Le territoire d’à côté – Michel Vincenot

À propos du colloque « Écritures de la danse », mars 2000

C’est en écrivant sur la danse que j’ai appris à la regarder.

«La danse n’est vue qu’une seule fois. Or il faut qu’une chose se produise deux fois pour qu’elle existe une fois.» (D. Dobbels). Les écrits sont-ils adéquats pour dire la danse ? En quels endroits la danse peut-elle se dire une deuxième fois ? Voilà donc l’enjeu d’un colloque qui tente des traversées par les mots, tandis que le corps parle dans l’espace du vivant. «Là j’aime bien parce qu’il y a beaucoup d’espace» (une jeune spectatrice citée par Jean-Marc Adolphe). Et si l’écriture est un acte physique autant qu’intellectuel, nous avons certainement beaucoup de difficulté à dire la danse autrement que par la poésie, plus apte sans doute à rencontrer l’espace de la danse.

Voilà donc le problème, «le dire» du corps doit aussi pouvoir trouver son existence en d’autres territoires, celui de l’écrit, par exemple. Si la danse n’est jamais résignation, le texte, lui, doit se résigner à s’écrire dans le cheminement linéaire de la pensée. Ce que la danse exprime en un seul mouvement, le texte est astreint à dérouler les mots et non pas les déployer, sauf dans la poésie peut-être.

D’où la nécessité d’explorer d’autres dires : les arts plastiques, la poésie, l’image. Et de savoir d’où l’on parle pour être conscient de ce que l’on dit. Et puis après, dans un second temps, c’est le changement de territoire qui éclaire un langage spécifique comme peut l’être celui du corps qui parle et qui bouge en même temps, qui entend et qui voit, qui touche et qui aime. C’est en changeant de lieu, c’est-à-dire en changeant l’angle du regard, que l’on comprend mieux ce que l’on a dit et vécu là-bas. De la même façon qu’une langue étrangère nous oblige à affiner le sens de sa propre langue, à mieux la vivre, au fond. Les grands mystiques ont fait l’expérience de la relation à autrui, d’un autrui absent ici mais présent là-bas. La mise en danger fertile du passage au désert est «un point d’accord secret où se répartissent les espaces de la vision et de l’écoute.» (D. Dobbels). Et de retour au quotidien, on est à nouveau en danger, c’est-à-dire ouvert à ce qui peut être paradoxalement le plus étrange. L’apprentissage du mutisme (et non des diktats convenus) habite les interstices en ouvrant des petites brèches dans les corps opaques.

Il y a donc finalement nécessité à changer de territoire pour que l’écoute devienne infinie, pour que la banalité du langage habituel se transforme en un émerveillement, pour qu’il soit entendu une fois pour toutes qu’ «un geste qui échappe, échappe à la capture» (Laurence Louppe). Ainsi le geste qui échappe à l’emprise du « logos » pourrait-il (en traversant le territoire de l’écrit)  «inventer sans cesse un corps qui ne soit pas un corps de pouvoir ni de domination.»

 

Michel Vincenot
7 mars 2000

Quarante paysages fixes mis en mouvement – Valérie Rivière

Perversité de l’amour ou érotisme subtil ? Valérie Rivière a l’habitude de traiter les choses de façon radicale. Dans ces quarante paysages, c’est la musique en direct qui donne l’intention. Cinq danseurs, deux pianistes, deux chanteuses et un film rassemblent des icônes vivantes.

Une pièce complexe par ses agencements autour de la musique, un film projeté et des interprètes qui trouvent leur place entre la danse et les images. Comme des étiquettes iconographiques qui transfèrent le réel dans le fantasme. La musique de Yvan Blanloeil et Serge Korjanevski est le fil continu sur lequel des icônes vivantes viennent en contrepoint du propos musical et de l’image projetée. Ou alors, à l’inverse, ce sont les corps vivants qui suggèrent d’aller plus loin dans la neutralité qu’autorise l’image-vidéo dans une sorte de voyeurisme décalé ; les cinq danseurs suggérant les situations incongrues de l’amour et de ses travers comme un cliché photographique éphémère.

C’est grâce à cette double image que Valérie Rivière construit une pièce finalement très élaborée, serrée entre le chant qui plane imperturbablement au-dessus d’évocations de l’amour pour donner une dimension satirique, sacrée ou inespérée aux situations amoureuses et de ses déviances.

L’imagerie populaire a toujours eu pour fonction d’exorciser le « principe erroné selon lequel l’homme est un animal et que l’animal aime l’homme ». Comme les petites filles effrontées, Valérie Rivière a toujours eu l’impertinence de nous conduire entre l’humain et l’animalité, dans des univers hors du commun, sans complexe. Et c’est très bien ainsi.

