Quand Patarozzi nous installe dans la lenteur d’un univers en pleine renaissance, on peut se demander s’il n’est pas impertinent de risquer une telle danse des corps à la face d’un monde qui a perdu tout sens de l’altérité. « On ne prend pas le temps de faire quelque chose, dit Daniel Dobbels, on se préoccupe du temps » ; le temps des autres, jusqu’à tenter de transgresser l’espace du sacré qui est d’abord et par excellence celui des humains.

Un carré blanc – qui fut de tous temps une géométrie complexe et parfaite – devient le lieu d’une convoitise. Tant qu’un embryon d’homme larvé se traîne dans des gestes que la vase ne parvient pas à fixer, son regard n’est dirigé nulle part et ne s’adresse à personne. Mais quand il réussit à marcher debout, parce que la divinité a elle-même décidé de se grandir, l’homme peut alors faire sien cet espace, l’explorer et le regarder de face comme un possible désir à partager.

Beauté des instants et magie de l’espace, lorsque deux femmes apparaissent comme dans un rêve, ouvrant plus loin encore, à l’infini du carré, le désir de rencontre, ou le temps de l’amour. Alors on se prend à mesurer le sens profond d’un geste simple : un bras qui s’ouvre largement à l’horizon et qui, dès cet instant, entraîne le spectateur dans une spirale qui ne le quittera plus.

À la façon Patarozzi, l’effleurement des corps se révèle fragile, toujours intelligemment construit, sans jamais être brutal. On ne s’empare pas d’autrui, on se prépare à le rencontrer. Toute la différence est là. Au croisement d’hommes et de femmes, un carré est posé, extraordinairement présent.  On y retient  son souffle parce que le temps c’est d’abord l’éphémère. Ces magnifiques apparitions, puis disparitions des hommes à la rencontre de deux femmes nous en laissent deviner l’infinie délicatesse.

Car, c’est beaucoup plus tard que l’on consent à l’échange. De leurs robes virevoltantes à leurs genoux croisés, cette danse des femmes devient une intime séduction par laquelle on accepte de se dévoiler en préservant cette pudeur essentielle qui fait toute la qualité d’un geste réellement dansé. Et c’est précisément à cet instant que le regard du chorégraphe choisit d’hypnotiser le nôtre pour nous rappeler que, dans notre histoire, les hommes ont gravé leurs désirs et leurs cauchemars sur la pierre des chapiteaux et les frises des tympans. La danse devient alors un don généreux. Ces tableaux nous sont destinés, telles des offrandes répétées, portées vers le devant de la scène. Et lorsque l’image devient trop prégnante, la pierre se met à danser et restitue aux humains le mouvement qu’elle leur avait dérobé. Ainsi la danse explose en un carré perpétuel que plus rien ne peut contenir, pas même la musique lorsqu’elle arrête la mesure du temps. Instant magnifique d’un quatuor qui nous retourne en pleine lumière le regard d’un dieu aux chevaux déchaînés… Cela nous rappelle quelque chose.

Lahire et Judith est une vraie rencontre avec la Danse qui, du début à la fin, n’a rien laissé au hasard : des danseurs à la chorégraphie, de la chorégraphie à la gestuelle que Jacques Patarozzi nous offre au travers de leurs corps. Cette histoire pourrait être un conte si l’on ne savait par ailleurs que, en dehors de la scène, deux danseurs et deux danseuses de la compagnie Patarozzi échangent autour de leur chorégraphe les mêmes moments d’attention et de profonde générosité.

Michel Vincenot
28 mars 1994

Distribution

 

Chorégraphie Jacques Patarozzi

Danseurs :
Antoine Effroy
Claire Haenni
Antonia Pons Capo
Frédéric Seguette

Lumières Martial Barrault

Costumes Colette Huchard

Bande sonore Catherine Maulet

 

Photographie Laurent Lafolie

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