en tant que proposition et non plus résistance

En d’autres termes, pour que le social fonctionne réellement, il lui faut une destination, une finalité potentielle qui ne dépend pas de lui. C’est pourquoi l’art a été, tantôt témoin de l’Histoire (et à ce titre parfois messager, parfois didactique, pédagogique), tantôt figure symbolique de ce qui manque à la société, de ce qu’elle ne peut jamais atteindre.

Aussi l’art a-t-il été utilisé au cours de l’Histoire, tantôt comme référence à la transcendance, tantôt comme argument de résistance aux pouvoirs politique, social ou religieux. Aujourd’hui, dans notre société caractérisée par l’éclatement des systèmes de références (politiques et idéologiques), il est urgent que l’art redevienne propositionnel, visionnaire, en sachant qu’il ne lui appartiendra jamais de régler les problèmes sociaux, de dicter des conduites ou de suggérer une morale de société.

S’il revient à la philosophie, selon Deleuze et Guattari, de « donner sans cesse aux choses et aux êtres un nouvel événement qui est inscrit non seulement dans le temps,  mais aussi dans  l’espace, la matière et la pensée. »  Alors c’est  le possible en tant que tel qui devient événement. »

Et j’ajouterai à cela que, s’il ne faut pas confondre art et philosophie (bien qu’ils s’inspirent souvent l’un de l’autre, et réciproquement), c’est aux arts que revient le pouvoir inouï de transformer le temps, de façonner l’espace, de donner forme à la matière et la pensée ;  nous permettant ainsi d’entrevoir des lendemains toujours possibles en tant qu’événements.

C’est le meilleur défi que les arts puissent lancer aux systèmes sécuritaires que sont devenues les religions et leurs cortèges d’intégrismes. C’est le meilleur défi qu’ils puissent lancer aux individus fascinés par les sectes, ces nouveaux dogmatismes de notre fin de siècle.

 

CONCLUSION

J’ai commencé cet exposé par citer un cas social, je voudrais le terminer par un hommage aux artistes. Rappelez-vous, lorsque nous avons inauguré le théâtre, il y a près de six ans, le premier témoignage que nous avons voulu affirmer était l’accueil d’une compagnie en résidence de création. Cela nous paraissait vital pour la culture. Le spectacle d’inauguration m’avait suggéré une réflexion sur la fonction du salut final au public. Aussi avais-je écrit, à l’intention de cette compagnie, un texte dont je voudrais vous livrer aujourd’hui la substance.
Dans le théâtre antique, vous le savez, les comédiens portaient un masque qui était censé représenter les divinités. Les acteurs effaçaient ainsi toute trace de leur humanité. Les visages n’étaient révélés qu’à la fin du spectacle.

Dans le théâtre moderne, rien n’a vraiment changé, sinon que les comédiens ou les danseurs ne portent plus de masque. Mais pendant une heure de temps, ils vont transcender en quelque sorte notre humanité quotidienne. C’est cela qui est resté universel.
Ainsi, quand vient le salut final, ces acteurs ont une dette envers le public. Ils doivent lui restituer toute « la matière humaine » qu’ils lui ont empruntée ; cette matière humaine qu’ils ont transformée, le temps d’une création.

Dans cet acte de gratitude qu’est le salut, ultime reconnaissance envers l’autre (cette humanité possible), c’est la voix du comédien qui s’éteint ; c’est le corps du danseur qui est mis à nu. Ils gardent à cet instant, pour seul témoignage de leur passage vers l’Ailleurs, la trace de leur souffrance physique. Rappelez-vous,  au salut final de Texane, les danseurs de Claude Brumachon se présentent le visage imprégné de la peinture dont le plateau avait été préalablement recouvert. Dans cet acte de dénuement final, ces visages marqués nous sont rendus comme la trace de nos propres visages.

Seul compte à ce moment le regard que les acteurs vont croiser avec le public, cette connivence par laquelle ils se retrouvent semblables aux spectateurs. C’est le moment où leurs arts nous ont atteints, peut-être. C’est le moment où l’art entre dans la culture des gens, peut-être. Sans doute, en tous cas, continuera-t-il à agir secrètement en eux …

Moi qui vous parle en ce moment, savez-vous que je suis une pure merveille ?
« Je suis une pure merveille, dit Albert Jacquard, parce que vous qui m’écoutez, vous êtes de pures merveilles. Chacun d’entre vous est une pure merveille… »

Cette pensée de Jacquard devrait nous suggérer que si les arts nous offrent la possibilité d’entendre cette part d’inouï qui est en chacun de nous, alors l’art et la culture auront rempli leur véritable mission sociale.
C’est sur cette idée merveilleuse que je vous rends la parole, vous remerciant de m’avoir écouté.

 

 

Michel Vincenot

Share This