«Regarde-moi !»
Ce qui est présenté ici comme une injonction est en réalité une nécessaire condition pour découvrir la danse. D’habitude, c’est le spectateur qui est invité à la regarder de façon englobante pour éviter l’écueil des malentendus : la compréhension d’une histoire toute faite où l’on se reconnaîtrait, là, tout de suite ; ou l’attente d’une émotion qui nous ferait vibrer, là, immédiatement. Autant de fausses pistes qui nous détournent du véritable enjeu de la danse : regarder pour accueillir autrement le mouvement qui nous est offert, sans savoir à l’avance où il nous conduira.

Et voilà que, dans ce contexte, Kirsten Debrock inverse le point de vue. C’est aux danseurs que l’on donne la consigne de se regarder, et de regarder le public. Les champs d’investigation deviennent alors aussi divers qu’inattendus. Si les situations sont reconnaissables (les regards que l’on ne quitte pas des yeux, les regards de peur, de crainte, de retenue, de questionnements, d’agressivité, de domination, d’évitements ou de séduction), c’est l’implication singulière de chacun ou de chacune des interprètes qui nous éclaire, par le regard, sur la ponctualité du geste qui donne rendez-vous au mouvement. Cette rencontre du geste opérant sur le mouvement n’a jamais été aussi pertinente.

Ainsi, le moteur de ces déclinaisons provient d’abord de la qualité du regard, des regards, faudrait-il dire, qui finiront par se croiser avec ceux des spectateurs, de fait impliqués dans une complicité participative avec les danseurs, face à eux ou derrière eux dans une installation bi-frontale.

Dans cette installation, chacun(e) des trois danseurs(-ses) commence lentement sa trajectoire rectiligne. L’une, Loriane Wagner, dans l’élégance de l’élévation, suggère la légèreté insouciante des approches de la séduction. L’autre, Déborah Lary, intérieure et insolite, corps déterminé et ramassé entre protection et méfiance, nous hypnotise par la maîtrise de sa lente marche et de ses postures. Enfin le troisième, Thomas Régnier, transpose le regard sur une déclinaison gestuelle du corps : regarder à travers, regarder par dessous, jusqu’au moment où le regard le projette en arrière. Trois façons singulières de donner chair aux multiples variations du mouvement que le regard explore. La danse est ainsi au croisement des perceptions aiguisées qui changent l’image que nous avons des autres, et qui transforment aussi notre propre façon de les regarder. Regards sous de multiples angles, soutenus par la composition musicale d’Olivier Soliveret qui met à vif les corps et stimule la danse.

Le trio qui suit est un mystérieux échange, un désir secret d’embellir son corps en le transformant par des moyens artificiels. Changer d’apparences est un rêve de quête d’absolu, si bien analysé par le sociologue David Le Breton, dans « L’adieu au corps ».
Sous la belle lumière clair-obscur de Lætitia Orsini, ce trio excelle par la composition harmonieuse de Kirsten Debrock, qui détourne ces objets vers d’autres sens : échanger ses propres artifices avec ceux des autres. Ce qui revient à dire, se charger de l’histoire, de la vie, du poids des autres dont on finit par se délester en transférant ses propres fantasmes aux pieds des témoins-spectateurs.

En cet endroit, les regards échangés participent à la fluidité de la construction chorégraphique.  La gestuelle, les postures et les mouvements sont habités par l’attention que l’on porte aux autres, comme ce pied qui passe au-dessus d’un dos sans le toucher, telle une onction délicate et bienveillante.

Il s’agira alors de ne jamais quitter le regard de l’autre dans ce duo d’un homme et d’une femme, qui introduit ce moment de rythme ludique :  je te vois, tu me vois, je ne te lâche pas des yeux…
Quelle que soit la posture, devant, derrière, au-dessus, en-dessous, tu me regardes.
Heureux moment d’une exploration de l’espace, du proche au lointain. Et, en contrepoint, une femme qui revient de loin. Dans une lente marche en arrière, la danseuse recompose le trio en calmant les turbulences de cette agitation effrénée par les lignes graphiques de ses bras.

Et pour ne jamais se satisfaire des petits jeux enchanteurs, cette sérénité installée augure une autre qualité du regard, celui du combat agressif. Un autre duo d’un homme et d’une femme où l’on se toise, où l’on se mesure à l’autre jusqu’à l’asservissement, la domination et le terrassement.

Kirsten Debrock construit sa pièce ainsi. Les situations humaines sont déclinées en alternance selon les nuances du regard, passant d’une qualité à l’autre. Cette fois-ci, c’est un solo de femme, parfaitement dessiné, qui génère de nouvelles perspectives du regard. La direction des bras imprime aux doigts une succession de petits signes réactifs, maîtrisés jusqu’au bout du geste.

Et puis le contraire du regard adressé : deux filles pour un duo du refus. Echapper au regard de l’autre, fuir la rencontre, se protéger de l’autre en évitant de croiser les yeux de son partenaire. Ce duo, rapide et efficace, préfigure la cécité de l’humain. Le solo d’un homme, seul contre toute adversité. Cette solitude sera, à la fin, transmise aux spectateurs par les trois danseurs réunis. Mouvements en vrille et regards circulaires adressés aux spectateurs d’un jour.

Une histoire de tous les jours en quelque sorte, simple, mais aussi complexe que les relations humaines.

Michel Vincenot
2 décembre 2014

Distribution

 

chorégraphie Kirsten Debrock

 

danseurs :

Déborah Lary

Thomas Régnier

Loriane Wagner

 

musique Olivier Soliveret

 

lumières Lætitia Orsini

 

costumes Rachel Sleet

 

regard extérieur Michel Vincenot

 

création 28 novembre 2014
Espace culturel des Corbières, Ferrals-les-Corbières

 

Photographie Nathalie Sapin

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