Regarde-moi ! – Kirsten Debrock

Regarde-moi ! – Kirsten Debrock

«Regarde-moi !»
Ce qui est présenté ici comme une injonction est en réalité une nécessaire condition pour découvrir la danse. D’habitude, c’est le spectateur qui est invité à la regarder de façon englobante pour éviter l’écueil des malentendus : la compréhension d’une histoire toute faite où l’on se reconnaîtrait, là, tout de suite ; ou l’attente d’une émotion qui nous ferait vibrer, là, immédiatement. Autant de fausses pistes qui nous détournent du véritable enjeu de la danse : regarder pour accueillir autrement le mouvement qui nous est offert, sans savoir à l’avance où il nous conduira.

Et voilà que, dans ce contexte, Kirsten Debrock inverse le point de vue. C’est aux danseurs que l’on donne la consigne de se regarder, et de regarder le public. Les champs d’investigation deviennent alors aussi divers qu’inattendus. Si les situations sont reconnaissables (les regards que l’on ne quitte pas des yeux, les regards de peur, de crainte, de retenue, de questionnements, d’agressivité, de domination, d’évitements ou de séduction), c’est l’implication singulière de chacun ou de chacune des interprètes qui nous éclaire, par le regard, sur la ponctualité du geste qui donne rendez-vous au mouvement. Cette rencontre du geste opérant sur le mouvement n’a jamais été aussi pertinente.

Ainsi, le moteur de ces déclinaisons provient d’abord de la qualité du regard, des regards, faudrait-il dire, qui finiront par se croiser avec ceux des spectateurs, de fait impliqués dans une complicité participative avec les danseurs, face à eux ou derrière eux dans une installation bi-frontale.

Dans cette installation, chacun(e) des trois danseurs(-ses) commence lentement sa trajectoire rectiligne. L’une, Loriane Wagner, dans l’élégance de l’élévation, suggère la légèreté insouciante des approches de la séduction. L’autre, Déborah Lary, intérieure et insolite, corps déterminé et ramassé entre protection et méfiance, nous hypnotise par la maîtrise de sa lente marche et de ses postures. Enfin le troisième, Thomas Régnier, transpose le regard sur une déclinaison gestuelle du corps : regarder à travers, regarder par dessous, jusqu’au moment où le regard le projette en arrière. Trois façons singulières de donner chair aux multiples variations du mouvement que le regard explore. La danse est ainsi au croisement des perceptions aiguisées qui changent l’image que nous avons des autres, et qui transforment aussi notre propre façon de les regarder. Regards sous de multiples angles, soutenus par la composition musicale d’Olivier Soliveret qui met à vif les corps et stimule la danse.

Le trio qui suit est un mystérieux échange, un désir secret d’embellir son corps en le transformant par des moyens artificiels. Changer d’apparences est un rêve de quête d’absolu, si bien analysé par le sociologue David Le Breton, dans « L’adieu au corps ».
Sous la belle lumière clair-obscur de Lætitia Orsini, ce trio excelle par la composition harmonieuse de Kirsten Debrock, qui détourne ces objets vers d’autres sens : échanger ses propres artifices avec ceux des autres. Ce qui revient à dire, se charger de l’histoire, de la vie, du poids des autres dont on finit par se délester en transférant ses propres fantasmes aux pieds des témoins-spectateurs.

En cet endroit, les regards échangés participent à la fluidité de la construction chorégraphique.  La gestuelle, les postures et les mouvements sont habités par l’attention que l’on porte aux autres, comme ce pied qui passe au-dessus d’un dos sans le toucher, telle une onction délicate et bienveillante.

Il s’agira alors de ne jamais quitter le regard de l’autre dans ce duo d’un homme et d’une femme, qui introduit ce moment de rythme ludique :  je te vois, tu me vois, je ne te lâche pas des yeux…
Quelle que soit la posture, devant, derrière, au-dessus, en-dessous, tu me regardes.
Heureux moment d’une exploration de l’espace, du proche au lointain. Et, en contrepoint, une femme qui revient de loin. Dans une lente marche en arrière, la danseuse recompose le trio en calmant les turbulences de cette agitation effrénée par les lignes graphiques de ses bras.

