Récital – Mourad Merzouki

«Récital», ce joli mot qui allie le «récit »et les sonorités musicales, pour dire et danser plus que jamais leur quête de liberté et leurs recherches d’émotions «in-ouïes»comme ils le disent joliment. «Ils», c’est la compagnie Käfig. Car ils tiennent par dessus tout au caractère collectif de leur groupe. Venus de la banlieue lyonnaise où ils dansent avec les enfants et les jeunes pour s’impliquer dans le compagnonnage nécessaire de leurs galères et de leurs quartiers, ils sont aujourd’hui sur scène, en finesse et en poésie.

Génération hip hop où apparaît la rage de dire, d’exprimer l’énergie qui déborde et une envie de vivre. Chez eux, cet acte volontaire a mûri avec le temps. Ils ont choisi de croiser des pensées multiples et se sont nourris de tous les éléments qui s’affranchissent des idées préconçues. «Les poncifs du genre : hip hop mouvement social» disent-ils. L’art est pour eux une expression à part entière. Et ils le revendiquent.

Leur détermination à l’échange et au partage fait l’esprit et la force de ce mouvement. On y recherche des sensations dans le but de créer de nouvelles expressions artistiques, mais aussi de renouer avec la parole qui tient ensemble l’humour et la gravité. Ce mélange de styles et d’énergies – de la danse hip hop au concerto – déstabilise la vision que nous avons de leur danse . Curieux alliage, en effet. La musique de Franck II Louise surgit du béton des banlieues et du violon arabo-andalou. «Des sons aux antipodes, dans un espace auquel nous étions étrangers.» dit Mourad Merzouki, leur directeur artistique.

 

Michel Vincenot
Février 1999

Distribution

 

Chorégraphie Mourad Merzouki

 

Danseurs :

Yann Abidi

Brahim Biuchelaguem

Rachid Hamchaoui

Najib Guerfi

Mourad Merzouki

Chaouki Saïd

Franck II Louise

 

Musique Franck II Louise

 

Décors Yassine Dahmani

 

Costumes Cissou Winling, Christine Thepenier

 

Lumières Yoann Tivoli

Itinéraires, festival de danse 1999 – Michel Vincenot

Editorial Brochure / Festival de danse 1999

 

L’Histoire a une fonction régulatrice sur les individus, ou les communautés d’individus.
Elle éclaire les liens qui se font et se défont. C’est elle qui porte l’humanité à la conscience d’être, ou qui renseigne sur l’impossibilité d’exister ensemble.

Parfois, l’humanité est le témoin d’aventures solitaires où se renouvelle la pensée. Les ermites se retirent pour que demain soit possible. Puis, à d’autres moments, ce sont les communautés d’individus qui se réapproprient le sens de l’Histoire pour sauvegarder la vie. C’est tout simplement une question de bon sens.

Entre des chemins qui ne se croisent jamais et l’urgence de construire ensemble, il y a l’itinéraire, «les itinéraires», puisqu’ils sont nombreux. Le 6e festival de danse invite des chorégraphes qui, dans leur démarche et leur conception de la danse, sont, sinon aux antipodes, du moins radicalement différents. Entre Olga de Soto (Belgique), Laurent Pichaud et Jackie Taffanel (sud de la France), Sasha Pepelyaev (Russie), Victoria Debarbieux et Mizel Théret (Aquitaine) et Käfig de la banlieue lyonnaise, il y a un monde, des mondes ! qui, a priori, suivent des chemins  parallèles. Un a priori, bien sûr, et rien d’autre ! Car ce festival est le récipient momentané d’une alchimie qui opère sur des rencontres inopinées, ouvre des perspectives entre danseurs d’une part, et entre danseurs et populations d’autre part.

