Thulé – Fabrice Dasse

«Thulé», solo d’un homme seul face à un espace à remodeler. Fabrice Dasse est un danseur délicat et sensible. Il offre l’espace. Il ne le prend pas. Il y propose le mouvement comme une naissance progressive qui se donne le temps de découvrir le geste infime avant d’explorer l’immensité.

Au départ, c’est une méditation tendue sur le fil de la précision, comme si le geste devait être tenu et pétri sans relâche avant de se dire. L’espace, on le sait, n’est rien a priori jusqu’à ce que le geste vienne y féconder le sens. Le corps peut alors lui donner forme dès lors qu’il trouve l’occasion de transmettre le fluide (le flux) et le résistant (le poids, la gravité).

En somme, l’épaisseur humaine. L’humain qui aiguise la conscience de l’être met également l’espace en alerte dans l’alternance de lâchés et d’énergies qui mettent en éveil. Ce solo ouvre de nouveaux champs de perception. C’est prenant et c’est beau.

 

Michel Vincenot
15 Janvier 2000

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation

Fabrice Dasse

 

Musique Denis Gambiez

 

Lumière Pierre Gaillardot

S.O.Y. – Franck Micheletti, Kubilaï Khan Investigations

«Soy», en langage dogon, signifie «étoffe», «tisser» et «parole»… Tout un programme brillamment articulé entre les différentes cultures et sensibilités artistiques qui empruntent au passage les nouvelles technologies, «pour être au bon endroit des intersections», disent-ils.

Entre le duo puissant d’un homme et d’une femme au début, et le solo subtil d’une fille – dansé comme un cri – à la fin du spectacle, Kubilaï nous entraîne dans le rythme impressionnant des prouesses techniques et des moments poétiques. Les séquences s’enchaînent les unes sur les autres sans qu’on ait à se soucier du style de l’écriture. Un langage direct qui va droit aux cœur parce qu’il parle sans détour. Un mélange ininterrompu de cultures largement ouvertes qui apportent enfin des moments de fraîcheur.

La danse, montée comme les séquences d’un film, passe d’un univers à l’autre comme si le monde nous était offert en un seul regard. Le monde rassemblé sur un même plateau ; les idées, les énergies et la poésie partagées entre les arts du cirque, la danse, la musique et le chant. Entre un François Verret et un Georges Appaix, le collectif «Kubilaï Khan Investigations» donne l’image très exacte de mondes mêlés dans des relations naturelles que la danse a su de tous temps préserver. «Danser c’est vouloir que le temps et l’espace soient une invention». Ce faisant, ils donnent le juste sens d’une altérité assumée et touchent pile aux points sensibles de nos incohérences et de nos doutes. Là où les corps se rencontrent en ses divers langages, sans concession ni romantisme. De l’énergie à la poésie, il y a sans doute à imaginer la voie de la recherche artistique du siècle à venir.

 

Michel Vincenot
Janvier 2000

Distribution

 

Chorégraphie Kubilaï Khan Investigations

 

Danseurs :

Takumi Fukushima

Chiraru Mamya

Cynthia Phung-Ngoc

Dimitri Jourde

Laurent Letourneur

Franck Micheletti

Rui Owada

Vladimir Vaclaveck

L est là – Georges Appaix

Georges Appaix est un poète des mots et de la danse. Il est difficile de ne pas se laisser embarquer par ces huit interprètes qui commencent la pièce par un balbutiement pour nous mener finalement au plaisir de la danse et de tout ce qu’elle sait y rassembler. Le langage – aussi bien parlé que dansé – déconstruit en permanence les mots et les gestes. «Elle est là est ailleurs. En tout cas pas là», dit-il.

Le ton est donc donné, «L est là» est un moment d’intelligence délectable. Les situations viennent de l’inattendu et rebondissent vers des univers encore plus décalés. L’air de rien, Appaix fait un clin d’œil à nos habitudes de langage ; les raccourcis que nous prenons pour nous parler, les lieux communs qui nous sont devenus habituels auxquels la danse sait donner une réalité qui change notre regard. «Une aptitude à démonter les cloisons et à passer au travers», ajoute-t-il.

Dans ce va et vient, les mots percutent les corps, la danse désintègre la langue de bois. Et s’il nous vient l’envie d’enfermer la parole dans les discours convenus, les huit interprètes de cette pièce se chargent de nous rappeler que l’on peut «revendiquer le droit à ne parler de rien pour essayer de parler de certaines choses.»

 

Michel Vincenot
Janvier 2000

Distribution

 

Chorégraphie Georges Appaix

 

Danseurs :

Jean-Paul Bourel

François Bouteau

Valérie Brau-Antony

Eric Houzelot

Anne Le Batard

Sabine Macher

Agathe Pfauwadel

Georges Appaix

John Kovach, state of emergency – Tomàs Aragay

Histoire simple et émouvante d’une amitié entre Tomàs Aragay, le chorégraphe catalan, et John Kovach, cet américain rencontré au hasard d’une nuit d’improvisations au Dance Space de New-York. La danse peut aussi s’écrire à partir des choses simples de la vie et trouver à dire l’épaisseur humaine pour offrir à l’homme la noblesse qui lui revient. Une pièce pleine d’attention et de tendresse pour un inconnu, John Kovach, qui regarde le monde avec des yeux d’enfant.

Quatre danseurs désapprennent à danser pour rejoindre l’univers de John. Il n’a jamais dansé. Il s’est simplement essayé, un soir, à un solo qui a inauguré cette complicité. Tomàs Aragay le regarde. Il est ému. « J’ai parlé avec lui et je lui ai proposé de participer à l’un de mes spectacles. Il a été d’accord. John n’est pas un danseur. Le solo que j’ai vu était la première représentation publique de sa vie, mais son attitude en scène et son corps en mouvement furent une vraie révélation.» Ainsi commence l’aventure qui mènera quatre interprètes de la compagnie à refaire leur propre trajet de danseurs depuis l’origine.