Et pour ne jamais se satisfaire des petits jeux enchanteurs, cette sérénité installée augure une autre qualité du regard, celui du combat agressif. Un autre duo d’un homme et d’une femme où l’on se toise, où l’on se mesure à l’autre jusqu’à l’asservissement, la domination et le terrassement.

Kirsten Debrock construit sa pièce ainsi. Les situations humaines sont déclinées en alternance selon les nuances du regard, passant d’une qualité à l’autre. Cette fois-ci, c’est un solo de femme, parfaitement dessiné, qui génère de nouvelles perspectives du regard. La direction des bras imprime aux doigts une succession de petits signes réactifs, maîtrisés jusqu’au bout du geste.

Et puis le contraire du regard adressé : deux filles pour un duo du refus. Echapper au regard de l’autre, fuir la rencontre, se protéger de l’autre en évitant de croiser les yeux de son partenaire. Ce duo, rapide et efficace, préfigure la cécité de l’humain. Le solo d’un homme, seul contre toute adversité. Cette solitude sera, à la fin, transmise aux spectateurs par les trois danseurs réunis. Mouvements en vrille et regards circulaires adressés aux spectateurs d’un jour.

Une histoire de tous les jours en quelque sorte, simple, mais aussi complexe que les relations humaines.

Michel Vincenot
2 décembre 2014

Distribution

 

chorégraphie Kirsten Debrock

 

danseurs :

Déborah Lary

Thomas Régnier

Loriane Wagner

 

musique Olivier Soliveret

 

lumières Lætitia Orsini

 

costumes Rachel Sleet

 

regard extérieur Michel Vincenot

 

création 28 novembre 2014
Espace culturel des Corbières, Ferrals-les-Corbières

 

Photographie Nathalie Sapin

Privolva – Olatz de Andrés

Privolva – Olatz de Andrés

Trois tabourets, un secret, un univers inaccessible et l’entrée dans un espace indéfini modelé à l’infini jusqu’à la conscience aiguë de l’être. « As-tu peur de la conscience ? » Ce seront les derniers mots du spectacle. Mais auparavant, ces êtres hésitants, chancelants sont en suspension dans un décor vierge de tout a priori que trois danseurs investissent lentement sur la pointe des pieds dans la délicatesse du mouvement. Le silence y est le seul témoin et la lumière la seule présence. Des petits soubresauts, les balbutiements des gestes, les regards qui cherchent, maintiennent ces individus solidaires dans un équilibre fragile surpris par l’inconnu, réunis par l’organique de la présence charnelle de corps singuliers. Cela pourrait être une sorte d’introspection du corps qui se risque à l’espace de l’obscurité, jusqu’au moment où des directions s’ouvrent dans les trois dimensions : une approche de science-fiction, dit Olatz de Andrés, inspirée par le film Alphaville de Jean-Luc Godard, revisité et décliné de façon subtile par la danse qui trouve là une majestueuse composition. La beauté de cette construction chorégraphique révèle la diversité des êtres : chacun(e) des danseurs rassemble symboliquement l’identité des deux autres : « trois corps interdépendants entre l’individuel et le collectif » sont complémentaires les uns des autres. Dans cet échange des interprètes [devant-derrière ou latéralement], l’un se substitue à l’autre, dévoilant ainsi les diverses facettes, les diverses intensités de ces corps en mouvement. Ainsi, Olatz de Andrés déploie littéralement une écriture de la danse qui met l’espace lui-même en mouvement, et non plus seulement les corps. Les objets rythment cet espace qui devient mobile. Le replacement des tabourets réorganise le sens du propos, et la lumière vient ponctuer les changements d’états au fur et à mesure que la chorégraphie engendre de nouvelles situations. Cette composition intelligente a pour effet de tisser des liens organiques entre le corps et la pensée. Liés entre eux à la façon d’un engrenage, collés entre eux puis décollés, les trois danseurs construisent ce que Laurence Louppe appelait une combinatoire. Combiner entre eux des gestes apparemment sans importance, pour déployer un mouvement signifiant sans qu’on ait à « palabrer », ou à en expliquer le sens pour y adhérer. Au point que ces vis-à-vis, faces contre dos, ou côtes à côtes se déclinent naturellement en courses lentes, arrêts dans l’immobilité, évitements, enroulements, qui eux-mêmes s’ouvriront à des portés transmis de l’un à l’autre. Au sol, emboîtés les uns dans les autres, puis éclatés dans un espace qui pourra être finalement l’espace personnalisé de chaque individu confronté à cette question existentielle : la conscience. Conscience du corps sans cesse en chantier, mis en mouvement par le questionnement incessant de l’altérité, confrontée à la douleur du temps, dans l’ombre du corps des autres, chers à Jean-Luc Godard.   Michel Vincenot 20 février 2014
Distribution
  Chorégraphie Olatz de Andrés   Danseurs : Pilar Andrés Isaac Erdoiza Olatz de Andrés   Regards extérieurs : Igor de Quadra et Izaskun Santamaria Espace sonore Jose Urréjola Lumières Gabo Punzo Costumes Leire Orella Design du texte Raquel Duran     Concours [Re]connaissance 2013   Photographie Olivier Houix