 

Michel Vincenot

3 mars 2000

Distribution

 

Chorégraphie Valérie Rivière, cie Paul-les-Oiseaux

 

Danseurs :

Marie Cool

Rodolphe Fouillot

Vanessa Leprince

Damiano Molinaro

Émilie Praud

 

Pianistes Carol Escoffier, Stéphane Leach

Soprani Myriam Guez, Sandra Tarrade

Musique Yvan Blanloeil, Serge Korjanevski

 

Film Eric Legay

 

Costumes Annie Paris

 

Création masques Daniel Cendron

 

Décors plateau Philippe Casaban, Eric Charbeau

 

Décors film Jean-François Buisson

 

Création lumières Eric Loustau-Carrère

 

Commande de la 10e Biennale de danse du Val de Marne

 

Disparitions – Latifa Laâbissi

Performance à l’Université

Il est midi à l’Université, l’heure du zénith et l’heure d’aller manger. Un «passage» au creux de la journée. L’heure n’est pas à la philosophie (quoique !) mais aux retrouvailles naturelles. Le temps de franchir un escalier et de le redescendre. Un entre-deux, au fond, comme sait l’investir la danse.

Tantôt dressée, tantôt lovée entre l’obstacle et les passagers affamés, Latifa Laâbissi, imperturbable comme d’habitude, se glisse, revient et disparaît.

Où est-elle donc passée ? Le temps d’alerter quelques distraits rôdés au parcours quotidien des files d’attente d’un restaurant universitaire. Le temps, disais-je, de mettre en garde ceux qui se prennent les pieds dans une ficelle – obstacle inhabituel du parcours du combattant -, la danseuse était là et soudain elle est ailleurs. Dans la danse, la disparition questionne toujours les comportements automatisés. Douce perturbatrice des habitudes, Latifa improvise en ces lieux devenus quelconques.

Justement, ce qui nous importe ici, ça n’est pas tant la danse, mais «le quelconque», potentiellement disponible à un événement qui peut surgir à tout instant. Non pas pour surprendre, mais pour fixer l’intensité du temps comme une présence secrète entre deux états du moment, entre deux étages. Le temps d’effleurer des corps et d’y glisser une attention discrète pour installer une présence au creux de l’être.

Entre la montée et la descente d’un ascenseur apparaît parfois l’image furtive d’un visage que l’on ne connaît pas. La mémoire a fixé l’apparition soudaine, puis la disparition de l’inconnu rencontré par hasard. Vraisemblablement, il ne laissera qu’une trace fugitive. Mais au passage, il aura déplacé nos frontières et investi notre temps.

 

Michel Vincenot
28 février 2000

Distribution

 

Performance Latifa Laâbissi

Les enfants de la danse – Michel Vincenot

Éditorial du Journal des étudiants de l’Université de Pau
Festival Plurielles 2000

 

Regarder danser quand on a 18 ans… génération dans laquelle est née il y a vingt ans la danse contemporaine. Ils sont étudiants et ont entrepris d’ausculter la danse à leur façon, au jour le jour, au rythme des propositions que chorégraphes et danseurs leur feront durant un mois de festival.

L’aventure dans laquelle ils se lancent les concerne au premier plan, puisqu’ils font partie de cette génération de jeunes danseurs qui n’hésitent pas à bousculer les habitudes culturelles et à utiliser les matériaux de la communication moderne : multimédia et nouvelles technologies. Sans état d’âme ni complexe. Ils expriment les choses simplement, pour dire à leur façon le monde qu’ils construisent, certes sur les bases des impasses mais aussi des espoirs et des «ouvertures» culturelles que les anciens ont légués.

Ces jeunes ont aujourd’hui la parole. Et c’est la moindre des choses en ce début de siècle. Attentifs au regard qu’ils portent sur notre monde à travers un art d’aujourd’hui, nous leur offrons un Journal, le journal des petits et grands événements d’un festival, le journal de la danse et de tout ce qu’elle porte en elle. Danser, pour que les hommes et les femmes de demain disposent d’un langage à leur mesure, et si possible à la hauteur du monde qu’ils entreprennent.

Journal peu banal d’un festival de danse qui témoignera de leur façon d’envisager ce monde mais aussi de le découvrir, à travers des corps qui y déploient, de façon éphémère, des incertitudes et des énergies prometteuses.