L’itinéraire de la compagnie Käfig est, à cet égard, exemplaire. Le hip hop, danse du béton, intègre la danse dite «contemporaine» et non l’inverse. Deux cultures aux origines différentes éclairent soudain des espaces de parole que l’on croyait inaccessibles. Entre le désespoir  social et la poésie engagée (j’allais dire prophétique) de Käfig, il y a «Récital» qui contient à la fois  l’histoire  de  leurs  «galères»  et  le  concert  singulier  de  leurs  musiques  et  de  leur  danse. La danse, au fond, qui nous implique de façon égalitaire parce que les corps sont tous les  mêmes,  seulement  enrichis  de  leurs  couleurs  et  de  leurs  qualités  particulières.  N’en déplaise aux «vérités scientifiques» mensongères du Front National et à ceux qui l’ont rallié par opportunisme, pour gagner quelques miettes d’un pouvoir moralement illégitime. Démocratie ?

Cette année, «Plurielles» est un creuset d’itinéraires pour relier, durer, croiser d’autres arts, créer et transmettre…  Christian Bourigault, invité l’an dernier, ouvre le festival par un bal populaire.  Et sa nouvelle création au Théâtre Saragosse met en vis-à-vis deux  cultures :  l’Europe et le Japon, une confrontation entre l’individu et le collectif.

Sous le regard présent de Thierry Niang, les enfants du quartier Saragosse font un parcours pour apprendre à construire et à durer. Et pas seulement à consommer. Ils investissent la Commanderie avant que le chorégraphe y présente sa prochaine création : une transmission des enfants aux danseurs de la compagnie. C’est ainsi que Thierry Niang tisse les rencontres.

Puis, nous devons un bout de chemin à Laurent Lafolie, photographe de la danse. Débarqué il y a six ans au premier festival «Plurielles», il croise cette année ses photographies avec «les papiers» de Jean-Louis Fauthoux.  Un accompagnement que chacun  a voulu non concerté. On verra après ce qu’il en adviendra.

Enfin, une prospection d’actualité, pour mettre le corps en état d’écoute. L’improvisation de Geneviève Sorin évalue l’importance que revêt aujourd’hui le renouvellement des arts, notamment de la danse. Le rendez-vous de l’improvisation, c’est d’abord la conscience de l’absence, d’un manque à identifier.

L’Histoire se construit en ces multiples croisements et l’art émerge du tâtonnement. Autant d’itinéraires qui changent l’attente du spectateur. C’est pourquoi il était bienvenu que Christian Trouillas proposât, dès le début du festival, une expérience inédite entre danseurs et spectateurs ;  l’antichambre du spectacle en quelque sorte.

En fin de compte, la question est bel et bien de repérer comment le corps déplace les fonctions établies par la vie sociale – cela tient de l’Histoire – et de se demander comment s’élaborent les nouvelles pensées du corps. L’art y est pour quelque chose.

 

Michel Vincenot
Février 1999

Volées d’éclats – Jackie Taffanel

Danser, chez Taffanel, c’est dire qu’il y est question de mouvement, bien évidemment, mais aussi d’espaces changeants et de rapports parfaitement aboutis entre les danseurs. Les relations mystérieuses qu’elle propose dans les contacts de duos ou de trios font appel, presque à chaque fois, à des développements imaginaires qui prennent l’allure de grands mythes, au sens universel.

Quant à la forme du solo, c’est la présence du danseur qui suggère en permanence que l’espace ne sera jamais fermé sur l’unicité. Ouvertures successives en des endroits multiples qui se déploient les uns sur les autres à la manière d’une spirale, tantôt enveloppante, tantôt répulsive. La danse est bien là, et la gestuelle est large et généreuse.

La construction chorégraphique a la particularité du détail bien réglé et des trajets précis. Dans les échappements et «les retrouvailles», il y est question de passages éphémères jamais clos sur une histoire qui pourrait se fermer sur elle même. Jamais d’histoires d’ailleurs, plutôt des trajectoires. D’où cette impression d’ouverture à l’imprévisible ; qu’il s’agisse du rapport des danseurs entre eux ou de la relation qui s’établit entre les danseurs et la musique. Celle de Jean-Marie Machado, par exemple, construit l’espace sonore autour des corps, comme si c’était le nôtre.

Ces qualités d’écriture, Jackie Taffanel les tient de son talent, c’est certain, mais elle écoute aussi ses interprètes auxquels elle donne libre cours. Qu’il s’agisse de leur couleur, de leur vocabulaire ou de leur énergie propres… cette danse est un festival d’éclats et de regroupements jamais confondus.

