Lieux communs – Robert Seyfried

L’intelligence d’une dramaturgie traversée par le dérisoire convoque la banalité quotidienne. Les lieux communs ne sont pas si communs qu’on croit, pas plus que la dérision ne s’apparente au dérisoire. On sourit dans la dérision ; on se laisse atteindre par le dérisoire. La banalité est donc revisitée ; les lieux communs sont partagés. Et jusqu’au plus loin de l’engagement qui laisse place aux idées des autres : à tour de rôle, les danseurs de cette création sont interprètes ou chorégraphes. Les signes de confiance que savent donner les danseurs engagent à tout moment, non seulement le corps, mais la pensée des interprètes pour danser les situations de défaite ou de soumission, de pouvoir ou de domination qui rythment chaque jour tous nos lieux communs. Certes ces choses font partie de la vie, on le sait trop. Trop bien ou pas assez. Et c’est plutôt sur ces négligences du quotidien qu’il faut s’attarder, à la façon Seyfried. Demain est un autre jour, oui d’accord mais aujourd’hui ? Combien de «lieux communs» effleurent nos bouches, nos yeux et nos oreilles sans qu’à aucun moment on ait la conscience aiguë qu’un «lieu commun» est aussi le lieu d’une mise en commun.

Ringard le propos ? Pas du tout, il est même à l’ordre du jour. Nous perdons chaque matin l’occasion de donner des milliers de baisers pour n’avoir pas su regarder en face les situations communes, abandonnées au seul hasard de la vie, par faiblesse ou désengagement. Dans les «lieux communs», c’est l’événement accidentel qui importe et non pas la situation commune qui mûrit à l’intérieur, avant de se dire au grand jour. Communément, on appelle cela l’indifférence. Blasés par le déjà vu, on perd aussi l’occasion de repeindre le ciel en rouge – comme le fameux portrait d’Edvard Munch – parce qu’il est préférable de le voir toujours bleu.

Deux chaussures de femme, posées sur le plateau, attendent qu’un regard invente celle qui les a chaussées. Et en écho, ‘les petites pointes’ d’un solo androgyne esquisse un parcours en pointillé en laissant derrière lui le trajet de son passage au sol. Une dépouille du corps entre nuit de noces et nuit de mort tracées entre deux carrés de tissu blanc. Les objets peuvent être abandonnés définitivement dans les vitrines décoratives. Mais ils peuvent aussi témoigner des chemins multiples qui retracent le trajet des hommes : ce que les hommes et les femmes ont en commun.

Ainsi, les mains figées cherchent le mouvement au bas du corps, sous le centre de gravité, dans une marche somnambulique à la façon Charlie Chaplin. “Le temps est une urgence de décision, dit Laurence Louppe, et c’est au carrefour entre désir et connaissance qu’émerge le geste”. Il faut donc se dépouiller pour entrer dans le monde du partage en commun. Tête dans les pendrillons, le danseur quitte chaussures et chaussettes. «Encore, Encore…» C’est une exhortation. Il faut pousser toujours plus loin les limites pour atteindre ce petit brin de rien qui met l’humain en éveil. Et quand il se retrouve en robe, l’homme peut aussi bien être ‘le creux de la femme’, inversant ainsi sa propre destinée.

Munch, disions-nous. L’image a inspiré un commentaire de Daniel Dobbels. Un lever de rideau sur un bout de ciel laisse entrevoir «le corps vidé de son être (de son sang), aspiré par l’abîme dans lequel il s’est projeté.» Une projection du désir dans le ciel, à peine entrebâillé. Une tentative démesurée, à la mesure de l’homme.

Il danse sur une voix mezzo ; il chante dans le registre d’une voix féminine avant de laisser l’empreinte de son poids sur les chaussures à talons de femmes mystérieusement absentes, ou potentiellement présentes. Mais il est encore trop tôt. «C’est trop tôt» pour parvenir à nommer l’événement attendu qui ouvre à l’espace de tous. «Encore une image», s’il vous plaît…

Et ce sont nos propres histoires qui allument l’image. Quatre vitrines à objets, associées aux filles comme une partie d’elles-mêmes, bousculent les chemins tout tracés. Des courses et des passages au sol perturbent les habitudes, mettent les carrefours en désordre. Les cassures et les petits pas organisent le corps en résonances musicales. Les frappés de mains font monter la tension du petit rien jusqu’à la prégnance du tout. Le flamenco procède de la même énergie, mais ici, la danse précipite les corps dans l’alchimie des liquides que l’on mélange. Nous voici donc au carrefour de ces lieux communs qui nous autorisent à convoiter toutes les situations de l’imaginaire, à rejoindre l’animal qui marche à quatre pattes sur le côté, comme un retour à l’état ancestral d’une stratégie de la fuite, ou, de la suspension fébrile précédant la retraite ou l’attaque. Sur les notes magnifiques du piano !