Ce que la danse dit du corps – Michel Vincenot

CE QUE LA DANSE DIT DU CORPS
Narthex-Tarbes 14 novembre 2013

 

 

Au cours de l’Histoire, la danse a modelé les corps selon les représentations de chaque époque, de chaque maître de ballet ou de chaque chorégraphe.

1.  La danse baroque :  est une représentation du corps dans sa noblesse et sa grandeur, à l’image de Dieu que représente le Roi.  C’est ainsi que dansait le roi Louis XIV.

Puis la danse classique inventée par Louis Guillaume Pécour, maître de ballet de Pierre Beauchamp met au point un système d’écriture de la danse très codifié dont les 5 positions.
Le corps se montre en position ouverte – l’en-dehors -, élevé le plus possible vers le haut. Il n’est que le vecteur de l’esprit qui doit à chaque instant s’approcher le plus possible de Dieu dont le roi Soleil est le représentant : le port de tête haut, les appuis des pieds sur les pointes pour s’extraire le plus possible du sol ; le sol étant perçu comme l’abandon à la déchéance de la chair.   Et quand on regardait la danse à la Cour, ce n’était pas les danseurs que l’on regardait, mais le Roi. Le corps de ballet n’était qu’un écrin, un décor pour la danse du roi. À aucun moment, il n’y a contact du corps tout entier avec le sol, comme on le verra plus tard dans la danse moderne, puis contemporaine qui utilisera l’en-dedans, ou l’intériorité de l’être.

2.  La tradition de la danse classique a perpétué pendant des siècles la référence à Louis XIV. Encore aujourd’hui, les premiers et meilleurs danseurs de tous les opéras du monde sont appelés danseurs étoile, en référence à une autre étoile : le Roi Soleil.

>  Viendra ensuite un Français Emile-Jacques Dalcroze à la fin du XIXe s qui vient casser les codes de la danse classique. Désormais le corps doit être expressif dans toutes ses dimensions. Et la danse doit ouvrir le mouvement à la pensée. Ce sont les préludes de la danse moderne. Mary Wigman sera son élève et initiera la danse expressionniste allemande, une danse violente, en opposition affichée au 3e Reich dont elle pressent en 1936 les événements qui viendront plus tard : la pureté de la race aryenne, les bébés sportifs, les bébés modèles, et en fin de compte l’extermination des Juifs et d’autres populations, la Shoa.

>  Mais auparavant, la Guerre de 14/18 a laissé un grand traumatisme dans les populations. Le film : les corps pliés en deux…  Il n’y a aucune lésion corporelle, mais des hommes marqués définitivement dans leur chair….

En réaction : Isadora DUNCAN : le corps est aérien ; besoin de libération, liberté d’expression. Initiatrice de la danse moderne. C’est la première fois que les danseurs dansent pieds nus.

3.  Le corps qui danse articule ensemble le mouvement et l’espace dans Le sacre du Printemps de Pina BAUSCH. Le flux, l’échange des corps, et le partage des trajectoires structurent l’espace à partir du désarroi, de la déroute, la débâcle, je l’explique plus loin.

