Danser : accepter la perte, le manque – Michel Vincenot
DANSER : ACCEPTER LA PERTE, LE MANQUE
Restitution du colloque Danser, faire danser.
Lyon 27, 28 et 29 octobre 2008
Michel Vincenot
Scène conventionnée danse-théâtre
Espaces Pluriels – Pau
__________________
Introduction
Au regard des interventions et des ateliers qui ont été conduits durant ce colloque ; me référant par ailleurs aux pratiques et aux attentes, notamment celles des enseignants EPS, il m’a semblé opportun d’aborder la danse du point de vue de la perte, du manque, de l’abandon, face à l’obsession de produire coûte que coûte un spectacle finalisé, des « reproductions de formes prêtes à l’emploi », selon l’expression de Dominique COMMEIGNES.
La danse est d’abord un parcours qui se préoccupe de l’espace et qui exige d’offrir le temps nécessaire aux danseurs qui s’y impliquent, qui se confrontent aux doutes et aux risques de l’abandon des savoir-faire.
Cette restitution est un dialogue entre les ateliers de danse que j’ai observés, les apports conceptuels que les intervenants ont proposés et les remarques qu’ils m’ont suggérées.
Trois codes pour aider la lecture :
Ateliers de danse
‣ Interventions des conférenciers
[ ] Prolongements personnels hors colloque
…………………………..
• « Quand je le décide, je rentre sur le tatami, l’espace commun des danseurs – première consigne de l’atelier du chorégraphe Alexandre ROCCOLI -, mais d’abord je prends conscience de mes appuis. Je répartis le poids de mon corps».
Et par ailleurs, première consigne du chorégraphe Ennio SAMMARCO : « La relation à l’espace est une relation entre vous. Regardez l’espace, dans deux heures ce sera le nôtre. »
[ Regarder l’espace comme si on le découvrait pour la première fois est une façon de se décentrer, d’abandonner au sol le poids de ses crispations, lâcher ses habitudes, ses gestes prêts à l’emploi.
Car, avant d’entrer dans l’action, il y a une question à laquelle on ne peut échapper, celle de l’espace conjointement lié au geste qu’on va y produire, tenter de le reproduire, puis éventuellement l’abandonner, et peut-être le perdre définitivement. La danse dialogue avec
« un partenaire invisible » qui n’a aucune place définie, ni dans le temps, ni dans l’espace. ]
‣ Alain KERLAN, citant le peintre Gérard Garouste, dit : « L’art implique une nécessaire et salutaire déstabilisation […] L’expérience esthétique consiste à faire un geste comme si on l’inventait pour la première fois. Mais il faut garder à l’esprit que la première fois n’est pas forcément le début. »
‣ Jackie TAFFANEL fait de ce principe de base un préalable à la danse et à sa transmission.
• Le toucher silencieux ouvre à l’écoute. Au début de leur atelier, Alexandre Roccoli et Ennio Sammarco font une approche semblable. Une fois entré dans l’espace qu’on a décidé d’occuper, il s’agit d’éliminer tout bavardage, toute multiplication des signes convenus.
[ Le toucher brise les velléités de reproduction de gestes stéréotypés : ces jolis gestes qui font plaisir mais qui se vident instantanément de leur sens dès qu’ils sont produits. ]
Alors il faut accepter de ne pas être tout de suite dans le faire, mais de laisser venir l’action.
[ Dans l’improvisation de la danse, celui qui entre dans l’espace de jeu, et qui impose aux autres son mouvement, affecte définitivement l’équilibre et le sens même de l’espace, préalablement nourri du mouvement des autres. Et c’est justement l’une des difficultés de l’écriture chorégraphique. Écrire la danse, c’est faire en sorte que l’équilibre des énergies vienne conforter le mouvement déjà installé par les autres danseurs, soit en contrepoint de la proposition présente, soit dans le prolongement de l’action déjà en mouvement sur le plateau. Il s’agit bien de générer de nouvelles images. ]
‣ « Générer, dans un élan, de nouvelles images qui se nourrissent les unes les autres », dit Gérard GUILLOT ; ce que Alain Kerlan appelle “la reconquête du surgissement” : « Il s’agit de reconquérir le surgissement, la matière brute de l’expérience qui nourrit le temps des expériences dans l’enfance. Les souvenirs associés aux premiers plaisirs, le son d’une cloche… le bruit d’une flûte… (Stendhal).»
Il s’agit bien en effet de mettre en œuvre « le symbole – le sumbolon grec -, cet objet partiel, partagé en deux qui a le pouvoir de convoquer un objet plus large, qu’on ne connaît pas encore.»
Nous sommes là au cœur du fonctionnement symbolique. Par l’assemblage d’images à l’infini [ c’est-à-dire de ce qui n’est pas défini a priori ], la danse nous conduit jusqu’à la frontière de l’invisible, « de l’intangible, dit Élodie BERSOT, pour reconstruire sa place dans le monde.»
Tout cela produit un désordre bienfaisant au centre du corps. Et c’est sans doute le premier moteur de la danse : mettre du doute là où les certitudes et les savoir-faire sont bien installés. Approcher l’altérité, l’Autre, « accepter de se laisser altérer.» dit Gérard Guillot.