C’est un mélange du réel et de l’absence qui surgit en transparence derrière des vitrines encombrées. Le filigrane de l’humain est un objet du passé, une illusion des apparences. Les têtes sont d’ailleurs couvertes et les regards aveugles. Même un pied tendu vers l’avant stoppe la progression d’un visage. Les filles se parent de robes plaquées par devant à la façon de l’image que renvoie le miroir quand les femmes s’essayent à changer de peau. Et sur un sursaut de la respiration, elles chantent et s’habillent, sans prendre le temps d’aller jusqu’au bout du «vêtir». L’habit dessine l’expression du corps et de ses formes. Il laisse deviner le langage qui lui est particulier. La robe ne sera pas attachée dans le dos. Celui-ci est donc laissé à l’abandon du hasard et à la déchéance de la folie, ou alors, à la vulnérabilité qui ouvre à la présence de l’autre. Traversée par des courses désuètes et hystériques, une marche en recherche d’équilibre tente de trouver un chemin.

C’est en cet endroit que les costumes rayés prennent tout leur sens sous la voix inhumaine d’un chef de camp de concentration. Hystérie de l’ordre et du pouvoir absolu qui anéantit la parole, qui ferme l’humain à la liberté de construire sa pensée dans les plus banales circonstances de ces lieux communs. Au carrefour d’une communauté humaine démantelée.

À ce point de bascule, trois hommes entrent, venus d’un endroit insoupçonné. On se sait par quel miracle ils sont là, un peu décalés dans “des portés-repoussés”. Je t’aime, je te hais, je compatis. Au creux d’un monde qui marche à l’envers, l’homme porte une femme sur ses bras dans une sorte de “Mater Dolorosa” inversée. Dans cet univers détourné, la caresse est une approche meurtrière plus qu’un contact amoureux. Les corps privés de la parole traînent leur passé dans le dos en racontant des histoires de rien, des histoires de tout enchaînées aux objets et aux souvenirs d’un vieil album de photographies. Le passé muet que l’on expose à l’indifférence de tous atteint profondément parce qu’il touche au bon sens commun. Il déstabilise parce qu’il renvoie au souvenir insupportable de l’état d’esclavage.
Dans le tragique, les hommes se sont endormis. Les filles refont l’histoire de leur vie. Les mains disparaissent au sol que l’on effleure, à la recherche de sensations tactiles enfouies et peut-être définitivement perdues. Elles promènent leurs souvenirs comme les camelots à histoires et se referment dans leur boîte à miracles pour le plaisir d’une rencontre entre amis. Certes, l’espace a sérieusement rétréci ; des bras, des mains, des cris fusent de partout. Tandis que ce paradoxal enfermement projette dans l’espace l’essence du carré des intimes. Le carré de l’exception, un bout de ciel ardent, qui rend aux corps la transparence des lieux partagés en commun.

Mais l’espace de l’intimité peut également soustraire de l’universel. Des applaudissements forcés rappellent les Jeux du 3è Reich ou de toute autre manifestation médiatique qui instaure le code de l’applaudissement comme passage obligé de la civilité. Là, les danseurs touchent juste, y compris dans l’humour de situation. Sur un porté vacillant, un cri «Hé ! Tu me lâches pas !» C’est une réplique du dérisoire face à l’ampleur de l’absurde.

Disons au passage que la musique et la scénographie participent largement à l’intelligence de cette dramaturgie.
Et pour laisser la place aux trois hommes, les jeux de l’amour sans lendemain s’empêtrent dans un enlacement dont on ne peut se défaire … jusqu’à l’étouffement.

«Lâche-toi … respire». Elles déshabillent les hommes et s’apprêtent de leur tunique pour inverser à leur tour ce que l’homme avait initié dans le solo du début. Les filles “réapprennent” les hommes, coincés dans leurs spasmes et leurs maladresses, soumis aux fantasmes des ‘lieux les plus communs’.

La danse qui suit ne se raconte pas, elle se regarde. Le magnifique trio d’hommes reconstruit l’espace, le temps et tous ces lieux communs oubliés par négligence. On rebâtit la maison sur une architecture rigoureuse et ludique pour ne rien perdre du sens commun, habitable par tous. La danse revient alors en boucle et refait l’envers du trajet. Un solo, un homme, un univers en attente se pose en une marche lente qui efface trois danseurs comme par enchantement. On fait à rebours le chemin du tragique que l’on regardera désormais au cœur des banalités humaines.

