Que je ne meure pas tout entière – Claire Haenni / Antonia Pons-Capo

L’une file jusqu’au bout de ses bras toute la volupté du monde. L’autre démarre sur ses jambes comme une voleuse de feu ; toutes les deux avec un petit air de ne pas y toucher.

L’une s’appelle Claire Haenni, l’autre Antonia Pons-Capo. Elles sont danseuses dans la compagnie Balmuz / J. Patarozzi et signent leur première chorégraphie. Pour la circonstance, Fabienne Soula et Jacques Patarozzi ne sont que les témoins attentifs et délicats de leur aventure.

Comment peut-on danser un duo aussi harmonieux,  aussi  joli lorsqu’on est aussi dissemblables ? C’est sans doute un mystère inhérent à la danse où l’on apprend à s’écouter l’une-l’autre, de la tête aux pieds.

Leur point commun : la finesse, tant dans le propos que dans l’exécution, comme sur un fil de soie où l’on chuchote des petites complicités à la recherche de la mémoire perdue. Car, après tout, ça n’est qu’une histoire d’enfants, comme toutes les histoires de petites filles qui s’apprivoisent jusqu’à provoquer une chamaillerie « qui pique partout ».

Au premier abord, on se demande où elles sont allées chercher un titre aussi énigmatique. C’est après que l’on découvre que l’une est l’écho de l’autre. L’une s’effaçant derrière le masque de l’autre pour échanger leur visage en préservant cette part irréductible qui appartient à chacune. Lorsque le geste a le pouvoir de débusquer de la sorte les apparences trompeuses, cela s’appelle de la danse.

Puis vient le temps d’une belle respiration, ventre sur la balançoire, comme pour y découvrir un monde à sa mesure. De petits pas effleurés sur le sol en relevés de jambes sur le côté, elles tissent le cocon de souvenirs que l’on croyait inaccessibles. Elles jouent sur le calme et la nervosité, l’imaginaire contre les obstacles du réel. Deux petites chipies, surprises de retrouver leurs images du passé, se calquent l’une sur l’autre, pour offrir au spectateur un personnage à deux faces, tantôt fluide, tantôt haché à la manière du couperet qui rappelle étrangement que, jadis, on s’est laissés troubler par les frissons de l’enfance.

Tous les enfants pleurent. Quelque chose doit s’être cassé dans le monde des grands qui n’ont plus le temps d’être émus. Claire et Antonia nous réapprennent à voler comme l’oiseau. Elles réinventent leur univers pas à pas, avec précision. C’est frais. C’est émouvant. Ça vient comme une générosité non calculée.

« J’ai ouvert le stylo pour voir ce qu’il avait dans le ventre .» Elles y tenaient à cette petite phrase de Sabine Macher. Elles nous ont ouvert magnifiquement à leur danse, et le stylo a livré ses secrets.

 

Michel Vincenot
25 Février 1995

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation

Claire Haenni et Antonia Pons-Capo

Prélude – Héla Fattoumi / Éric Lamoureux

Prélude se regarde comme une fugue à cinq danseurs. Un antidote au syndrome d’une société qui fuit le temps et la sincérité des instants partagés. Sommes-nous avant ou après le chaos ? C’est très exactement en cet endroit de l’Histoire que le spectateur intervient, quelque peu troublé d’avoir à délaisser l’agitation.

Les danseurs ont certainement fait retraite dans la solitude des sables pour nous inviter de la sorte à partager le silence. Ni souffle, ni frottement. Seulement quelques impulsions des doigts qui rappellent étrangement les déplacements furtifs de ces créatures minuscules qui n’appartiennent ni au vent ni au sol, mais qui s’enfouissent mystérieusement dans le sable, ne laissant de leur passage éphémère que le souvenir d’une trace imprimée sur nos rétines.

Le silence est un minerai rare que l’on extrait délicatement des corps, sans mot ni bruit, sans effort apparent ni bavardage. De strate en strate – comme la musique du spectacle -, les corps se dressent et se défont. Du monolithe impassible à la transformation liquide, de la pierre au surgissement de l’eau. L’homme serait-il voué à ruser inlassablement avec le mouvement du sable qui le piège à la terre ?
Mais gare aux apparences. Prélude est un silence qui ne provient pas uniquement du désert mais d’une disposition intérieure longuement préparée qui va chercher très loin, jusqu’à l’extrémité des mains, des doigts, des pieds, la force essentielle de l’échange. Voilà le maître-mot.