 

Michel Vincenot
Février 1999

Distribution

 

Chorégraphie Jackie Taffanel

 

Danseurs :

Annabelle Bonnery

Patricia Borgès-Henriques

Frédéric Brignon

Sun-Hye Hur

Young-Ho Nam

Karl Paquemar

 

Costumes Judith Chaperon

 

Lumières Thierry Lenain

 

Musiques :

Jean-Marie Machado

Percussions brésiliennes

Musiques cubaines

Compay Segundo

Viva – Laurent Pichaud

Première pièce de Laurent Pichaud qui a choisi d’entrer en 96 dans le monde des chorégraphes par de belles marches et des tensions subtiles des bras. Elles initient la méditation recueillie que la danse contemporaine sait faire avec justesse. Au contact de la pierre, la danse est un repère pour l’esprit.

«Viva» est une façon de dire tout ce que la parole ne permet pas d’exprimer jusqu’au bout. «C’est un faux passé simple», dit Laurent Pichaud. Un itinéraire où l’on se laisse aller entre la «vie» et le «va…», cette belle invitation du verbe «aller» qui suggère le voyage de la transhumance avec la lucidité et le corps comme simples bagages. En vérité, pour une première chorégraphie, c’est plutôt une autobiographie que Laurent Pichaud articule mot à mot, geste après geste, sur les pas de l’écriture de Charlotte Delbo.

La vie se regarde en face, sans se prendre la tête, sans afficher les sentiments intimes de façon impudique. L’exhibitionnisme n’est pas le fort de Laurent Pichaud. Il choisit au contraire des danseuses simples et belles pour l’accompagner sur le chemin. Christine Jouve et Anne Lopez ont le réalisme au corps et une ténacité généreuse ; l’une dans l’élégance et la délicatesse,  l’autre dans la pertinence et la tonicité d’une énergie placée au meilleur endroit. Leur regard et leur présence éclairent le mouvement. Le corps transite par le beau, l’impeccable geste suspendu en attente de rencontres. Exactement le contraire de la fluidité esthétique. «Viva » est une façon de décliner ensemble les mots, la musique et la plastique des corps comme on accorde un instrument. Pour ouvrir la danse à l’espace de l’entre-deux, de l’entretien, du «tracé d’un devenir» comme l’écrit Deleuze.

 

Michel Vincenot
26 janvier 1999

Distribution

 

Chorégraphie Laurent Pichaud

 

Danseurs

Christine Jouve

Anne Lopez

Laurent Pichaud

 

Lumières Sylvie Melis

Musiques John Adams,  Luis Bacalov

Costumes Anne Véziat

Coordination artistique Nicole Canonge

 

11 avril 1999, La Commanderie

 

S’il y a lieu – Loïc Touzé

Néons blancs, cintres rabaissés, scénographie en bois blanc, tables «de travail», plans inclinés et plateformes pénétrant à plusieurs niveaux les espaces traditionnellement réservés au public. Comme si Loïc Touzé avait décidé d’associer le spectateur à la reconstruction de la danse et de la donner à voir sous diverses perceptions. On repart de l’originel. Le corps est mis une nouvelle fois en chantier.

Il fallait avoir l’audace de Touzé pour remettre en cause le principe même de la construction chorégraphique, au risque que le spectateur traditionnel se trouve décalé, bousculé par une reconstruction de l’espace qui est dans le même temps une remise en question radicale des langages du corps. Et, à ce titre, c’est une expérience complète qui met en synthèse tous les composants de l’art contemporain ; une sorte d’exposition vivante où tous les acteurs s’impliquent de façon égalitaire, engagée et juste : les danseurs, le scénographe, le batteur, la chanteuse, le musicien électro-acousticien et le façonneur de la lumière (je préfère l’appeler ainsi). Et pour une fois, tous ces ingrédients fonctionnent en dialogue et en écho mutuel.