Mais dans l’histoire, le propos reste emblématique. Écrire la danse, c’est écrire les hommes et les femmes qui se croisent en des lieux communs. «Pour clore le cycle des pièces sociales», un chorégraphe danse deux solos dont il confie l’écriture à deux de ses interprètes-femmes. Le premier au début, le second à la fin, deux styles qui servent la danse avec une pertinence incisive, hors du commun.

 

Michel Vincenot
12 novembre 1999

Distribution

 

Chorégraphie Robert Seyfried

 

Danseurs

Béatriz Acuna

Manuella Cortès-Thonon

Sylvie Hönle

Laurence Mandrille

Giovani Cedolin

Damiano Molinaro

Christian Ubl

Robert Seyfried

 

Création 9 novembre 1999 à La Passerelle – Gap

 

L’invité – Anne Lopez

L’invité – Anne Lopez

Prenez un corps, faites des nœuds partout et changez les fonctions naturelles des membres, l’air de rien. Comme s’il était évident d’aller chercher un doigt de pied avec des bras et des mains encamisolés. Comme s’il était évident de pousser l’énergie jusqu’au bout, sans faire appel au poids du corps sur lequel reposent les appuis. Ce faisant, deux autres danseuses, indifférentes à la «tragédie humaine», sont captivées par l’image d’un écran de télévision.

Mais justement, ce qui change ici, c’est l’image, telle qu’elle peut être modifiée et transformée par des machines informatiques qui fonctionnent, à la demande, sur des procédures – certes spectaculaires – mais néanmoins virtuelles. Le problème est bien là. Ce que peut faire la machine, le corps ne sait pas le faire.

Détrompez-vous. La danse rattrape les matières fantasques que seule la machine peut générer. Anne Lopez fait partie de la génération des nouveaux venus de l’art dans le millénaire qui arrive à toute vitesse. Le corps est assimilé à une image, un point c’est tout. Il y a vingt ans, cet emprisonnement aurait été interprété, à la façon freudienne, comme un enfermement de l’être. Une sorte d’autisme qui touchait jadis notre sensibilité mentale et nos références culturelles. Aujourd’hui il n’en est rien. Ces jeunes générations de danseurs placent leur langage en des endroits qui ne permettent pas (ou plus) de pleurnicher sur «la condition humaine». Le temps n’est plus à la communication intime qui traverse des cheminements complexes. Le corps cherche aujourd’hui à s’affranchir de l’enfermement en visitant froidement ce qui l’enferme. Paradoxalement d’ailleurs. Car, si l’image montre ceux que l’on enferme, le corps, lui, finit toujours par s’échapper et trouver le lien ailleurs. Exactement à la façon des programmes informatiques, truffés de liens cachés, qui ne sont pas nécessaires à notre compréhension, mais indispensables au fonctionnement logique de la machine. Machine soumise, corps rebelles et obstinés.

Il y a dans ce propos moderne une intelligence à contourner les obstacles et à mettre le corps en situation d’investigation permanente, certes, au prix d’une terrible énergie. Il suffit de voir dans quel état physique se trouvent les trois danseuses à la fin du spectacle pour comprendre que le corps n’a finalement rien à voir avec l’image immatérielle d’un écran cathodique.

Cet écran lumineux, on le retrouve partout et sous différentes formes. Il devient donc un symbole. À la fois image directe de la fascination technique (les superbes arrêts sur image) et la vivacité d’adaptation aux situations insurmontables.

L’humain s’adapte à de nouveaux codes de référence inscrits dans toutes les dimensions : le sol est marqué d’un langage-machine ; l’espace musical désintègre le temps pour l’empêcher de durer ;  le corps lui-même est brisé dans ses fonctions vitales de sensualité et d’histoire commune. Pas de détours inutiles. Les mimiques et l’humour font partie de la danse et sont utilisés comme matériaux bruts, sans que l’on se prenne la tête. Ils sont là parce qu’ils doivent être là, à ce moment. Ils sont simplement nécessaires à l’aboutissement du mouvement pour que l’énergie se pose, un point c’est tout. Nouvelles générations d’images, nouvelle génération de danseurs dans la ligne directe des nouvelles technologies de la communication.