Mais la chose la plus significative est que le corps est désormais montré sous toutes ses formes, et dans des postures inédites, y compris dans le dénuement. La composition fluide de la danse suggère cette fois-ci un corps «social», même sociétal, un corps en relation étroite avec d’autres corps qui s’organisent, trouvent des chemins collectifs dans des échanges de trajectoires qui s’apparentent à un rituel. C’est en effet un rituel sacrificiel. Stravinsky compose cette musique sur une légende venue de Russie. Chaque année on élisait, puis on sacrifiait une jeune fille pour que le Printemps soit fécond.
Après les postures de désarroi, les femmes se regroupent, se structurent et sont finalement dispersés par le groupe des hommes qui désignera l’élue, celle à qui on remettra la robe rouge.
Dans cette chorégraphie de Pina Bausch de 1978, le corps est montré sous toutes ses faces : debout, au sol, de dos, sur le côté, couché. Cette composition chorégraphique suppose une écoute précise du corps des autres danseurs afin que le groupe garde une cohésion dans l’écriture de la danse. Rudolph Laban, chorégraphe et théoricien de la danse, dont Pina Bausch fut l’élève, parlait de la danse en ces termes : «un florilège des petits gestes, comme une feuilleté qui compose la danse collective.»
Ainsi, le corps devient un sujet, et non plus une mécanique à danser.

4.  La fluidité nous amène à parler de la transmission du geste. Dans cette pièce «Derrière la porte» de Kirsten Debrock, le mouvement de l’une déclenche le mouvement de l’autre. Le corps est ainsi le réceptacle du geste de l’autre.
Cette idée de transmission ou de proposition est particulière à la danse contemporaine, du fait que les danseurs ne font pas les mêmes mouvements tous ensemble, mais doivent impérativement partager le même temps et le même espace. Chaque corps étant singulier, il a son énergie spécifique qui permet d’écrire la danse dans une relation étroite des danseurs entre eux et surtout de varier le vocabulaire (gestes, mouvements, postures) C’est le principe de l’altérité qui est en jeu, de l’écoute mutuelle des corps, élément incontournable pour la danse.
On remarquera à ce sujet la belle charnière (descente au sol par le dos) accompagnée par le bras de l’autre danseuse qui se termine, non pas par une chute, mais par un contact en douceur de la main droite sur le sol. Suivi d’un échange entre le sol et la hauteur.

5.  Petite pause. On parle de l’échauffement des danseurs, différent d’un danseur à l’autre. Pendant les phases d’échauffement qui peuvent durer 3 heures, on devine de suite les qualités spécifiques de chaque danseur. Et on imagine d’emblée comment va s’exprimer son talent personnel.
Et parler de l’échauffement des danseurs, c’est aussi parler de l’enjeu de l’échauffement qui n’est pas seulement musculaire, mais un échauffement de l’imaginaire. C’est-à-dire, danser autre chose que ce que l’on sait faire avec virtuosité.

Et l’on revient aux deux danseuses que l’on vient de voir. L’une, Lucille pratique un échauffement des articulations ; l’autre Loriane : un échauffement par la concentration, les yeux fermés, afin de rester maître jusqu’au bout des mouvements de son corps.

6.  Le poids du corps défie la gravité : Minutes opportunes de Michèle NOIRET, pièce inspirée de l’univers d’Alfred Hichtkok, interprété dans cette séquence par la magnifique danseuse Dominique Godderis.
Le poids défie la gravité par les lâchés maîtrisés du corps. Ça n’est pas d’abord une maîtrise technique du corps, mais une maîtrise mentale qui sollicite l’équilibre de l’esprit, mais aussi la clarté des intentions, des directions dans l’espace et de l’aboutissement du mouvement. C’est une prise de conscience du geste qui doit précéder le mouvement dont la destination devra être perceptible. Amener le corps évanescent jusqu’au point de bascule qui le précipitera au sol en douceur est un paradoxe.
Cela nécessite d’être attentif au temps qui va constituer le creux (le creuset) nécessaire à l’élaboration du geste, ce que Hubert COLAS et Daniel DOBBELS nomment le pré-geste.