Dans l’immensité glaciale des ateliers de construction navale, tous les corps de métier travaillent en même temps ; on ne voit pas d’emblée ce que sera le navire. Il y a dans cette pièce quelque chose de cet ordre ; une tension préalable retenue par une attente indescriptible. Les choses se construisent pas à pas et le public est accompagné dès le départ. Ce cheminement le concerne au même titre que les acteurs. Car l’aventure est de taille. Il faut traverser une fois encore tous les composants de la danse. De la perception des sensations jusqu’au partage. Il fallait oser mettre la danse en chantier, publiquement, telle une remise en question lucide à la veille de ce troisième millénaire. Loïc Touzé s’y engage sans état d’âme, comme l’ermite qui se retire par nécessité vitale. Vital pour lui, questionnant pour les autres. Passage obligé. C’est la raison pour laquelle il est préférable d’aborder cette pièce en termes évolutifs, par une réflexion systématique plus que narrative, d’approcher les états constitutifs de la danse et non s’attacher au propos. Le propos,  gardons-le pour la fin. Cela est plus proche de l’esprit de la pièce.

Les perceptions d’un espace indéfini

«J’ai la respiration haute et rapide … Je vois plein de petites lumières qui bougent … J’ai le cœur qui bat très rapidement … Mes paupières bougent souvent …  La partie gauche est plus présente que la partie droite …» C’est par une série de perceptions exprimées à haute voix que l’on entre dans le sujet. Tous les acteurs confondus : danseurs, chanteuse, techniciens, musiciens, scénographe, occupant divers niveaux de résonance corporelle viennent habiter un espace connu et pourtant indéfini. Tous mettent au clair ces états de perception banals ; d’un commun qui est immédiatement identifié par le spectateur. Banals oui, mais générateurs d’écoute de l’espace et de tout ce qui pourra en surgir. La construction commence – comme la naissance – par la conception d’un embryon qui appartient à l’ordre de l’indifférencié. Là s’initient, en germe, le langage et le tissu de l’imaginaire. Et c’est en cet endroit que le corps donne sens au mouvement. Impressionnante élaboration de la pensée de la danse qui dynamise «le temps», ou plutôt une multitude de temps constitués par les rythmes de chacun.

Le temps, les états du moment

Il est souvent périlleux d’expliquer en quoi la danse relie intrinsèquement le temps à l’espace, à cause du raisonnement conceptuel. La démonstration est ici d’une clarté sans conteste, car le rapprochement simultané de divers endroits du corps et de multiples perceptions trouvent une liaison spontanée, «le temps-espace». Plusieurs petits événements se produisent en divers lieux des corps et différentes situations que les danseurs occupent partout, y compris dans les recoins les plus insolites. Alors vient l’idée que les états du moment liés à l’expérience du temps ont une capacité à déclencher un écho dans toutes les dimensions de l’espace environnant, agencé selon les niveaux du corps : bas, moyen et haut que la danse a systématiquement explorés .

Les combinatoires de l’espace

Le premier danseur qui occupe donc cet espace-là a une redoutable responsabilité. Son langage s’y commet en entraînant celui des autres : corps des danseurs préparés à l’événement qui arrive, et corps-dansant du «spectateur-passif» investi par le bouleversement qui se produit sous ses yeux et dans ses oreilles. L’espace est alors habité par tous, acteurs et spectateurs, sans exclusion. L’habitation mouvante change de consistance et de forme dès que Fabienne Compet se lève pour esquisser un mouvement de la tête et prolonger devant les yeux et la bouche toutes les perceptions des sens primitifs (j’allais dire « premiers ») dans une combinatoire qui agrandit l’espace vers des limites de perception inimaginables. Le lointain est apprivoisé de la même façon que l’on approche un être désiré, avec les battements au cœur qui maintiennent l’état de perception intense dans les rapports de grande proximité.

Au-delà de toute attente, le lointain, l’inconnu des grands espaces deviennent proches de l’intime, du secret ordinairement partagé à deux. Et les autres acteurs, dispersés en divers endroits, sont une réponse à la distance, un écho aux tout petits événements surgis plus bas ou plus haut dans la salle. Les danseurs se déplacent constamment sans que nous y prenions garde. Ils étaient là il y a un instant et soudain ils ont disparu. L’espace se met à vibrer de sensations partagées dans tous les sens, bien au-delà de nos capacités à percevoir un environnement familier. Ainsi étendu à d’autres dimensions, l’espace devient un terrain privilégié d’explorations, de perspectives sans fin qui déploient dans et autour de nous une sensation étrange : l’espace nous appartient tout autant qu’il nous échappe.