Mais ce qui change en réalité, c’est cette faculté à quitter les situations complexes de la vie sans laisser ni trace, ni traumatisme. Pas de retours nostalgiques, mais une adéquation immédiate aux événements qui surviennent. Et là, il y a comme une brise de fraîcheur, car si «les liens» que fabrique la machine nous laissent indifférents, les relations qui s’établissent entre trois danseuses sont tissées d’une écoute précise.

Il est évident que chacune d’elles apporte ses matériaux. Mais après tout, la danse contemporaine nous a habitués à cela. Il est évident que chacune a contribué aux propositions de la pièce, à part entière, au même titre que le musicien d’ailleurs. Par conséquent, ce qui surprend, c’est la capacité d’entrer en synergie à partir de propositions très différentes tant elles sont individualisées, dans le décor d’un monde coupé d’une relation qui dure. Un monde non communicant, mais à la fois fascinant. Paradoxe symbolique des jeunes générations confrontées à l’univers captivant de l’ image qui parle ou ne dit rien sans en faire une histoire.

À vrai dire, le fil de l’écriture chorégraphique tient la pièce sur le rebondissement ininterrompu de répons et de concordances qui écrivent le mouvement dans l’espace. Le duo trouve son chemin à l’intérieur des matières du solo, et le trio dans celles du duo… Comme si l’écriture consistait à emboîter des événements aléatoires les uns dans les autres et à y donner une réponse immédiate. Héritage de l’image électronique. À cet égard, les trois filles sont superbes de précision. Elles écrivent leur gestuelle sur le contrepoint d’un équilibre qui bascule, ou, se glissent dans le mouvement des autres comme les ondes hertziennes à travers les airs. La main vient atteindre le pied au sommet d’une jambe tendue vers le haut, dans le mouvement de la montée. Le tout sur un porté ! C’est un défi du corps. On est dans l’abstrait de l’image confronté au corps presque immatériel de l’humain. Concordance d’un corps de chair et d’une image virtuelle ; une dialectique de l’absence au croisement du vivant qui respire et transpire. La chair sait créer le mouvement parce qu’elle est capable de laisser l’illusion qu’une course en arrière est naturelle, qu’un pas à contre-pied maintient le corps debout, qu’une chute violente au sol est sans danger… Avec un petit brin de tendresse dessiné au creux d’une tête penchée et d’un regard par dessous qui suggèrent que l’on peut se laisser aller à une complicité avouée. Anne Lopez excelle dans cette agréable séduction.

L’image a donc atteint les yeux. Les corps se sont entrechoqués.  La danse peut alors convoiter l’universel…

Mais au juste, qui était l’invité ? Le poste de télévision ? Les trois danseuses, chacune à son tour ?
Peut-être nous… au fond.

 

Michel Vincenot
28 octobre 1999

Distribution

 

Conception et chorégraphie

Anne Lopez

Céline Mélissent

François Lopez

 

Musique François Lopez

 

Lumières Alain Paradis

 

10e festival de danse, 7 mars 2000

 

Photographie Marc Coudrais

 

 

Créé avec… Merci au public, festival 1999 – Michel Vincenot

«Créé avec…»,     dit Pascale Gigon, interprète de la compagnie Abaroa/Olga de Soto. Mizel Théret de la compagnie Ekarlé dit en substance la même chose. Car il ne suffit pas seulement de citer le nom du chorégraphe pour être en paix avec sa conscience… la bonne conscience du programmateur qui se protège derrière l’image du chorégraphe signant l’écriture de la danse.

En amont de l’écriture, il y a les matériaux, portés par les interprètes mais aussi par les créateurs-lumière, les musiciens, les «sonoristes» et les régisseurs de plateau qui peaufinent décors et tapis de danse.

Et puis il y a aussi les publics, adultes, jeunes et enfants, sans lesquels il est impensable qu’une pièce trouve chair. «Créée avec» des professionnels, la danse compte aussi avec les gens du quotidien, tels qu’on peut les rencontrer dans la vie au hasard de la rue.

Au cours d’un voyage inopiné – histoire imprévue de passeport oublié par un danseur russe -, un témoin sensible, «Pierre le cuisinier», affirme que la danse est tellement éphémère qu’elle finit par laisser des traces durables au fond de l’être, comme une mémoire à laquelle ni l’école ni la vie ne nous avaient préparés. Une mémoire qui rend transparents les corps au point que l’on prétend un instant regarder les autres sans y chercher le double de son ego. Une image éphémère portée par l’énergie de corps traversant leurs propres limites et qui finissent, un jour, par devenir corps de clarté.

Le danseur apporte la matière vivante de la danse, le chorégraphe la compose et l’écrit. C’est une évidence. Mais c’est le spectateur qui y féconde le sens comme un écho qui grandit l’imaginaire.

