Celle qui / Midi moins le quart – Anna Fayard

Celle qui / Midi moins le quart – Anna Fayard

L’histoire façonne les corps en transhumance. Ils portent dans leur bagage les sources de la danse, celle qui a été transmise par la rencontre venue de l’autre, Daniel Dobbels, et celle qui surgit en répons aux événements intimes qui sont le temps de chacun, traversé par la danse d’Anna Fayard. Le lieu originel de la danse est donc en cet endroit précis où le geste surgit, juste avant l’heure pour qu’il ne soit jamais trop tard. Il est «Midi moins le quart», en effet, à la Commanderie. Ce lieu des pèlerins de passage où l’homme se révèle à la croisée des chemins, entre l’inconnu et l’éveil de l’amour. Ce lieu dont Daniel Dobbels disait qu’il s’y produit sans cesse des événements.

Des rencontres incertaines, des trajectoires possibles où le corps se mesure à son temps dans la juste dimension de la dignité de l’homme : la verticalité. Les bras le long du corps, il franchit un seuil, un de plus. Puis, bras croisés, il se rend disponible à l’intensité du moment devant l’événement qui advient.

Entre ces deux états, le corps accueille les tensions ou les silences «entre retenue et nécessité», dit un spectateur. Ce sont ces mêmes bras, tirés par les coudes qui mettront plus tard le corps en mouvement pour en ouvrir tout l’espace et s’en habiter. À «Midi moins le quart», la réminiscence d’une filiation venue d’ailleurs prolonge ce souffle continu. Car devant l’inconnu, rien n’est jamais acquis. C’est donc la danse, cette liberté fondamentale du corps, qui peut réveiller les peurs organiques, les attentes fébriles, et transporter le geste en des endroits du sens que seul le vide peut recueillir… le silence, la lumière. Vide d’un espace redessiné, touché par le regard circulaire pour en mesurer les limites, et l’étendre ensuite à une multitude de petits endroits, presque miniatures que sont les corps des autres. Le creuset où chaque spectateur devenu partenaire accueille les temps inaliénables de l’humain, transmis mystérieusement à des corps étrangers, à des hommes et à des femmes.

L’espace serait donc relié au geste qui fait bouger le temps, mais il serait aussi le creux dans lequel se féconde le mouvement. Par-delà la signature de la danse d’Anna Fayard, la danse mène la conscience au-delà du temps qu’elle précède et le projette dans un espace qui construit le temps des autres. Elle transporte avec elle les petits signes des doigts posés sur les lèvres, et, au sol, tête ramassée sur les genoux, les pieds se croisent, rassemblant un flux paradoxal qui traverse les lignes vitales du corps. Les mains emportent le mouvement de la jambe dans le ciel de Rémi Chechetto. «Les nuages ne me portent pas […] Dans ce lieu d’ici, seuls les nuages sont encore en mouvement.»

Le texte, suspendu à je ne sais quelle mystérieuse étoile, impose la nécessaire traversée des mots érotiques qui rebondissent, se répètent, se délitent, sans doute à l’infini, pour déplacer le sexe vers un sens que les mots ne peuvent plus contenir. Le corps les reçoit en pleine figure et fait résonner le geste premier dans la danse qui le porte : «Que ma bouche se taise… que ma bouche se taise…»  L’exhortation amène jusqu’au cisaillement du coude, des doigts crochetés et des saccades du mouvement, d’une pulsion qui finit par se taire dans des doigts qui se cherchent. L’aveugle refait par le toucher la vision qui lui manque. Les yeux fermés, «Petite, je t’apprendrai le verbe aimer […] dans les mains de velours».

Bienvenu Léo Ferré qui vient camper dans le territoire de la danse, et qui enroule dans les mains d’Anna Fayard l’orage tombé du ciel, déplaçant ainsi le désir en une vibration de l’air. Et c’est par nécessité vitale que les petits gestes des doigts cherchent, très loin devant le corps, l’imperceptible mouvement qui relie l’avant et l’après, comme si les doigts avaient le pouvoir de mettre le corps en mouvement. Le temps de «Celle qui…» et le temps d’Anna Fayard qui laisse venir de ses viscères deux petits doigts tendus dans une lente ascension, une trace qui s’imprime dans le ciel au-dessus de la tête. À la façon des veilleurs de la mer.
Le souffle expulsé, Il est «Midi moins le quart». Le corps se désarticule, s’effondre. Il est remis debout, poussé en avant par le cœur qui bat dans le dos, à l’extérieur du corps comme une force invisible qui le pousse vers le vide frontal, bassin en avant, pieds tendus vers le sol.

