Photographie Nathalie Sapin

La présentation-vidéo de ce duo TWO n’a pas pour objet de donner des clés de lecture ou un mode d’emploi de cette pièce de Kirsten DEBROCK. Chacun portera son regard singulier sur le spectacle tout de suite après. C’est plutôt l’occasion de reparler de la danse contemporaine dans ses fondements, dans ses approches et sa façon de recomposer la réalité, en se distanciant des représentations figuratives.

 

Rencontre entre un homme et une femme, on attendrait les lieux communs de la séduction, comme dans la vie. Et c’est par l’immobilité, c’est-à-dire par la densité du silence, préalable de la rencontre, que commence ce duo. La rencontre, oui, mais avec tout ce que cela suppose d’impasses, de questionnements ou de fulgurances.

Pour faire l’expérience du temps, il faut d’abord s’ouvrir au silence. Non pas le vide, mais l’écoute attentive du temps qui va constituer le creux (le creuset) nécessaire à l’élaboration du geste, que Hubert COLAS et Daniel DOBBELS nomment le pré-geste.

En effet, avant de surgir, le geste est déjà nourri du temps qui l’a précédé, à condition, bien sûr, que le danseur soit dans un état de réceptivité intense. On constate par exemple que le travail de l’improvisation en danse consiste pour l’essentiel à être réceptif à tout événement qui va nourrir le geste qui viendra immédiatement après, en acceptant d’abandonner son savoir-faire. C’est toute la différence qu’il y a entre danser et bouger pour bouger (gesticuler). C’est donc le temps et l’espace combinés entre eux qui mettent le geste en mouvement et composent par ailleurs cette rencontre amoureuse qui commence par la solitude.

Autrement dit, il ne s’agit pas de remplir, voire de saturer la danse d’un propos ou d’une histoire qui nous rappellerait de près ou de loin les situations de la vie courante (l’envie, la séduction, le désir, la rencontre amoureuse, l’étreinte). Kirsten DEBROCK détourne le propos du figuratif attendu en introduisant dès le début une longue séquence répétitive (19 mn) qui relie entre eux le temps et l’espace (cela est fondamental), et un troisième élément qui vient lui donner de la hauteur (de la respiration) : le graphisme, qui inscrit dans l’espace un volume qu’il faudra désormais apprivoiser et habiter. Mouvements en opposition de directions : le garçon se redresse, la fille se baisse. Et le mouvement est répété plusieurs fois.

Le relais intermédiaire qui réunit les deux danseurs à mi-hauteur, et à la même hauteur, ce sont les doigts au sol. Le point relais est tactile. Doigts effleurant à peine le sol, les danseurs se rejoignent au même moment. Puis le dos de la main au sol pour s’élever, et la paume de la main au sol pour s’abaisser, dans des directions et des mouvement inversées. Ce signe entraîne l’alternance de verticalité et d’horizontalité répétée plusieurs fois au rythme d’une respiration lente.

La posture de la danseuse, et la façon dont le regard va du haut vers le bas, cette posture rappelle une des nombreuses Annonciations de Botticelli : Marie en position d’accueil et d’humilité, tête baissée, mais en même temps dans un état de réceptivité intense.

À ce stade, ce qui est important c’est ce que je vois, et non pas ce que j’interprète. Il est fondamental en effet de rappeler que le spectateur qui reçoit la danse comme un événement encore étrange (étranger) commence par regarder tous les signes qui la composent. C’est à la fin du spectacle, voire le lendemain que le sens pourra être reconstitué par le spectateur.

«La danse doit être vue deux fois.» dit Daniel DOBBELS. Ce qui revient à dire qu’il faut la regarder une fois, revisiter ce qu’il en reste, et y construire après coup notre propre parcours.

On laisse ainsi au mouvement et aux postures du corps le temps de composer avec l’espace, combiné aux signes écrits dans le volume de l’espace ; « La multitude des petits signes qui font la danse » dont parle parle Rudolph LABAN.

C’est ainsi que la danse change l’approche du propos qui lui même en échange va transformer la nature la danse.

Outre le fait que cette séquence répétitive nous rappelle le principe d’accumulation de Trisha BROWN (répéter le même geste qui va trouver une variation qui s’articule aux signes précédents et qui va en créer d’autres à l’infini… jusqu’à développer une écriture de plus en plus complexe…
Il ne s’agit pas pour Trisha BROWN d’accumuler des couches successives de gestes qui finiraient par alourdir l’écriture, il s’agit au contraire de répéter le geste indéfiniment pour qu’il trouve son propre espace, son propre espace de vie.