En effet, avant de surgir, le geste est déjà nourri du temps qui l’a précédé, à condition, toutefois, que le danseur soit dans un état de réceptivité intense. On constate par exemple que le travail de l’improvisation en danse consiste pour l’essentiel à être réceptif à l’environnement, à tout événement extérieur qui va nourrir le geste ou tout accident (l’imprévu) qui changera la nature du corps et la nature du geste, mais il faut pour cela accepter d’abandonner son savoir-faire. C’est toute la différence qu’il y a entre danser et bouger pour bouger (gesticuler).
Dans cet extrait de Minutes opportunes, c’est le poids qui, s’abandonnant au vide, va combiner entre eux le temps et l’espace et qui mettront le geste en mouvement.

Ce vide, c’est l’air, «L’air intangible, explique Georges DIDI-HUBERMAN (Le danseur des solitudes), l’air, un matériau psychique pour la peur et pour la prise de risque en même temps, pour l’immobilité qui plane et pour le mouvement qui, tout à coup va se précipiter. C’est quelque chose entre le rêve et la mort. Cela évoque puissamment les périls conjugués d’un funambulisme en danger de chute et d’un somnambulisme en danger de réveil.  »

Le transfert est une notion fondamentale de la danse : transfert d’énergie à un autre interprète, transfert du poids sur le corps de l’autre partenaire auquel on doit faire absolument confiance, ou transfert du corps au sol dans l’élégance de la chute maîtrisée jusqu’au contact ultime.

Je trouve dans cette idée de transfert une analogie avec la peinture peinture d’Edvard Munch Le cri. Ce personnage cadavérique, exsangue, est inexorablement précipité vers l’abîme, tandis que le sang de son corps est projeté, transféré dans le ciel.

7.  Le corps habité par le temps traverse ses propres limites
Saburo Teshigawara s’enfouit droit dans le sable pendant une journée. Seule la tête émerge. Sa cage thoracique oppressée dans le sable, il expérimente ainsi la maîtrise absolue du corps, une méditation profonde. «Quand le corps est pitoyable, il est en même temps traversé par des forces infinies» (Daniel Dobbels).
En régulant sa respiration, Saburo Teshigawara expérimente pour la danse le temps qui libère l’intériorité de l’être. La danse est d’abord une expérience inédite de la force intérieure préalable à tout mouvement, lorsque le danseur accepte que celui-ci ne soit pas simplement une mécanique. Et dans le solo qui suit cette expérience, Saburo Teshigawara conclut : «Il s’agit de rendre perméables ses propres limites à celles des autres».

L’extrait que nous regardons maintenant montre le travail de Teshigawara avec ses danseurs en répétition.

8.  Ce que la danse dit c’est que le corps construit son propre imaginaire :  « Accumulation », Trisha BROWN, initiatrice de la danse post-moderne. Il n’y a pas d’intention préalable, pas de construction conceptuelle au départ. A partir d’un geste simple, le corps va développer spontanément des variations de ce geste, et au bout du compte la construction chorégraphique sera inattendue, parce ce que imprévisible.
C’est ainsi que procèdent les danseurs dans la phase d’improvisation. Quand les mouvement est précalculé, la danse sera artificielle. Il s’agit au contraire de laisser au corps le soin de trouver son propre chemin. « Tenir toutes choses à leur naissance », dit Valère Novarina. C’est la prééminence de la danse lorsqu’elle prend en considération la destinée du corps et son cortège de questions irrésolues. Le geste d’abord, dont on ne sait pas exactement où il gît, d’où il provient, et pourquoi il surgit à cet instant précis. La mort ensuite, dont on peut penser qu’elle est, sans relâche, le moteur de ces gestes essayés, abandonnés ou perdus, ou mille fois retrouvés, jusqu’à laisser poindre le plus juste, le plus habité d’entre eux afin de donner un sens clair au corps en mouvement.

On s’aperçoit après coup que ce système de répétition du geste construit le langage de la danse en ellipse. L’accumulation n’est pas la superposition de strates empilées, mais le développement en ellipse qui change, à chaque phase, le sens de la danse et donc du corps. C’est ainsi que l’écrivaine Gertrud STEIN écrit ses textes de cette façon : « Elle graverait sur l’arbre Rose est une Rose est une Rose est une Rose est une Rose jusqu’à en faire tout le tour »
L’intérêt de la répétition du geste quand elle est intelligente consiste à tout moment d’expérimenter d’où vient le mouvement et quelle sera son aboutissement. Non seulement ces détournements de sens permanents régénèrent le vocabulaire de la danse, mais ils portent, dans un espace à défricher, le sens du corps, du geste, de l’implication du mouvement, et ouvrent à la perception d’une autre temporalité, d’une autre façon de vivre le temps.
Cet engagement progressif du geste devient finalement un engagement total du corps. La seule condition est d’accepter de se dépouiller des fioritures qui font joli, de sa propre virtuosité.

