Article pour le journal La République des Pyrénées

 

À l’aube du quatrième Festival PLURIELLES de danse contemporaine, le Théâtre Saragosse pose quelques questions sur les pratiques de l’art aujourd’hui et dresse l’état du public de la danse. Ses attentes, ses comportements, et surtout les motivations des jeunes de moins de vingt-cinq ans, particulièrement touchés par cet art, relativement récent.

Et si, en cette fin de siècle, le public recherchait spontanément de nouvelles approches de l’art, notamment contemporain ? D’un art nécessaire à la reconstruction culturelle, sans rien dire à personne, à l’écart des média ? Et s’il devenait signifiant d’aborder l’art, les arts, sans se préoccuper de la question : comment les faire connaître et apprécier, comment « faire du public » comme on dit couramment dans le milieu des centres culturels ?

Et si cette dernière question devenait subitement caduque ? Si l’on changeait les points de vue, les règles du jeu ? Dès lors que le public se trouverait naturellement interpellé par un nouveau rapport à l’art ?  On pourrait alors tenter d’analyser autrement la réalité sociale en y portant un regard serein, dépourvu de la préoccupation d’urgence qu’a engendrée notre société économique en plein désarroi.
Et si la réponse venait tout simplement de ce public, des gens confrontés subitement à l’art. Ce public que l’on écoute si peu, perdu dans les méandres des observatoires socio-économiques qui font pléthore et qui parlent à sa place ?

La danse, miroir du public

La danse contemporaine, cet art relativement neuf, fait voler en éclats les théories échafaudées depuis quelque temps sur la destinée culturelle de notre pays. Les bonnes intentions démocratiques, les semblant d’insertion culturelle ; tous les projets de société construits dans la précipitation que l’on s’emploie à présenter comme la panacée incontournable de cette fin de siècle.

Alors regardons de plus près la réalité. Simple constat. Trois ans de festival de danse contemporaine, dans une ville moyenne de province : Pau. Une expérience banale en quelque sorte. Pourtant, c’est le public lui-même qui devient à la fois indicateur et acteur, une source d’information sur les mouvements de société. On aurait pu penser en effet que la danse contemporaine serait le refuge de quelques initiés, en mal de snobisme contemporain.

Erreur. Ce que nous apprend le public de la danse, c’est d’abord la mobilité, dans le no man’s land d’une société en errance, sans cesse en déplacement, sans cesse désinstallée, dans l’espace et dans la tête. Le public fragilement fidélisé de l’année précédente disparaît, tandis que les nouveaux venus n’hésitent pas à s’approprier les pratiques des fidèles de longue date : abonnements sur la totalité d’un festival, sans en connaître ni vraiment l’art, ni vraiment le contenu. Cette fidélisation ponctuelle et de courte durée est-elle un acte de confiance absolue au programmateur ? Certainement pas. En vérité, le public disparaît et réapparaît aussi vite qu’il change d’habitation pour trouver du travail (les nombreux retours de courriers « inconnu à l’adresse » en sont le témoignage). Comme si l’éphémère était devenu une constante de la vie moderne, au point que le programmateur n’a plus le temps de s’endormir. Il doit sans cesse remettre en question les propositions, sans cesse adapter ses projets à de nouvelles situations qui sont perpétuellement assorties de la question : Pourquoi sont-ils là ? Que cherchent-ils ? Qu’attendent-ils ?

La danse de l’éphémère

Mais, chose étonnante, le public rencontre naturellement dans la danse un art qui s’affirme lui-même éphémère. Ephémère dans le propos, dans le style, dans la technique, dans l’émotion fugace où l’on vient prendre un peu d’énergie pour continuer. « Je passe et je repars, sans être obligé de justifier quoi que ce soit.»

Étonnante adéquation des propos de la danse contemporaine et d’un public plutôt jeune (71% des spectateurs ont moins de 25 ans) qui se reconnaît naturellement dans ce langage du corps, sans se préoccuper de savoir ce qu’il y a à comprendre. Il trouve en quelque sorte dans la danse ce qu’il y apporte, et cherche à y combler quelques lacunes d’une vie incertaine. L’errance. Sans doute parce que la danse contemporaine transcrit immédiatement ce que la vie quotidienne nous spolie. Sans doute la danse apporte-t-elle de toutes petites lumières dont on est sûr que celles-là, au moins, ne trichent pas ; qu’elles parlent de désespoir ou de transgressions sociales trop lourdes à porter seul.

Étonnant révélateur de publics qu’est la danse contemporaine. Cet art si particulier se soucie de l’aujourd’hui et donne tant soit peu l’espoir de recoller demain les morceaux. Ou au contraire, il refait à sa façon une timide révolution culturelle qui concerne cette fois-ci l’individu au travers du corps, et non plus par le groupe. Une révolution qui prend le temps en considération, surtout celui de se fixer et de vivre décemment. Une révolution qui vole un peu de temps à la vie.

La danse décrypte dans l’aujourd’hui le plus petit signal d’échec ou la moindre lueur d’espoir, et croise au passage ces gens qui voyagent sans savoir exactement où mènent les chemins et qui les conduira.

 

Michel Vincenot
23 mai 1996

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