[ Au-delà de l’anecdote, Il doit y avoir quelque chose d’éminemment symbolique dans la déstabilisation que ressentent les danseurs au travail. Dans les moments d’atelier, d’improvisation ou de création, pourquoi les filles se renouent-elles sans cesse les cheveux ? Comme s’il fallait remettre un peu d’ordre dans la perturbation engendrée par la danse.
– À cet égard, la question de l’interprète Carole Quettier au chorégraphe Daniel Dobbels est éclairante : « Comment je mets mes cheveux ? attachés ou lâchés ? »
– Réponse du chorégraphe : « Tu mets tes cheveux comme tu veux, l’essentiel est que ta danse vienne de l’intérieur.» ]
• Danser avec les contraires : abandonner le poids / chercher le poids
Atelier d’Ennio Sammarco : « Voyez la difficulté que nous avons à lâcher quelque chose du geste, à abandonner le poids. Lâchez le poids des cuisses, des genoux … pour sentir le voyage qui s’opère dans le corps, comme un état de concentration actif.»
[ La concentration active, l’échauffement du corps n’est pas un simple jeu de mécanique musculaire ou osseuse, c’est « un échauffement de l’imaginaire », dit Katie DUCK. Un éveil de l’espace qu’il faudra désormais partager.
Travailler la danse, c’est accepter un paradoxe permanent : entrer dans un fonctionnement d’abord symbolique qui s’accommode des énergies et des postures contraires, et qui recentre en un endroit précis du corps le moteur du geste, juste, placé au bon endroit, et du mouvement signifiant, impulsé au moment où il sera communicable et atteindra le spectateur au cœur de son être. Pas seulement à la périphérie des sens (les émotions). ]
Paradoxalement, quelques instants après, Ennio Sammarco invite à « aller chercher le poids en profondeur, sous les fesses, au sol …» Ce poids génère une tension contradictoire, impensable : faire basculer le corps vers la hauteur, dans un mouvement opposé à la force de gravité. Au-delà de la technique, c’est une magnifique trouvaille de la danse.
‣ Trouver une autre direction du mouvement. Jackie Taffanel développe, sans le savoir, ce que Ennio Sammarco fait expérimenter en atelier : « Le geste peut vider la forme sur un appui ou, au contraire, garder la mémoire de ce toucher et trouver une autre direction du mouvement dans l’espace.»
Elle ajoute : « Les enseignants se saisissent trop vite de ce qui est donné. Il faut laisser le temps de la jubilation.» Et, citant KIERKEGAARD : « Il faut garder cette tension, cet instant ambigu où le temps et l’éternité sont en contact.»
• Perdre son savoir-faire constitue la cohérence de l’écriture. Lorsqu’on a consenti à lâcher le poids, lorsque chacun a accepté de perdre son savoir-faire valorisant, alors, tout à coup, se produit l’inattendu. Les marches de groupe, en ligne, en diagonale ou en paquet serré – observées dans les ateliers d’Alexandre Roccoli et d’Ennio Sammarco – se transforment en une danse naturellement chorégraphiée, un échange de mouvements clairs, comme s’ils avaient été écrits de tout temps.
‣ La transmission, un passage dans toutes les directions. La transmission serait dans ce passage-là, comme un flux liquide qui n’a plus besoin de codes formatés pour être compris de tous. Gérard Guillot parle « des lignes de l’espace, mais aussi des plans de l’espace ». Il suggère ainsi que l’espace lui-même porte la symbolique du geste. Celui-ci peut être lu dans toutes les directions et dans tous les plans du regard, et peut désormais être interprété, nourri de pensée par l’imaginaire.
[ Quand Daniel Dobbels dit et répète à ses danseurs : « Ne blessez pas l’espace.», il évoque ces flux de transmission, où les corps en éveil révèlent, par le geste habité, la clarté de l’espace. ]
Odile DUBOC le dit autrement en substance. Par l’expérience du sensible, la danse est un échange entre l’objet et le corps qui en garde la trace ; entre le mouvement et son environnement qui modèle l’espace à la façon du « Projet de la matière ». Le corps laisse son empreinte sur la matière, et la matière transmet sa mémoire au corps. Celui-ci pourra restituer exactement les formes de l’objet ou le réinvestir différemment, ailleurs, selon le prolongement qu’en fera l’imaginaire.
Et pour ce faire, elle nous invite à « regarder la danse à 180°». Odile Duboc nous suggère sans doute de la recevoir dans les trois dimensions de l’espace, si l’on accepte de mettre un peu d’imaginaire à soi.
‣ Dans ce contexte, la problématique de la transmission et de la création énoncée par Jean-Pierre CARLET est bienvenue :
– « La transmission consisterait-elle à conserver le patrimoine ? Mais alors où est la créativité ?»
– Quant à la création, « c’est ce qui fait rupture et déchire la transmission.»
– « Le transmissif porterait-il atteinte à l’enfant créateur, à l’enfant-centre, à l’enfant qui n’a pas d’Autre ?»