La danse, une exploration

Une exploration où l’inattendu peut venir de partout, dessus, dessous et derrière le dos. Cette impression que la danse peut envahir le corps à tous les niveaux de hauteur, de largeur et d’épaisseur nous laisse le sentiment «d’être» et ouvre nos sens à toutes sortes de propositions informulables. Le solo de Loïc Touzé introduit le risque, fragile et mesuré. Tête baissée, mains et yeux tendus vers le haut, bassin projeté devant, pieds tirés vers le sol, Touzé donne l’idée de ce que peut être un corps charnel, épais, inscrit dans le devenir. Le trajet du bras et de la main explore derrière le corps une immensité qui grandit l’imaginaire humain. Cette exploration relie les uns et les autres dans un espace commun. Ce solo recentre les perceptions dont  les partenaires ont émis les signaux comme des ondes.

L’échange

On est donc porté à croire que l’échange qui s’établit entre les acteurs est un moyen terme particulier à la danse, un mode de relation inaliénable, quelles que soient les conditions plus ou moins difficiles auxquelles s’affrontent les acteurs en création. Dès lors, les liens tissés donnent toute liberté aux interprètes de cet acte collectif. Ils ouvrent pour chacun d’eux des audaces personnelles qui servent, au bout du compte, la danse comme mouvement de pensée. Latifa Laâbissi entre dans cet univers en palpant l’air du bout des doigts pour le ramener à elle, le faire sien, mais aussi pour se nourrir du «spiritus», l’esprit créateur que les autres sont venus féconder dans un espace commun. Le «spiritus» latin, le souffle impalpable dont la particularité est de redonner du sens à toutes les contraintes du corps, à commencer par «le poids».

Ce déterminisme paradoxal qu’est le poids inscrit le corps dans un rapport à son contraire : la légèreté de l’air. La danse est toujours un ensemble de questions relatives à d’autres mystères. Ce serait donc l’air qui aurait capacité à produire du mouvement à partir du poids. Posée entre sol et air par le bassin, Latifa Laâbissi est au croisement de l’espace des autres acteurs. L’air est une composante naturelle qui est partagée par tous. C’est le principe unificateur des différences parce que tous, nous respirons le même élément. Le poids, en revanche, est une qualité particulière de l’individu, c’est une signature personnelle parce que les appuis au sol sont toujours différents. Et puis, pour s’autoriser quelque liberté, le poids conjugué à l’air pourraient être la source de l’énergie.

L’énergie offre la distance

Elle entre dans un espace que d’autres ont préparé. «Elle bouge l’air… Elle traverse les seuils». C’est ainsi que ses partenaires décrivent son entrée à haute voix. Fabienne Compet déclenche une fine énergie, stimulante et légère. Quand l’énergie est ainsi maîtrisée, ce sont des directions précises qui sont évoquées. Reçues par les danseurs comme une proposition à chercher très loin les qualités d’un espace toujours plus signifiant. La clarté s’oppose à l’entrée en force. Cette énergie porte un nom : la pertinence. C’est une des qualités que la danse contemporaine a su le mieux explorer. Le développement chorégraphique qui s’ensuit donne alors une autre dimension de la perception. La subtilité ouvre à « l’intelligence de l’espace ». La perception attentive différencie, nuance les signaux venus de l’extérieur. Le corps les intègre dans sa propre sphère, comme si « l’ailleurs du corps » était devenu son univers familier. Les sensations qui approchent le sens avec la précision du discernement font éclater l’espace en de multiples désirs d’être. Dit autrement : le corps ayant capacité à créer de la distance démultiplie ses propres facultés d’expression jusqu’à la pensée.