Lassés par les portés vulgaires et archaïques auxquels la danse nous a quelquefois habitués, ceux d’Héla Fattoumi et d’Eric Lamoureux glissent d’un corps à l’autre. Ils s’échangent comme un savoir ancestral qui échappe à toute explication rationnelle, au point que l’on reste les yeux rivés à cette gestuelle sans cesse échangée qui est consentement de l’un à l’autre. Pas un acharnement.

Cet échange-là prend toute sa dimension lorsqu’il s’agit de transmettre (porter au-delà des signes) l’énergie silencieuse de corps en passage, d’un homme à une femme, de duos en trios, tantôt fascinés par l’obscurité, tantôt atterrés par la clarté des corps.
Cet échange-là est de la danse. N’en déplaise aux esprits blasés à l’affût d’émotions vibrantes que l’on oublie aussi vite qu’on les a ressenties.

Cette danse-là est véritablement un échange que l’on glisse à l’oreille des autres partenaires dont on ne saura jamais le secret. Le mystère commence là où s’arrête la danse. Et c’est plutôt magnifique.

Michel Vincenot
6 Février 1995

Distribution

 

Chorégraphie Héla Fattoumi et Éric Lamoureux

 

Danseurs :

Héla Fattoumi

Patrick Harlay

Éric Lamoureux

Cécile Loyer

Paola Piccolo

 

Costumes Sandrine Pelletier

 

Lumière Dominique Mabileau

 

Musique Kasper T. Toeplitz assisté de Thierry Rallet

 

 

 

Parcelles d’inconnu – Michel Vincenot

Éditorial brochure Festival Plurielles 1995

Le silence précède toujours la création. Que peut-on souhaiter de plus signifiant en préambule d’un festival ?
Au mois de février, Jacques Patarozzi et six de ses danseurs travailleront leur nouvelle création au Théâtre Saragosse, dans le silence, juste avant que le public ne se réapproprie le spectacle, n’y investisse son regard, son intelligence. Ce sera l’inauguration du festival de danse 1995.

En ces temps où les intérêts privés l’emportent sur la morale publique. En ces temps où toutes les religions affirment La vérité de manière péremptoire alors que règne par ailleurs la confusion du désarroi, les artistes devraient-ils à nouveau reprendre la parole ?

Dans ce cas, il faudrait mettre les poètes sous haute surveillance, ou bien, contenir les publics dans des parcs à clones afin que chacun reconnaisse perpétuellement dans ses semblables des modèles identiques. Le bonheur leur serait ainsi garanti. Pour notre part, nous préférons le discernement aux retranchements dogmatiques, s’il est encore temps de changer les choses.

C’est pourquoi nous commencerons par les tout-petits. Deux jours de découverte et de spectacle leur seront entièrement consacrés. La chorégraphe Dominique Rebaud les accompagnera le premier jour dans des écoles, le lendemain sur le plateau du Théâtre.

Puis, de soirée en soirée, Plurielles restera fidèle à ses engagements : donner à voir des corps qui dansent, dès lors que des chorégraphes ont pris le parti d’en exprimer le mystère. Car il y a, il est vrai, une grande part d’aléatoire, de subjectivité, dans l’appréciation que nous portons sur les arts, quels qu’ils soient. Mais il y a aussi cette toute petite parcelle que personne n’est en droit de revendiquer puisqu’on ne sait d’où elle vient. Elle s’écrit en deux mots : le bon sens populaire et l’intuition poétique des artistes. Tous deux échappent à notre entendement. Le poète lui-même est incapable d’en expliquer l’origine.

Nous voici donc transportés, au-delà des vérités individuelles, vers des parcelles d’inconnu qui portent un nom : l’universel, surgi de l’écoute minutieuse des autres, dont personne ne pourra jamais se prévaloir.