[ En danse, la transmission est le contraire du narcissisme. L’interprète réinvestit ce qui lui a été transmis par l’autre et le porte ailleurs, en acceptant de perdre quelque chose de lui-même. ]
Mais alors, « il s’agit de comprendre le manque… », poursuit Jean-Pierre Carlet, et cite Hannah ARENDT : « On ne transmet que par rapport à un monde qui doit être changé ». C’est tout un programme visionnaire qui nous concerne, nous et le monde, pour autant que « l’estime de soi passe par l’esthétique du monde.» (Alain Kerlan).
Et en écho, cette parole d’Aurore, une danseuse participant au colloque :
« J’ai 23 ans. En cherchant à travailler au croisement des arts, je cherche à être au monde.». [ “À être au monde”, c’est-à-dire à reconnaître ce monde-là, et faire en sorte que ce monde me reconnaisse. ]
• L’ouverture d’un passage. Sans qu’il y ait eu communication directe entre les interventions parlées et la pratique expérimentée dans les ateliers de danse, il apparaît comme une évidence que des rapprochements s’opèrent. Dans l’atelier d’Ennio Sammarco, les rencontres des corps se font, non pas dans l’évitement, mais dans l’ouverture de passages de l’autre, pour l’autre, même les yeux fermés.
‣ Les flux échangés. Il faut franchir un pas de plus. Nous ne sommes pas seuls au monde : « Il faut accepter que toute transmission soit une recréation. “Maybe” de Maguy Marin serait une transmission de Beckett …» (Jean-Pierre Carlet), comme bien d’autres artistes, peintres, écrivains ont reçu à leur façon ce que l’histoire des hommes leur a légué.
Et parce que l’œuvre est toujours référée au manque qui l’a fait naître, [« Il s’agit de rendre perméable mes propres limites à celles des autres.», dit le danseur japonais Saburo TESHIGAWARA. ]
[ Et de passages en ouverture, cette phrase de Daniel Dobbels que nous devrions méditer pour “penser la danse” : « Quand le corps est pitoyable, il est en même temps traversé par des forces infinies.» ], car « on danse contre les évidences.», dit Gérard Guillot.
On danse contre les évidences, en effet. Les témoignages de Jacky DARNE et d’Antoine MANOLOGLOU rappellent que toute proposition artistique est toujours en décalage avec les attentes politiques du moment ; que l’art, et notamment la danse, est en-deça et au-delà du présent immédiat et ne peut être appréhendé comme une solution immédiate aux problèmes sociaux, si ce n’est par la simplicité des rencontres suscitées par “un lieu étrange”, implanté dans un quartier codifié qui, en soi, n’a rien à voir avec les attentes de la population.
Cette “grande boîte d’allumettes” (comme j’aime la nommer), abrite le Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape, dirigé par Maguy Marin. Implanté dans un grand quartier de banlieue, il est en quelque sorte un contresens, c’est-à-dire un signe fort – la deuxième partie de l’objet symbolique – qui a le pouvoir de convoquer un objet plus large qu’on ne connaît pas encore ( pour rappeler les propos d’Alain Kerlan ). Un objet qui a le pouvoir de contrarier les évidences de la vie ; un objet qui a le pouvoir d’évoquer que la danse et les danseurs qui y travaillent mènent les corps dans des territoires non encore explorés mais qui, à terme, pourront nourrir la pensée et l’imaginaire des autres.
Et par extrapolation, ce lieu symbolique qu’est le CCN, témoigne de la nécessité, en pédagogie, de ne pas verser dans les choses toutes faites, de ne pas répéter à l’infini les petites recettes, les jolies formes consensuelles qui aseptisent l’imaginaire des enfants plus qu’elles ne les font grandir.
Alors, sans prétention de conclure, il est utile de rappeler qu’il est indispensable de laisser aux enfants danseurs – et à tout danseur – le temps du silence, de l’expérimentation, de l’exploration. Le contraire du remplissage rassurant.
L’acte de danser est un véritable engagement pour lequel il convient de se poser ces trois questions, que nous rappelle le chorégraphe Richard CAYRE :
– Qu’est-ce que je fais ?
– Qu’est-ce que ça me fait ?
– Qu’est-ce que j’en fais ?
Michel Vincenot
Espaces Pluriels-Pau
4 novembre 2008
Intervenants :
- Dominique Commeignes, Enseignante EPS, IUFM Grenoble.
- Alain Kerlan, professeur de philosophie, Lyon 2. Conférence « L’art pour éduquer »
- Jakie Taffanel, chorégraphe
- Alexandre Roccoli et Ennio Sammarco, chorégraphes
- Gérard Guillot, Philosophe IUFM, Lyon. Conférence : “Le regard, la notion de point de vue”
- Elodie Bersot, Chargée de relations publiques, les Subsistances, Lyon.
- Odile Duboc, Chorégraphe, CCN de Belfort
- Jean-Pierre Carlet, Philosophe, formateur à l’IUFM de Grenoble. Conférence “Transmission et création”.