9.  La corps dans la précision mathématique :  Rosas danst rosas, Anne-Teresa de Keersmaeker. Cette danse assise est une implication intense du corps par la précision du geste qu’elle mobilise. Cette chorégraphie mathématique nécessite une grande écoute des danseuses entre elles, et met en œuvre une énergie autant mentale que physique. C’est pourquoi des petits signes de connivence entre les danseuses émaillent cette construction savante et viennent rompre cet ordonnancement.

– Les mouvements sont décalés vers le centre de gravité du corps, tandis que le  travail du buste vient le rééquilibrer sur une musique binaire.

– Trois positions des jambes : parallèles et serrées, croisées l’une sur l’autre ou en fente latérale. Cette architecture du bas du corps s’inspire de positions quotidiennes, mais elles sont déclinées et réécrites par la danse en accéléré. C’est une reconstruction chorégraphique des gestes quotidiens, mais cette fois-ci dans une énergie incisive. La tête est soutenue par les mains, les coudes sont posés sur les jambes croisées, les mains sont posées à plat sur les cuisses, le buste est penché en avant, les avant-bras sont serrés sur le ventre. Une grande diversité de vocabulaire finalement, à partir d’un geste quotidien.

– Mais d’autres mouvements moins banals viennent rompre avec ces postures habituelles : les bras et le buste sont libérés dans des torsions et de brèves explorations hors de l’axe. Le buste ici est l’organisateur rythmique de cette séquence, car c’est autour de lui, et des flexions, des extensions et des rotations que s’organisent toutes les formes qui s’en échappent.

>  Puis une réinterprétation émouvante de cette chorégraphie par des danseuses enceintes.
Les mouvements sont identiques, mais cette fois-ci moins incisifs, ralentis… par le poids du bébé. Avec une très jolie variation finale : il faut calmer le bébé.

10.  Le corps compose avec les objets : 2 séquences :

– Transports exceptionnels, Dominique Boivin : soumettre la machine au corps humain : une histoire d’amour entre l’homme et la machine.

– Zero degrees : un duo entre Sidi Larbi Cherkaoui et Akram Khan

Une collaboration entre Akram Khan, Sidi Labri Cherkaoui, le sculpteur Antony Gormley et le compositeur Nitin Sawhney .
Akram Khan et Sidi Larbri Cherkaoui ont de fortes similitudes dans leur travail. Les deux sont de familles musulmanes, ils ont grandi en Europe. Passionnés par le mélange des cultures, ils combinent leurs origines avec la danse Kathak indienne ; une danse extrêmement complexe par la vitesse et la précision des mouvements contemporains qui y sont engagées.

À la source de cette création, le degré «zéro», c’est l’origine de la vie. Inspirés par leurs propres identités doubles, les deux recherchent ce point qui peut réunir les contraires : / mort, lumière / obscurité, chaos / ordre. Et en filigrane, on peut y lire aussi le conflit Israëlo-palestinien…

Ce que la danse dit du corps :
– le corps est doté d’une perception développée de l’environnement, qu’il soit historique, social ou politique ou multi-artistique.
– sa capacité à changer la nature de l’espace : le flux, la fluidité, l’énergie, la clarté
– la nécessité d’être à l’écoute des autres corps et à respecter leur espace
– la transmission à l’autre
– la singularité de chaque corps qui apporte à la danse des nuances variées
– la présence forte au temps, à l’instant présent, et à la pertinence du mouvement qui devra être mené jusqu’au bout.
– et enfin les limites du corps que le poids impose, même si celui-ci peut être détourné par l’élégance du geste.
En détournant ainsi le sens pour qu’il ne soit jamais dogmatisé, on ouvre alors à l’ineffable de la danse en laissant libre le vide que laisse derrière lui le danseur pour sentir la vie exister au plus près de nos corps, entre caresse, baiser et pulsion de mort.