Ce mystérieux mélange articule la danse geste après geste, mouvement après mouvement. Pour signifier au final que des danseurs-interprètes ont choisi les interlocuteurs privilégiés  que nous sommes.

La réalité est là. Celui qui écrit se nourrit des échecs et des espoirs glanés ça et là au hasard de la vie. Tout comme le chorégraphe écrit la danse au plus fort de la présence que chaque interprète confie à l’écoute des autres danseurs.

Vide au départ, le creuset s’emplit de multiples ingrédients adressés tel un patrimoine à des destinataires qui ne s’attendaient pas, ce jour-là, à être atteints par la fragilité des corps qui dansent.

Les enfants, chorégraphiés par Thierry Niang, en ont vécu l’aventure. C’était un week-end pluvieux à la Commanderie. La danse est ainsi. Elle fait de l’individu une personne unique. Quelqu’un d’irremplaçable.

Merci, merci à tous, aux enfants du quartier qui furent à la fois publics et danseurs.

La danse porte en elle le bagage de l’humain. Lorsque le monde ouvrit les yeux, le soleil était déjà haut sur l’horizon.L’humanité en fut tout étonnée.

 

Michel Vincenot

Festival de danse, 16 avril 1999

Je, tu, nous : les jardins secrets – Christian Bourigault

En définitive, nos «jardins secrets» protègent nos complexités humaines. Elles deviennent une évidence lorsqu’elles sont savamment construites dans l’espace de la danse autour de lignes et d’un carré divisible en quatre, partagé par les individus qui opposent au groupe la résistance ou l’abandon de leurs désirs personnels. Là, les danseurs, deux hommes et deux femmes, sont japonais et européens pour signifier que l’Occident et l’Orient vivent les mêmes engagements universels … et les mêmes troubles. Mais de façon inversée.

«Les jardins secrets» de Christian Bourigault agencent en clair et dans la précision ce qui d’ordinaire est réputé privé, secret comme les méandres de l’humain. Cette pièce est la projection des balbutiements, des peurs ou des audaces devant l’événement étranger que représentent «les autres».  Par définition, ils nous échappent. Mais au-delà du constat des différences culturelles entre l’Europe et le Japon, il y a un enjeu d’importance : celui de l’homme confronté à ses questions et à ses absences, volontaires ou inconscientes, qui le protègent du collectif.

C’est par une série de portraits projetés à l’écran que commence la dialectique du «je, tu, nous». Question mythique qui a marqué à tout jamais l’humanité depuis son origine dès lors que la communauté fut obligée de vivre ensemble, et dans le même temps de différencier les individus entre eux. D’abord les sexes, bien sûr, principale différence entre les êtres, appréhendés comme une tension constante du désir impossible ou de la parole en gestation. Puis, les traditions culturelles qui impriment pendant des millénaires les habitudes de vie et de pensée ; les diverses façons de communiquer avec ses semblables par l’intermédiaire du collectif indifférencié ou de l’individuel en conflit avec soi-même, et par conséquent avec les autres.

Christian Bourigault pose parfaitement le problème qu’il écrit dans la concision. La danse, cet art du «corps dépourvu de la parole» tente une approche de ses propres limites et les traverse :  l’état du corps destiné à parler. Paroles individuelles de quatre solos qui s’enchaînent par substitution de l’un à l’autre. Paroles de duos construits comme des tentatives à prendre, à s’abandonner ou à se protéger. Paroles du «seul contre tous» lorsque la situation devient tendue à l’extrême. Parole contre parole écrites dans le langage direct du corps.

La cohérence de la pièce, rythmée par des traversées en quatuor, tient dans l’agencement de l’espace de la danse comme lieu possible de la dépossession de soi, ou de la respiration et de l’apaisement. Ou encore pour régénérer l’énergie au contact du sol, en oubliant qu’il faut parfois sacrifier l’attente individuelle au profit de la survie du collectif auquel on appartient. Ces traversées agissent comme un coup de semonce qui oblige à l’écoute désintéressée, à devenir des passeurs entre son propre désir et la réalité commune. À mettre en situation le corps entre reculades et poursuites, entre le face à face obstiné et le mimétisme, tantôt conventionnel, tantôt défensif. Cette danse-là est tout aussi complexe que lumineuse comme l’est l’engagement de tout être humain dans l’amour ou la haine, la peur ou le plaisir …  Toutes ces contradictions s’imbriquent dans les corps des danseurs de la même façon que les individus sont impliqués dans la complexité de la vie des autres.