Outre ce fait, donc, il est nécessaire de rappeler que danser ne consiste pas à raconter avec le corps des histoires dans lesquelles on retrouverait spontanément ses repères, repères de notre vie quotidienne. « D’autant plus que dans la danse, dit Laurence LOUPPE, c’est le corps du danseur qui porte une grande partie du propos, et que ce corps parle avec son langage singulier. Le danger esthétique de la figuration en danse pourrait consister à la tentation de plaquer des surcharges de récit sur les actes de ce corps, et sur l’écriture qui est le processus de mise en relation de ces actes.» (fin de citation).
C’est le corps qui structure (comme en architecture) les diverses strates de la signification.

Laurence LOUPPE poursuit : « On sait que la tentation du public est grande de capter dans l’immédiat un sens en faisant l’économie du travail de la danse, et du travail nécessaire à son approche.»

Et pour revenir à TWO, le processus répétitif trouve une ouverture, on pourrait dire une fenêtre de respiration. Le changement de direction ouvre à un espace encore inexploré. Après le haut et le bas, les directions s’échappent maintenant latéralement, à droite et à gauche, puis devant et derrière. C’est une façon inhabituelle de rencontrer l’autre, non pas dans la fusion par la proximité (le face à face de regards qui se désirent) mais par l’environnement spatial, l’environnement vital, inaliénable du partenaire. À cet instant les regards se croisent à peine de façon fugitive, et ce ne sont plus les lignes de corps qui suggèrent la verticalité et l’horizontalité, mais la direction des regards.
La musique qui entre à cet instant marque d’ailleurs la translation des directions, le glissement de sens, voire le détournement du sens attendu. L’environnement sonore devient spatial, c’est-à-dire universel. Et compose une sorte de rituel de l’approche.

La spatialité dans les quatre directions, et la cinquième si on y ajoute la hauteur (c’est-à-dire l’espace dans ses trois dimensions), va générer l’accélération, d’autant plus rapide que l’on sort de l’enclos (le carré) encore mystérieux, pour prendre la distance nécessaire à la rencontre qui pourrait éventuellement devenir amoureuse, avec tous les aléas symboliques qui y sont liés, les sauts (les soubresauts), les chutes, les dispersions dans l’espace-temps de chacun, et les prises de distance. Chorégraphiquement, ces mouvements ne sont qu’une déclinaison plus rapide des postures de départ. A la fin de la séquence, pour la première fois, les regards s’échangent face à face sans savoir vraiment ce qu’il adviendra de cette rencontre.

Puis à nouveau, c’est la distance qui est installée dans l’espace, ou plus exactement dans l’entre-temps, l’entre-deux du temps pour reprendre l’expression de DOBBELS, entre le moment du premier contact et l’approche sensuelle où le corps peut se refermer comme un œuf. Certes, l’œuf est une forme géométriquement parfaite, mais c’est une forme étanche, fermée, auto-protectrice dans laquelle la caresse ne pourra s’établir que par les pieds.

Situation ambiguë : à la fois il y caresse et rejet dans la verticalité par les pieds. Or, la verticalité est éminemment la posture de la distanciation, contrairement au contact fusionnel que représente l’horizontalité, la position couchée. Alors il y a ce paradoxe : l’œuf est à la fois le cocon fusionnel par excellence, autosuffisant, et la protection qui repousse (par la coquille).

Pour les oiseaux prédateurs, si vous m’autorisez cette métaphore, prendre un œuf dans le bec est extrêmement difficile, voire impossible, c’est pourquoi l’oiseau casse la coquille s’il le peut. Et s’il n’y parvient pas, il utilise un outil intermédiaire : le caillou ou tout autre objet.

Si l’humain n’est pas un oiseau, il n’en demeure pas moins vrai qu’il est prédateur… de sentiments, d’affection et de besoin d’amour. Et dans ce duo, l’outil intermédiaire de protection de l’humain, ce sont les pieds, chose étonnante car les pieds sont faits pour maintenir le corps sur ses appuis au sol. Il y a détournement du geste et de la posture. Il est intéressant de constater dans l’écriture de Kirsten DEBROCK que tout est composé dans la distanciation, outre le fait que la relation amoureuse est et restera toujours énigmatique. Le rapprochement ne peut exister que par la solitude qui en est le moteur.

À ce propos, Georges DIDI-HUBERMAN, philosophe et historien de l’art, dans son livre « Le danseur des solitudes », magnifique titre, Didi-Huberman raconte : «Le danseur n’a pas peur de manifester la peur. Voilà en quoi sa dignité, sa grandeur apparaissent comme une bizarrerie dans l’élégance caractéristique des danseurs professionnels. Et pourtant cette bizarrerie n’est que sagesse : la sagesse même de savoir qu’en tout acte gît le risque de tout perdre, c’est-à-dire aussi de se perdre soi-même.» (fin de citation).