C’est pourquoi, et pour terminer,  la plus belle représentation de ce que la danse dit du corps se trouve selon moi dans cette peinture :

Michel-Ange, et le doigt de Dieu tendu vers celui de l’homme. Au sommet de la Chapelle Sixtine ils ne se toucheront jamais, mais resteront le symbole d’un écho insondable qui transmet la pensée au cœur-même de la matière charnelle.

 

Michel Vincenot

13 novembre 2013

Vies, les corps à l’ouvrage, pour jouer [Inédit]

VIES, les corps à l’ouvrage
Spectacle-atelier, 1ère partie.

 

Imaginez une histoire dans laquelle vous seriez les principaux acteurs ; une histoire dans laquelle les objets sont chaque fois différents, les instruments de musique aussi : une batterie, une clarinette, une contrebasse.

Ce soir, c’est avec une contrebasse et un musicien qui découvre VIES pour la première fois…Les corps à l’ouvrage.

Imaginez que chacun d’entre nous soit l’interprète privilégié, un interprète qui trouverait toujours sa place dans l’histoire d’un autre danseur. Il suffirait alors d’échanger les rôles pour que chacun puisse se délecter du temps des autres, une marche, une petite danse, une musique, un mouvement venu de l’autre partenaire…

C’est ce que vous allez voir ce soir. Non pas un spectacle, mais un échange entre 4 interprètes, 3 danseurs et un contrebassiste.

Et l’histoire de ces vies, de ces corps à l’ouvrage, commence par des objets, placés sur le plateau. Ce sont eux qui vont guider le corps et qui vont devenir l’objet du corps, et le corps d’un nom, car ils portent un nom : ils s’appellent Thierry, Clara, Christophe et Pierre. A leur tour ils donneront un nom à l’objet. Tout cela par la danse et la musique bien sûr, tout comme une encyclopédie donne des définitions, et à partir de ces définitions on crée de la poésie et à partir de la poésie, on crée des mots, et pour la danse… des gestes et des mouvements qui sont chaque fois différents.

Il y a 4 versions de VIES, celle de Christophe, celle de Thierry, de Pierre le musicien et celle de Clara qui se combinent les unes aux autres quand les rôles sont intervertis. Et c’est Clara ce soir qui donne sa version. C’est la version JAUNE que les trois autres devront écouter attentivement.

Puis au mois de juin, ce sera à vous de venir changer cette danse, de la faire bouger, de la transformer. Ce sera la traversée, votre traversée. Chacun des 3 danseurs accompagnera une personne parmi vous. Et vous rejouerez la totalité de VIES avec les danseurs et le musicien.

La règle du jeu qui fait commencer l’expérience consiste à donner une définition de l’Encyclopédie. Il me revient la mission d’en donner ma propre définition que les danseurs et musicien ne connaissent pas. Elle a pour but de déclencher la danse qui va suivre. Les interprètes vont s’en nourrir et inventer de la poésie, et les mots et les gestes de cette poésie, pour traverser l’expérience de l’écriture de la danse.

Comment la nature de chaque geste fait bouger l’architecture préétablie, chaque fois que le geste et le mouvement sont imprévisibles ?

Qu’est-ce qu’une encyclopédie ?

Une encyclopédie, c’est le poids des expériences et des découvertes humaines qui se sont accumulées comme des strates au fil de l’Histoire et qui nourrissent, sans qu’on en ait conscience, les paroles singulières de chaque individu, aujourd’hui, dans le temps présent. L’encyclopédie est une traversée dans le temps des autres. C’est ma définition…

 

Michel Vincenot
23 juin 2012

Y’a trop de bruit pour que je puisse t’aimer – Carole Vergne

Y’a trop de bruit pour que je puisse t’aimer – Carole Vergne

Mes yeux sont tout brûlés
J’ai essuyé les pétales dorés qui se sont fanés
Mes cils se sont refermés
Une larme était encore accrochée.
Y’a trop de bruit pour entendre les gens crier
Y’a trop de bruit pour entendre la pluie tomber
Y’a trop de bruit pour que je puisse t’aimer.