Quatre solos aux quatre coins d’un espace géométrique, imposé par la loi du groupe, se terminent par une traversée. J’allais dire … par l’audace de pénétrer en diagonale l’espace commun, à la manière du sabre qui tranche dans le vif.  Dans le couloir de la belle lumière de Sylvie Garot, le solo puissant d’Hideto Heshiki  introduit une tension entre l’épreuve de la confrontation et l’affirmation de sa propre identité. Dans une marche qui ramasse le corps entre mains et genoux, le danseur tâtonne dans une avancée vers l’affrontement contre tous, ou contre soi-même. La posture d’attaque meurtrière déviée en rituel de combat préserve la règle collective qui dessine l’espace de chacun.

Quatre carrés délimitant une géométrie de l’intimité glissent l’un vers l’autre pour annoncer un événement frontal. Quatre danseurs en ligne portent à notre attention un regard prémonitoire. L’harmonie bascule après les lâchés, les effondrements et les resaisissements d’un quatuor qui vit et respire ensemble sans que les danseurs ne se touchent. Le poids glisse, roule au sol et se suspend. Le corps s’enroule et s’effondre. Ce quatuor repris aux endroits décisifs de la pièce ouvre des passages comme une sorte de refrain qui relie momentanément les uns aux autres sans que l’on sache à quel moment la rupture se produira. C’est une concession au collectif. Il suffit qu’un événement change la règle du «je» et voilà que l’espace de tous devient le territoire du solitaire face aux trois autres.

Dans ce face à face où trois danseurs reproduisent en écho les impulsions d’un seul, le mimétisme fait resurgir l’ambiguïté humaine : sauvegarder le collectif tout en protégeant l’individu contre de possibles dépossessions. Malgré la distance qui sépare le danseur des trois autres, cette attention soutenue déclenche le mouvement proche, c’est-à-dire présent à toute éventualité d’effacement de l’individu dans l’assimilation par le groupe. Lorsque l’échappée se produit, c’est par le pied que la danseuse est arrachée, retenue en une sorte d’arrêt sur image d’un reportage pris sur le vif du direct. Le pied, les pieds, les assises du corps qui d’ordinaire assurent sa verticalité, se trouvent pris au piège du désir d’autrui, sans concession, sans possibilité de rétablir le corps dans sa liberté de répondre au désir ou de le refuser.

L’image projetée à l’écran, presque en temps réel, montre à quel point la situation s’étoffe d’une vraie dramaturgie. À cet instant, la pièce de Bourigault nous détourne vers les relations homme-femme, après avoir évoqué le préalable des rapports de l’individu au groupe. Ce changement de direction est formidablement construit . Quand elle est écrite avec intelligence, la danse devient l’évidence du mouvement transmis d’un espace à l’autre et elle change, au passage, le sens même du corps. Le pied prisonnier devient donc l’intermédiaire de la rencontre de deux êtres. Pris au piège de l’ambivalence du désir consenti ou refusé, ce duo de danseurs inverse le sens des choses. Merci la danse ! La danseuse Akiko Hasegawa est contrainte d’abandonner ses appuis verticaux et se trouve, le temps de ce contact, transformée, pliée, soumise. Tout l’espace s’enroule autour du pied en appui sur le visage du danseur. Ce contact ne lâchera pas le mouvement obsessionnel, tenu jusqu’au moment où la danseuse se dégage, avant d’être figée net par un porté dans le dos.

Cette danse traverse le corps massif des autres, entre désir d’attraction et pouvoir de répulsion. Le danseur Arco Renz s’infiltre dans l’amalgame passionnel de la fusion. Comme le mollusque tiré de sa coquille, il en extrait sa partenaire qu’il laisse littéralement se liquéfier au sol. Le corps se lâche par abandon lorsqu’il n’a plus la force de lutter. Peur ? ou sécurité retrouvée ? Un mélange des deux sans doute, comme le tremblement communicatif, juste après l’accident qui nous met en état de choc. Une telle scène sous le regard des autres doit être exorcisée par l’intelligence humaine. On reproduit donc la situation en la déviant de sa destination première. Le duo devient deux duos. L’un dans l’enlacement qui apaise et stabilise l’équilibre du corps par le contact des crânes. L’autre dans la feinte d’une approche furtive entre Hideto Heshiki et Patricia Guannel qui magnétise par saccades le partenaire offensif.  Approche subtile faite de rapprochements et de départs. Les relations homme-femme sont ainsi  régénérées sans bavardage avec la force que la danse sait communiquer.