L’origine, c’est d’abord retrouver avec lui les émotions de l’enfance, balbutier le corps qui grandit pour découvrir au fur et à mesure la vie, les incertitudes et les petits bonheurs. Mais c’est aussi rechercher le mouvement, épuré de tout ce qui rend le corps superficiel. Pas de nostalgie passéiste, mais un voyage vrai au cœur d’émotions, parfois déchaînées, parfois cyniques. D’un réalisme qui atteint par sa justesse. « Vivre à côté des faibles et croire qu’on peut être heureux avec quatre choses. » dit Aragay, avec un brin de naïveté et la tendresse généreuse qui réconcilie avec les humains.

 

Michel Vincenot
Janvier 2000

Distribution

 

Chorégraphie Tomàs Aragay

Assistante à la chorégraphie Viviane Calvetti

 

Danseurs

Iva Horvat

Idue Azkue

Sonia Gomez

Andrés Waksman

John Kovach

 

Bande son Joan Saura

 

Lumières Manu Martinez

 

Costumes Cannibal, General Elèctrica

 

Styliste Annick Turiaf

Le poids du réel, édito 2000 – Michel Vincenot

Comment dire plusieurs choses à la fois quand le langage parlé ou écrit nous contraint au développement, étape par étape ? Comment envisager l’expérience du temps en dehors du déroulement linéaire qui nous conduit de la naissance à la mort ?

Au moment où nous fêtons le millénaire, les uns espèrent «le salut» dans une miraculeuse dislocation planétaire, pendant que d’autres décollent à toute vitesse vers une communication supra-électronique. Entre les deux, il y a nécessité d’affirmer que l’an 2000 (ou 2001) n’est pas une référence universelle, et que la frénésie de la communication par «le web» – tissant une immense toile à travers le monde – pourrait entretenir l’illusion que l’abondance et la rapidité supplantent l’espace et le temps.

«Le poids», si cher aux danseurs, nous ramène aux réalités essentielles. Il met l’humain au défi de transgresser les lois de la gravité en ouvrant les voies de la pensée et de l’imaginaire à la mesure de l’homme. Et s’il doit intégrer les outils des Technologies de l’Information et de la Communication, il doit également assumer ses limites qui le définissent comme être du temps, passant d’étape en étape, d’une expérience à l’autre. C’est ainsi qu’il trame la texture qui lui est propre. Et de liens en liens, l’Histoire est finalement le seul réseau qui le relie universellement aux autres.

Donc, ce qui changera, à l’avenir, c’est notre façon de regarder le monde, au-delà de l’illusion que l’univers nous est tout à coup devenu intime. Un peu de discernement. La masse d’informations auxquelles nous accédons par un simple «clic de souris» n’est pas assimilable, tout de suite, immédiatement. Il faudra donc utiliser ces outils avec l’intelligence du recul.

Née dans l’ère de l’informatique, Anne Lopez fait partie de la nouvelle génération de danseurs. Et si elle intègre au propos de sa pièce l’image électronique comme nouvelle matière du corps, il n’en reste pas moins que le corps demeure maître de l’image. Certes, le corps ne sait pas faire ce que le virtuel fabrique. Et s’il s’en inspire, le danseur devra se soumettre à l’exigence d’un travail d’autant plus soutenu. Que l’image générée par la machine suggère à la danse une «physicalité» extrême, soit, mais le danseur devra redonner au corps ce qu’il a finalement de plus communicant. Anne Lopez relève ce défi.

Car, c’est en visant l’universel que l’on garde les yeux ouverts. A l’intersection de la danse et du multimédia, ce 7e festival «Plurielles» est traversé par des auteurs sans doute peu connus du public. Mais ils ont tous un point commun. Ils travaillent sur le corps à l’endroit de leur quotidien : Bruxelles pour Patricia Kuypers et Bud Blumenthal, Barcelone pour Tomàs Aragay, le Brésil pour Osman Khelili, et, dans l’entre-deux, les chorégraphes auxquels nous voulons témoigner notre fidélité. Nous les connaissons pour les avoir déjà invités, ou pour les avoir récemment découverts : Fabrice Dasse, Latifa Laâbissi, Bernard Glandier, Valérie Rivière, Georges Appaix, Catherine Diverrès et le très vivant collectif Kubilaï Khan Investigations.

Cela va de soi, énoncer les chorégraphes, c’est d’abord parler des interprètes. Ce sont eux qui apportent chaque jour les inventions du corps dans le travail assidu des studios. Au début d’un millénaire marqué par les nouvelles technologies, la danse a ceci de remarquable : elle écrit des formes dans les trois dimensions de l’espace, étendu à toutes les sources de la perception. Elle fait donc appel à un système de relations instantanées et complexes qui élabore un langage à destination du sens ; inventant naturellement des liens inconcevables, y compris dans des forces qui s’opposent. C’est pourquoi elle est éphémère. C’est ainsi qu’elle nous touche.

«Le poids» étant la seule évidence partagée par tous, la danse reste un mystère auquel on ne peut accéder que par les voies d’un imaginaire ancré dans la chair.

Mystère des corps… Mystère d’une petite fille qui circulait un jour entre les tables d’un restaurant… Elle poursuivait inlassablement son chemin à la découverte d’un monde à sa mesure. Ça se voyait dans ses yeux.

 

Michel Vincenot
2 janvier 2000