 

Ces quelques lignes du poème de Carole Vergne ont certainement scellé l’origine du projet de ce solo. Une nécessité à faire le point, une pause pour un silence dans l’instantané bruyant de la vie. Juste le temps de rembobiner le film et de revoir dans des arrêts sur images les moments de l’existence où tout s’est figé ou…  a basculé.

Chercher les lignes de force qui ouvrent des passages est un champ de bataille. La pensée doit s’y confronter au corps, parfois sur des chemins inextricables, parfois dans des évidences que l’on avait trop longtemps ignorées.

Pour retrouver la clarté, il faut donc réinventer des énergies vitales.
Vitales dites-vous ? Oui, celles qui sont construites sur des petites morts successives, qui remettent tout à plat, qui déconstruisent et reconstruisent et qui, finalement, mènent à la perte les certitudes trop longtemps affirmées. Ensemble, nous avons travaillé ainsi au cours de ces résidences de création répétées. Car il faut mille fois reconstruire ce qui semblait définitivement inébranlable.

Il a fallu rechercher le fil ténu de nouvelles énergies, de nouvelles trajectoires, pour être au plus juste du propos d’origine, en sachant toutefois que le propos évoluerait au fur et à mesure que le corps en explorerait tous les états. Ces trajectoires ne s’inventent pas, elles s’expérimentent durant des jours et des jours au risque de buter sur d’autres nœuds obscurs que l’on n’attendait pas, ou de mettre au jour des fulgurances que l’on n’imaginait encore moins. En acceptant que chaque nouveau pas franchi puisse être en contradiction avec les précédentes étapes, on clarifie en même temps la pensée et l’organique, la subtilité de l’imaginaire et la justesse du mouvement.

C’est ainsi que procède la danse en renvoyant dos à dos l’intention de fabriquer de la belle harmonie, mais qui s’avère contradictoire avec les limites que le corps impose du fait de son poids. La danse rend humble. Vu de l’extérieur, Il est difficilement imaginable qu’elle puisse à ce point tenir ensemble la gravité du corps et le ressort mystérieux du mouvement qui la transcende.

C’est exactement là que se situe le champ de la symbolique de la danse, constitutif de l’écriture chorégraphique, qui n’a rien à voir avec les images toutes faites que l’on attend et dont on sait lire immédiatement la signification. C’est dans «l’entre-deux du geste», dirait Daniel Dobbels, que le corps trouve à penser. Et cela n’est pas tangible, ni explicable de façon rationnelle. Car l’harmonie de la danse se construit paradoxalement dans le chaos des bruits environnants. Il faudrait – pour prolonger les propos de Carole Vergne – se boucher les oreilles pour mieux entendre le monde. Il faudrait fermer les yeux pour mieux voir ce qu’on ne voit jamais les yeux ouverts. Il faudrait méditer les yeux fermés avant de parler. Il faudrait écouter les autres par le frémissement de la peau.

Dans les traversées contradictoires des réalités physiques et des images virtuelles (ou idéales), Carole Vergne danse le combat contre elle-même (contre soi-même) et nous fait prendre la mesure de nos propres décrochages, de nos perditions, de nos discordances, de nos déraisons. Dans son bel ouvrage Le danseur des solitudes, Georges Didi-Huberman dit : « Le danseur n’a pas peur de manifester la peur. Voilà en quoi sa dignité, sa grandeur apparaissent comme une bizarrerie dans l’élégance caractéristique des danseurs professionnels. Et pourtant cette bizarrerie n’est que sagesse : la sagesse même de savoir qu’en tout acte gît le risque de tout perdre, c’est-à-dire aussi de se perdre soi-même

La douceur fluide et l’abandon sensuel se trouveront, ainsi, inéluctablement confrontés à la matière hostile et à la fatalité de l’espace qui se referme sur lui-même. Un enclos de combat qui réunit au centre de l’arène l’homme et le taureau, mais un enclos de lumière où la multiplicité des attentes régénère la force inaliénable qui conduit l’humain à ouvrir sans cesse de nouveaux chemins.

 

Michel Vincenot
10 mars 2012

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation Carole Vergne

 

Création lumière Florent Blanchon

Création sonore Loïc Lachaise, Johann Loiseau, Carole Vergne

Installations Hugo Dayot, Carole Vergne

 

Création 20 mars 2012
Espaces Pluriels – Pau

 

Photographie Hugo Dayot