Revient alors le refrain du quatuor : une course, une respiration, puis un nouveau blocage de la situation. L’humanité provoque éternellement, après l’oubli, les événements qui la mettent périodiquement en danger. La diagonale, cette belle traversée de l’espace qui appartient à tous, est à nouveau occupée par un face à face d’un danseur en direction du groupe solidaire des trois autres. Protection du groupe contre une approche d’intimidation ou d’apprivoisement ? Cette pièce est sans cesse ponctuée de paradoxes. Les relations humaines y sont mises en exergue dans ses contradictions les plus accrues. Le danseur solitaire se glisse entre deux filles. La division des corps faisant écho à la division de l’espace, le duo des deux hommes joue sur l’ambiguïté d’un combat à la fois viril et tendre, soutenu par le violon grinçant de la musique de François Marillier, qui se termine par un entassement des corps, une superposition des poids. Le poids du corps mais aussi le poids des contraintes du groupe et des complexités du couple .

Des couchés au sol, des tendus, des repoussés, des tirés et le contact des mains qui malaxent le visage entre déchirements et caresses.  Et au terme de cette magnifique complexité, le partenaire est accueilli en bascule au creux d’un corps lové comme le nourrisson l’est dans le giron de sa mère.  Ces images ne sont pas simplement belles, elles sont fortes et prégnantes.

C’est dans cet univers que les deux hommes vont chercher les filles. La course en échappée réhabilite le groupe parfois nécessaire à la cohérence des relations intimes. Et du groupe s’échappe un solo, celui de Patricia Guannel qui fait à elle seule la synthèse de cet espace troublant. Le corps y rassemble le haut, le bas et toutes les directions jusque là morcelées par des attentes individuelles, convoitées par chacun pour s’approprier son territoire-à-soi, sans cesse à l’affût de tout ce qui a pu y déranger l’ordre, le repos, la confiance. Dans la dynamique de cette écriture, le solo ne pouvait qu’aboutir à l’ellipse de la transe autour de laquelle se resserrent en étau rassurant les trois autres partenaires. Des mots intimidés sont articulés dans un puits de lumière.  «Patricia ? … Patricia ! …», des mots de tendresse et d’écoute après le choc frontal de quatre danseurs, tantôt réunis deux à deux, tantôt mis l’écart du groupe et parfois même de leur propre destin.

Subtilité d’un solo qui affine le balancement du bassin de la danseuse, tête et cheveux tournoyants, jusqu’au bout d’un duo de filles où l’une prend à son compte le poids de l’autre. Femme enceinte aux lignes déformées qui transmet à sa confidente l’empreinte de son propre corps et qui finit par se laisser accoucher d’elle comme une re-naissance après un passage aux Enfers.

Tout s’apaise au rythme des photographies de portraits qui refont en accéléré le trajet parcouru. La trace laissée sur les «gros-plans» de l’image amplifie l’écho des corps qui poursuivent leur histoire dans l’obscurité du sol. Des aventures individuelles ont croisé celles des autres. Seule demeure la trame d’un entrelacs de gestes et de visages qui ont inscrit leurs traits sur le palimpseste de la danse.

 

Michel Vincenot
20 mars 1999

Distribution

 

Chorégraphie Christian Bourigault

 

Danseurs

Patricia Guannel

Akiko Hasegawa

Hideto Heshiki

Arco Rentz

 

Musique François Marillier

 

Lumières Sylvie Garot

 

What a day ! – Thierry Thieû Niang

«Mystère chorégraphique» et… clarté de la danse. Cela pourrait être antinomique, mais ici, c’est une évidence. C’est à la périphérie du cercle des spectateurs que naît le saut répété de quatre danseurs-musiciens aux quatre points cardinaux de la planète, comme une respiration introduite dans un espace en attente. Du groupe silencieux surgit donc l’Europe, l’Asie, l’Afrique… et nous, les autres, témoins impliqués dans cette «communauté avouable» comme le dit Thierry Niang. Là est la part du mystère. Et l’éclat ?  Il vient de la danse aux multiples couleurs musicales et de corps différents. La danse, dans la pureté du cristal ! Offerte par les longs bras de Fania, la chanteuse africaine, et les sons de la guitare de François Lasserre qui rassemblent le cercle en son centre.