Cela est valable pour le propos de la pièce, et de toute pièce en général, mais c’est vrai aussi pour l’exercice du danseur qui doit accepter de perdre ses acquis, donc de retravailler sans cesse dans l’ouvert comme le dit RILKE, y compris dans ce qu’il sait faire parfaitement, afin que tout acte chorégraphique soit toujours investi d’une matière qu’on ne connaît pas forcément. L’élégance des pliés de Marine CHESNAIS par exemple, dans Just to dance. Les pliés qui ramènent au sol comme dans une bulle de coton, comme si le poids du corps n’existait plus. Des pliés dont elle dit elle-même qu’elle les retravaille en permanence, pour en chercher sans cesse de nouvelles qualités.

Quand une idée de danse est énoncée, le danseur ne peut pas se contenter de reproduire la réalité. Ainsi, Dominique BAGOUET demande un jour à deux danseurs : «Dansez-moi l’amour». Olivia GRANDVILLE et Fabrice RAMALINGOM, les danseurs en question sont pétrifiés : «Danser l’amour ? Mais comment peut-on danser l’amour ?». Cette chose si banale et ordinaire devient tout à coup insurmontable. Soit on imite la relation sexuelle, ce qui en soi n’a absolument aucun intérêt,  soit on va chercher dans le mouvement des matières inédites.

Avançons un peu. Je ne montrerai pas toute la vidéo de ce duo, car c’est vous qui en découvrirez la totalité dans un instant.

Je voudrais simplement relever deux autres moments de cette pièce.
Le premier concerne l’air que nous respirons et qui nous enveloppe. C’est une étrange rencontre en effet qui s’établit par le volume de l’air, médiateur de la sensualité à distance. Il circule d’un visage à l’autre sans qu’il y ait réellement contact, et il entraîne le détournement des visages dans une rotation de flux et non dans une tentative de toucher.

Le seul aboutissement possible est d’une extrême délicatesse : l’attente, puis une approche du baiser qui se fera sans le baiser. Et finalement, l’approche se fera dans le volume de l’air par le petit doigt, sans toucher, en effleurant à peine.

«L’air intangible, explique DIDI-HUBERMAN, un matériau psychique pour la peur et pour la prise de risque en même temps, pour l’immobilité qui plane et pour le mouvement qui, tout à coup va se précipiter. C’est quelque chose entre le rêve et la mort. Cela évoque puissamment les périls conjugués d’un funambulisme en danger de chute et d’un somnambulisme en danger de réveil.» (fin de citation).

Le deuxième moment : l’enlacement.
L’enlacement n’est pas l’étreinte possessive : la danseuse pose une main dans le dos du partenaire,  et l’autre bras sur l’épaule du garçon pour être prêt à toute éventualité d’échappée.

La seule trace de la proximité de la rencontre sera dans le signe horizontal de deux bras qui s’étirent jusqu’aux mains, mais qui pourraient aussi bien revenir en arrière par attraction. Il n’en est rien, le mouvement se termine finalement par un lâcher des mains.  Laissant comme seule mémoire de la proximité deux bras qui s’ouvrent vers l’extérieur, puis devant, et le renversement dans des directions opposées. Deux individualités, deux solitudes qui se suivent sur des chemins parallèles. Rythmé par des invitations et des refus.
La réminiscence des oppositions : debout / couché viendra à la fin de cette séquence, mais  ce n’est pas la fin du spectacle…

Et puis un peu plus tard, l’entremêlement des jambes, à la fois expression du désir, et impossibilité à le satisfaire, dans les chemins de lumière dessinés comme un labyrinthe par Lætitia ORSINI.

Comment voyons-nous la danse ?
Ce duo pose la question du statut du regard des interprètes de la danse. Quand je travaille avec des danseurs, je suis très attentif à la qualité du regard. Le danseur n’est pas une mécanique musculaire, il doit être relié en permanence aux autres interprètes et aux spectateurs par la présence signifiante de son regard, dont les qualités dépendent évidemment de la dramaturgie de la pièce. Il y a des regards de danseurs qui sont concentrés sur ce qu’ils ont à faire et oublient que leur visage, leurs yeux doivent aussi transmettre quelque chose de leur singularité. Cela touche cette fois-ci à l’intelligence de la danse.

Et de la même façon le statut du regard nous concerne tous dans notre vie relationnelle quotidienne : qu’est-ce qu’on investit dans la façon de regarder les autres, ou tout simplement dans la façon dont on voit les autres. Parfois en s’identifiant aux yeux de l’autre ? : regard distant, absent, fuyant, méfiant, voyeur, indiscret, réceptif, partageant ou investi. Au fond, ce duo que nous allons voir maintenant est une histoire qui nous renvoie à notre propre statut de regardant.

Michel Vincenot
10 novembre 2011

 

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