La disparition, un échange dans l’espace étendu

C’est bien cette faculté à « prendre de la distance » qui  régénère l’acuité de chaque interprète, on pourrait même dire de chaque être humain. Disparaître momentanément du centre visible (l’aire de jeu) est une liberté offerte aux autres, une chance d’étendre le sens aux quatre coins de l’espace afin que le plus éloigné, le plus absent (acteur ou spectateur) reçoive en cadeau un mouvement éphémère qui lui est personnellement adressé. C’est en réalité un échange non quantifiable qui se met en mouvement. Entre l’ici et l’ailleurs, le sens se propage au lointain de l’espace. Portée par l’air, la vibration  du son – instrumental ou vocal –  ouvre un champ de relations spatiales qui résonne différemment au cœur de chaque individu, mais également, elle rend homogène un espace de communication et de sensations communes. Les sons vocalisés de la chanteuse diffusent les vibrations sonores jusqu’à la limite extrême de la peau. La scène du micro baladeur sur le corps du danseur en est la métaphore. Mais le son qui part dans toutes les directions traverse l’espace jusqu’au lointain et finit par disparaître. Il est une communion momentanée qui nous livre au passage une parcelle des autres humains. Il aiguise la conscience de l’être, traversé par les sentiments et les pensées des autres. Touchée par cette évidence, la danse contemporaine apporte un soin particulier à la transmission. Et nous y sommes, avec la sensation que Loïc Touzé et Latifa Laâbissi se transmettent un «entre-deux». Un duo dont les deux termes échangent les subtilités particulières de leurs mouvements, chacun avec son vocabulaire et ses qualités de langage. Ce qui dans le discours aboutirait au désaccord mutuel, fonctionne dans la danse comme une fluidité mystérieusement échangée. De l’un à l’autre quand on est deux, et des uns aux autres quand on est trois ou plus. Voici en effet l’importance du trio, marqué par l’arrivée d’un autre danseur, qui étend le sens d’une relation d’intimité à une préoccupation universelle. «Nous» sommes dans ce trio et nous y investissons les ingrédients d’une nouvelle rencontre. Au point que la transmission peut se développer dans tous les sens, mais aussi revenir à l’étape antérieure d’un duo, cette fois-ci avec Anabelle à qui l’on redonne plus tard sa place spécifique dans un solo. Cet enchevêtrement de constructions est particulier à la logique de la danse. L’espace multiple est suspendu à la moindre vibration de l’air. Il invente des articulations dans tous les sens et concrétise la recherche de l’être dans toutes les possibilités de rencontres. Ça c’est magique, merci la danse.

Changer l’origine des perceptions

Il est alors logique que Loïc Touzé propose à ce moment de la pièce une re-construction particulière de l’espace. Le spectateur qui est d’un côté se retrouve de l’autre côté. L’origine des perceptions change parce que la vision se transforme, et le champ d’écoute donne à percevoir d’autres dimensions de l’échange. C’est ainsi que le spectateur devient acteur, affinant, malgré lui, des perceptions de l’espace ouvert à des sensations qu’il n’a pas l’habitude de recevoir. Le sentiment exaltant de pressentir dans le dos des vibrations qu’il ne voit pas. Cette étrange expérience d’accueillir une parole, un son, un chant qui lui sont adressés comme s’il avait été élu «interlocuteur privilégié» du danseur ou de tout autre acteur. Il y a dans cette écoute invisible une énergie qui nous dépasse, une source de chaleur transmise qui emplit notre champ corporel. Comme si l’on consentait à laisser disponible un vide à l’intérieur qui serait le récipient d’une parole étrangère, offerte sans exigence de retour. Le lointain prend alors une sérieuse importance et ouvre notre regard et notre visage à des émotions qui viennent, cette fois-ci, de nos vis-à-vis, les autres spectateurs. Alors tout bouge, tout se transforme.  L’odeur du bois blanc et les perceptions olfactives. «Le temps qui passe» devient le temps partagé. Les sensations de corps en transparence entre ceux qui regardent et ceux qui dansent changent de couleurs. Une sorte de libre accès à l’inaccessible chair, pétrie en profondeur par la voix mezzo de la chanteuse. La première structuration du temps impulsé par la musique est le bruit de roulement d’une bille qui rebondit puis disparaît comme un mouvement parvenu jusqu’à son terme. Tout bouge, tout change de bas en haut et de haut en bas avec l’impression particulière de revivre, trois mille ans après, le mythe de Sisyphe, transmis à notre modernité comme un mouvement perpétuel qui change, à chaque cycle, la nature des perceptions ressenties. À cet instant, le corps génère ses perceptions et met en œuvre ses propres outils pour les décoder.