Alors notre seule chance est de proposer nos fragments de parole, non pas contre celle des autres, mais pour une aventure commune, inouïe, à laquelle les arts – et notamment la danse – nous convient, sans obligation d’adhésion unanime. Car ce qui tient de l’universel est vrai pour les individus auxquels on doit sans cesse la grâce de rester attentifs, respectueux de leur liberté de jugement, ou de leur liberté tout court.

Les danses Plurielles, en cette deuxième année, traceront peut-être ces chemins indicibles,  mystérieusement vivants,  tant on les croyait inimaginables.

Michel Vincenot
Décembre 1994

Fragments de paradis – Loïc Touzé / Fabienne Compet

Ceux qui ont déjà marché sur les nuages le savent, on entre pieds nus au paradis…
Cinq danseurs, au lever du rideau, sont délicatement posés, presque en suspension, prêts à se laisser tenter par un face-à-face en duos. Puis l’image disparaît, aussi fugitive qu’elle est apparue, parce qu’on ne doit jamais s’autoriser à des choses convenues. L’univers peut alors s’ouvrir à des fragments d’humanité.

Sur terre, ils nous feraient sourire tous ces petits détails. Mais au paradis, ils prennent une autre allure … Quand trois personnages accoutrés de leur misère de vie entrent par la petite porte, ils entraînent notre regard jusqu’à nous laisser troubler par la vérité de ces manies dérisoires, dansées avec la minutie du geste. Toutes ces fragilités que nous fuyons  nous  sont  dévoilées  en pleine (et belle) lumière tout au long d’une chorégraphie patiemment intériorisée, intelligemment écrite et servie par une bande-son qui a su trouver le ton qui convient à la danse.

Désormais, ces trois personnages en quête de vis-à-vis ne parviendront jamais à s’identifier à l’Autre ; chacun poursuivant avec détermination son chemin parmi d’autres chemins. La pièce, conçue par Loïc Touzé et Fabienne Compet, peut alors se développer à l’infini, en une myriade de petites situations auxquelles six excellents interprètes donnent tout le corps. On y devine que ces bribes paradisiaques ne sont que le reflet d’un temps révolu qui laisse vivre ensemble plusieurs temps possibles, fussent-ils radicalement opposés.

À la croisée de ces différentes diagonales, un danseur, surgi des profondeurs du noir, apparaît en solo pour extraire du mouvement une musique céleste qui n’en finit plus de monter et qui s’efface comme un rêve. Dès cet instant, le rythme du spectacle est donné. La danse déconstruira sans cesse toute certitude établie, tout apparat trompeur, tout jugement irrémédiable… Bref, tous ces fragments multiples qui font le paradis.

On pénètre de plain-pied au paradis… avec son bagage d’embarras que les danseurs expriment jusqu’au bout de leurs doigts lorsqu’ils entrent en scène, poussés par une force qui ne semble pas venir d’eux. Un parapluie ordinaire, dernier vestige de la terre, trouve son écho dans l’envol d’une ombrelle fleurie… l’ensemble finement tissé de solos et de duos, tous dissemblables, riches d’un vocabulaire  longuement élaboré. On se prend alors à regarder en face toute la diversité des humains.

Et lorsque le groupe, généreusement soutenu par une cantate de Hændel, plane enfin au-dessus des eaux, c’est peut-être cela le paradis ?  Mais non. Ces instants éphémères sont trompeurs. Le paradis n’est pas l’illusion, encore moins la béatitude. Il est une alchimie faite des mille et une petites divagations fragmentaires, inconciliables que chacun porte en soi et qui trouvent en cet endroit matière à harmonie. Même la moquerie y est autorisée. Sur terre, elle ferait pleurer les enfants dans les cours de récréation, mais au paradis, elle renoue avec les êtres dans leur intimité.

Toutefois, ne nous méprenons pas. Le paradis n’est pas le paradis ! Sur un banc sorti tout droit d’une salle d’attente, une femme vient se poser aux côtés d’un homme aux gestes empruntés, telle une caricature du désir amoureux, une séduction qui ne parviendra jamais à ses fins.