Aucun discours, aucune déclaration d’intention n’introduisent ce rassemblement. La suite se pressent. Le lien commence après le silence par un geste qui pourrait suggérer une figure de combat s’il n’était détourné en un mouvement de contact — presque tactile — pied à plat sur le ventre : le centre des sensations vibratoires ; et pied en appui sur le dos : cette surface déployée de la peau, sensible au moindre frémissement de «corps étrangers». Le dos, cette antenne ouverte à l’écoute de «touchés» subtils dont on ne connaît jamais l’origine. Là, le mystère est à son comble et pourtant la pièce est immédiatement accessible. Ce paradoxe ouvre à des perceptions étranges. Le danseur, en suspension sur la pointe des pieds, ramasse en son corps toute l’énergie sur des genoux pliés. En soi, deux niveaux contradictoires du mouvement. Rodin fit du corps la sculpture du penseur, Thierry Niang développe la pensée concertée dans le mouvement de la danse dont «les roulés» au sol donnent chair à l’espace du cercle des veilleurs.

La relation étant ainsi établie, l’écoute se fait attentive. Une complainte en dialecte africain ouvre un regard serein sur la mort ; corps étendu que l’on enjambe avec une attention respectueuse. Ce rituel de passage n’est autre qu’un regard d’amour ; et la mort une disposition suprême à l’ouverture, plus qu’une attente inassouvie. Le corps garde l’empreinte de la respiration comme les amants préservent en secret la mémoire du corps laissé vacant ; le vide silencieux qui s’imprègne de l’absence. «Je te garde…  c’est-à-dire… ta présence continuera à vivre en moi. »  Paroles d’amants.

Ce creux qui nous rend disponibles à l’espace des autres est l’endroit le plus précis de la rencontre où se fomentent des rapprochements impensables. Passer dans les creux du partenaire, dessus, dessous, sans que jamais les danseurs n’installent définitivement leur squat dans l’intimité d’autrui. Il n’est donc pas question d’envahir mais d’échanger. C’est une grande délicatesse que la danse sait transmettre parce qu’elle est le creuset où se mélangent en toute impunité des flux individuels et des attentes universelles. Une telle intensité de l’échange ne peut que susciter l’approche subtile dont les «portés embrassés» (expression inventée pour l’occasion) semblent être l’aboutissement naturel ; ou les petits cris d’étonnement de la chanteuse devant les chutes de Thierry Niang sur le dos ; ou encore la tête accueillie avec tendresse dans des mains réceptives . Et bien d’autres choses, comme ce regard adressé, tendu vers une présence à l’autre et qui se lâche au moment de livrer généreusement une caresse.

Toutes ces belles transhumances parlent d’un rêve que l’on se raconte à soi-même, tantôt apaisant, tantôt inquiet. La danseuse Elizabeth Bouckaert chemine dans l’espace, yeux fermés, à l’écoute de tous les événements qui surgissent ça et là : «Ils ne disent pas tous la même chose», répète-t-elle à voix basse avec une assiduité qui nous invite au silence.

C’est dit, c’est fait, voilà donc le mystère d’un jour « pas comme les autres ». D’un jour particulier où la danseuse trace au-dessus de son crâne l’axe de son corps ; tout en verticalité, parce que la vision de l’espace s’est absentée quelques instants. Danseuse émouvante de fragilité qui s’abandonne par le dos au musicien qui la porte, comme s’il était établi que la musique rejoignait la danse au creux du cercle, au sein duquel toutes les histoires se croisent et se délient. Rien d’anormal en fait, c’est plutôt nos perceptions les plus élémentaires qui se sont estompées. Car l’étreinte se fera «yeux fermés», comme dans une relation que seuls les amoureux savent inventer. Mais le trajet ne s’arrête pas à la destination. Au-delà des yeux, il y a le regard qui rencontre mystérieusement l’écoute du corps dans sa globalité. Le dénuement du dos scelle la confiance transmise au travers de la peau, pour façonner la chair en profondeur. Moment prégnant de vérité du corps qui donnerait au pire des humains l’idée d’abandonner les armes de la bêtise et de l’intolérance.

C’est un éveil au monde que Thierry Niang invente autour du cercle. On savait déjà qu’il avait la capacité d’ouvrir les yeux des enfants ; on ne savait pas encore qu’il pouvait émouvoir les grands. Dès lors, tout s’accélère, nos perceptions en même temps que la danse. On se dénude, on se rhabille. On échange le chant et la danse comme dans un répons liturgique. Le cercle est en état d’écho. Et au terme de la veillée, on redessine le corps des autres après s’être échangé les couleurs de la peau.

Michel Vincenot
8 février 1999

Distribution

 

Chorégraphie Thierry Thieu Niang

 

Danseurs

Thierry Thieû Niang

Elizabeth Boukaert

 

Guitare François Lasserre

 

Chant Fania Niang

 

À la Commanderie les 1 et 2 avril 1999