La matière transformée

Le corps va jusqu’à mettre en œuvre le mouvement scénographique. Le cintre auquel des miroirs sont suspendus descend devant les yeux. Cette danse est faite de paradoxes, elle fait bouger la scénographie en même temps que les corps (spectateurs et danseurs). Elle contourne le bavardage par la mutation de l’espace et par la transformation de la matière même de la danse. Les corps lointains sont soudain proches. L’espace circonscrit dans les miroirs transparents est formellement rétréci et pourtant, il ouvre des dimensions démesurées. L’imaginaire prend le relais de la matière. Les matières changent de consistance. Du noir de la nuit s’échappent des multitudes de petites clartés, des apparitions diffractées du geste dans «le navire» en construction. Tandis que l’on assiste, impuissants, au récit méthodique d’un arrêt respiratoire, l’air prend la consistance de la nappe, presque solide, flottant dans l’épaisseur d’un son quasiment charnel, brisé par la batterie qui stimule sans cesse les impulsions de la danse, comme une décharge électrique. Une nappe qui prend de la profondeur lorsque le chant vient imprimer par dessus une vocalise vibratoire de Scelci ou une improvisation de la chanteuse. La voix humaine amplifie les vibrations de l’air pendant qu’un duo improvise. Latifa Laâbissi et Fabienne Compet sont les artisans de l’éphémère qui prennent en compte à la fois l’espace devenu matière et le corps-matière inscrit dans l’univers du très proche, devenu inaccessible. L’art du paradoxe, nous le disions, qui ose les ruptures ou les petites cassures chez Fabienne ; des impulsions qui cherchent l’endroit le plus juste de la danse pour être au plus près d’un espace à la fois secret et immensément amplifié. Et de l’autre côté, le geste suspendu de Latifa, fluide comme le temps assumé pleinement, mais aussi soumis à la gangue du corps d’où s’extrait l’impatience du mouvement. Rien ne peut enfermer le geste dès lors qu’il a décidé de se dire, de se formuler jusqu’au bout, de se communiquer entièrement. Paradoxe de la liberté du corps contre l’enfermement dans un univers où nous sommes à la fois témoins extérieurs et acteurs impliqués du dedans, comme dans le face à face avec la chanteuse derrière des «miroirs voyeurs». Il reste une sorte de complainte, ou un questionnement, soutenus par la voix du chant ; l’humain surpris de se découvrir en mouvement devant un miroir. Ceci est du ressort de la pensée plus que du spectacle. Et c’est la force incomparable de cette recherche de la danse que Loïc Touzé a engagée en toute lucidité. Acte de liberté qui ne peut que servir intelligemment les espoirs sur la danse de demain. S’il y a lieu, nous referons le trajet avec lui.

Mémoire de la danse, mémoire du corps

La fin du chantier n’est pas un épilogue, mais un retour à la source, simplement, comme la vie. «Lorsqu’on a commencé à travailler cette pièce, j’étais plutôt à cet endroit et je faisais ce mouvement… J’aimais bien ce mouvement, mais on ne l’a pas gardé, je m’en suis simplement nourri et c’est devenu autre chose… Voilà.» Seuls face à eux-mêmes plutôt que s’adressant au public, les acteurs se disent au micro les traces laissées par la danse, la musique, la lumière et la scénographie. Traces des espaces et des temps traversés par des corps qui gardent la mémoire de chamboulements incessants dont Loïc Touzé nous confie le viatique.

Dans le bagage, il y est question d’une réflexion sur l’être à travers les états du moment. Une éthique, une philosophie de la vie qui dit bien mieux dans les actes ce que les écrits et les discours ont du mal à traduire. Au terme de ces reconstructions qui sont aussi les nôtres, nous sommes apaisés, envahis par une sagesse purificatrice.
Une sorte d’initiation au mystère de la création.

 

Michel Vincenot
21 janvier 1999

Distribution

 

Chorégraphie Loïc Touzé

Création 19 janvier 1999, La Ferme du Buisson