Et puis, un magnifique duo porté rappelle la fascination pour les pouvoirs dérisoires, tel Don Quichotte sur son âne …
Sans doute le paradis est-il cet éternel recommencement. Au bout du compte, c’est tant mieux, car chaque personnage restera ce qu’il est, lorsqu’il devra restituer aux spectateurs ce paradis-là, inventé pour les petites manies misérables que nous cachons sur terre… Les anges eux-mêmes en sont tout ébahis !

Michel Vincenot
31 Octobre 1994

Distribution

 

Chorégraphie

Loïc Touzé, Fabienne Compet

 

Danseurs

Joël Luecht

Giuseppe Scaramella

Antonia Pons-Capo

Latifa Laâbissi

Fabienne Compet

Loïc Touzé

 

Conception sonore KOLATCH

 

Création lumières Marie Vincent, Philippe Bouttier

 

Costumes Sandrine Pelletier

La peau dure – Sidonie Rochon

Sidonie Rochon vient sûrement d’une autre planète quand elle entre, silencieuse, dans notre monde asphyxié par les images stériles et les discours de frime. Ce monde-même qui légitime l’indifférence à l’encontre de la présence aux hommes, à la vie et à la mort, aux choses simples et lisibles.

Sidonie Rochon entre ainsi dans notre intimité, sur la pointe des pieds, pour ne pas brusquer nos habitudes. Elle joue avec la légèreté de l’air qu’elle substitue habilement à ses entraves, en défiant sur la pointe des talons nos certitudes insensées de corps sans parole, prétentieux et dérisoires, que nous sommes devenus.

Certes il est question de peau, cette frontière extrême du corps, échappée de la quintessence du toucher. Mais il est aussi question de peau dure pour nous rappeler que le corps existe avec l’air, cette matière invisible mais sensitive qui appartient à tout le monde et qui nous relie aux autres, ces inconnus. Ainsi pourrions-nous sombrer dans la rudesse du cuir desséché que plus aucune sensation, plus aucune vibration ne parviennent à troubler. S’il arrivait que le corps ignore cette limite extrême, le geste n’aurait plus de sens.

Voici donc la belle élégance de Sidonie Rochon qui scande le temps et réintègre ensemble la vie et la mort, puis l’approche d’autrui, dans le tournoiement magnifique d’une danseuse subtile et envoûtante. Mais pas question de danser pour danser, pas de geste pour le geste. Une porte est là, omniprésente, qui s’ouvre sur rien ou alors sur tous les possibles, pour nous suggérer qu’avant d’en franchir le seuil, il faudra assumer sa propre condition humaine.

Le motif est bien là, sans concession romantique. Car, avant d’être un plaisir, la rencontre est une approche d’exigence, développée joliment par la chorégraphie d’un duo suspendu entre le sol et l’air, entre la pesanteur et l’esprit, entre la gravité et l’élévation. La légèreté fluide n’a de sens que par la lourdeur opaque du corps qui nous colle au plus près de la terre. Jouant sur tous les registres possibles et toutes les sensations du dehors, du dessus et du dedans, Sidonie Rochon explore en un trio de filles ces limites extrêmes, ces défis de l’espace, comme une belle écriture posée sur le papier. Le déséquilibre en arrière rétablit la verticalité de la marche contre toute tentation d’effondrement. L’inertie des corps à l’angle-droit redonne sens à la stabilité du mouvement, le silence intérieur. Voilà donc réunies les circonstances d’une rencontre.

Et c’est seulement à cet instant qu’on peut parler de vérité, parce que le temps a été investi par toutes les situations qui nous collent à la peau. Il y a les êtres vivants, et l’objet particulier de leurs rapprochements. En la circonstance, un drap blanc rassemble deux êtres en un moment de belle émotion : un homme et une femme, pour l’étreinte d’un baiser, un lit de noces, mais aussi un lit de mort.
Tout cela se devine, se pressent comme une caresse ; c’est transparent comme l’eau claire. Sans doute faut-il être une femme pour poser un regard aussi délicat sur les traces indélébiles que laisse l’éphémère en nos corps de mémoire.

Michel Vincenot
6 Avril 1994

Distribution

 

Chorégraphie Sidonie Rochon

 

Danseurs

Marie Cool

Isabelle Lê

Carlo Locatelli

Vincent Pradoura

Sidonie Rochon

 

Musique Belà Loto

 

Lumière Christophe Forey