Un journal, des hommes et des femmes (artistes ou populations) et de multiples formes dansées, sous le regard des étudiants de l’Université et de ceux qui voudront s’y joindre. Puis, au final, une rétrospective où se croiseront textes, images, graphismes et photographies d’une exposition évolutive. Au début c’est blanc et après ça bouge tous les jours. On en reparle à la fin, d’accord ?

 

Michel Vincenot
16 février 2000

Cinq de coupe – Hélène Cathala

Si Hélène Cathala s’inspire du tarot égyptien pour questionner l’esprit du monde, la découverte et la méditation, ses oracles à elle ont pris une sérieuse profondeur. On s’attendait à voir l’imagerie naïve des prédictions d’un jeu de cartes, on découvre le corps en gestation. Entre l’intention de départ et l’aboutissement de cette création, l’effet perturbateur de ce quintet résume la trajectoire de deux hommes et trois femmes qui offrent la danse comme on aime la voir. Une danse investie des divers matériaux, des différents interprètes.

Exigeante, certes, car c’est une pièce qui n’attend pas l’effet «joli» pour satisfaire. La musique de Francine Ferrer tranche dans le vif de l’inconnu comme si elle avait rejoint d’emblée l’intention secrète de la chorégraphe. Les sons cisaillent le geste, ou, se glissent dans l’interstice du mouvement qui germe, puis se dit, puis s’abandonne à l’attente, à l’ordre ou au désordre. L’espace reste toujours lisible parce que le mystère est présent en filigrane comme pour inviter l’homme au rendez-vous de ses origines.

Il y a dans cette approche une démarche radicale. Déterminée à conduire jusqu’au bout l’impossible parole venue du chaos, Hélène Cathala ne transige pas. A chaque instant de l’exploration, elle coupe dans la chair tout ce qui peut l’empêcher d’être vraie. Et dans la même exigence, la détermination des danseurs réhabite la danse dans son état brut, c’est-à-dire dans la subtile recherche de l’équilibre.

L’espace s’effondre quand le corps a perdu ses repères ; l’espace se construit quand le corps y propose ses attentes. Toujours à la frange du basculement, l’espace tient sur le fil d’une proposition inattendue qui vient changer le cours des événements. Ce que la danse a trouvé de mieux à explorer, elle le dit en toute simplicité. Quant au corps, il prend la mesure de la fracture qu’impose la lumière quand elle traverse comme un glaive les univers oniriques de l’humain.

Entre la suspension, l’oscillation et le lâché, il y a la sensation de la présence qui redonne tout son sens aux touchés aveugles. Toucher pour situer les repères, toucher pour explorer plus loin les univers indicibles de l’être.

Ainsi, les portés à l’horizontale contrebalancent – comme en architecture – les portés verticaux. Ils conjuguent simultanément la gravité et l’esprit, la chute et l’élévation. Autant de situations paradoxales que la danse décline en toute liberté pour écrire l’humain dans sa riche complexité. Imaginez un instant l’homme à la fois poids massif et papillon évanescent. Imaginez aussi qu’il puisse dans le même temps marcher et s’arrêter, reculer et avancer ; chercher les appuis sur les pieds ou tenter un équilibre sur la tête. Un monde à l’endroit et un monde à l’envers. Une vision cosmique dont les regards croisés refont la synthèse. Ce qui est impossible à dire est possible à danser. De la vision oculaire à la vision rêvée, le nuancier des couleurs d’interprètes recompose tour à tour les individus entre eux ou les déstructure. Passage obligé de l’apprentissage du groupe ; les deux chorégraphes l’avaient déjà fait à merveille dans «Si j’étais toi».

Et lorsque vient la solitude finale, il reste une présence de l’instant, de ces instants contradictoires portés par un dilemme kafkaïen, traversés par des échappées furtives et des enfermements hagards. Les hommes ont ceci en commun : ils peuvent à la fois articuler le langage et inventer le rêve quand vient la lumière et disparaît le chaos.

Hélène Cathala voulait que cette pièce fût «une longue frise onirique où prennent place les figures du passé et les attentes à venir». Sans le savoir ou sans le vouloir, cette création l’a menée au-delà de ses attentes.

«Cinq de coupe» est le récipient de l’alchimiste où se mélangent hommes et femmes en situation de doute, de constructions et de déconstructions… Un espace qui colle à la juste condition humaine, un précipité des origines confrontées à la réalité du temps présent.

 

Michel Vincenot
6 février 2000

Distribution

 

Chorégraphie : Hélène Cathala
assistée de Fabrice Ramalingom
Cie La Camionetta

 

Danseurs

Rebecca Adam

Christophe Brombin

Ulrich Funke

Nathalie Hervé

I Fang Lin

 

Création 3 février 2000, Théâtre de l’Odéon, Nîmes