Ainsi la danse déplace l’organique, comme Chechetto déplace les mots, quand elle a décidé de ne jamais correspondre à ce que disent les mots. Ainsi, la main posée sur la nudité du ventre dit à la fois l’énigme de la sexualité, ses plaisirs désirés et la douleur tragique du ventre de la femme. Les doigts frappés dans le dos détournent leur itinéraire et heurtent cette fois-ci le sol, sur le dos de la main. Entre le corps intime et le corps déchiré, la main laisse vacants des espaces à peine retenus par le souffle, et reconstruit le corps des autres.

Entre plusieurs états de vie, la danse d’Anna Fayard se pose dans l’abîme avec la rectitude du gisant. Genou ouvert, main à plat vers le haut, c’est le sursaut de la respiration qui met le corps en élévation. Entre les pulsions de mort et la nécessité, entre la retenue du geste et le désir d’espace, la main vient flotter au dessus du ciel, à la recherche d’une énergie devenue spirituelle.

Le temps devient donc la conscience des étapes, nécessaires pour franchir un autre seuil. Celui de l’élévation, corps plié en deux, pieds et mains au sol. Avant de le quitter, Il faudra d’abord retrouver la sensation qui nous relie à lui, palper la terre avec sensualité et laisser aller cette infime impulsion qui aspire les mains vers le haut, presque malgré soi.
Le mouvement vient de changer d’endroit et de nature. Nourri par cette traversée, l’homme renoue avec la verticalité qu’Anna Fayard avait introduite au début.
Ce nouveau temps est transmis par une autre filiation. L’homme vient de l’apprivoiser.
Il est «midi moins le quart» à la Commanderie.

 

Michel Vincenot
30 mars 2004

Distribution

 

Chorégraphie Daniel Dobbels pour

Celle qui…

 

Danse Anna Fayard

Texte Rémi Chechetto

Musique Léo Ferré

 

Chorégraphie

Anna Fayard pour Midi moins le quart

 

Danse Anna Fayard

Musique Purcell

 

La Commanderie, 27 et 28 mars 2004
11e festival Plurielles

D’un jour à l’autre – Daniel Dobbels

Parcours à travers cinq pièces
– Le plan mortel,
– La veine étreinte,
– Cette première lumière,
– Un temps simple,
– De tous ces temps

 

Qu’est-ce qui tient le corps en éveil ?
Quelle est cette intelligence primordiale qui le traverse, sans que ni les danseurs ni le chorégraphe y soient pour quelque chose ?

Certes, il y a «la langue Dobbels» (Marie-Christine Vernay) et les langages singuliers des interprètes (Brigitte Asselineau, Raphaël Cottin, Corinne Lopez, Raphaël Soleilhavoup, Aurélie Barthaux et Rachel Bénitah).
Mais cette langue s’écrit, elle ne se parle pas.

Elle s’écrit dans les interstices des corps. Elle prend sa source dans les imperceptibles veines, traversées par le temps. Tandis que le vocabulaire de la danse puise le geste précurseur dans l’ineffable et le projette immédiatement hors de la langue commune.
L’essence de l’intime et de la pensée affleure à la conscience du corps et disparaît aussitôt. Le geste précis se fait évanescent pour ne jamais installer un consensus durable. Le corps tracé en deux, puis en quatre est traversé par des signes qui relient ensemble tout ce qui le constitue : la parole, le cœur, la pensée, le souffle et la sexualité. La danse prolonge dans le silence l’infinitude de ce qui a précédé le geste.

Le temps n’est donc pas la durée, supportée ou insupportable. L’ensemble des cinq pièces présentées d’affilée n’est pas destiné à évaluer la capacité de vigilance du spectateur, mais plutôt de l’habiter, sans y laisser la marque d’une quelconque prise de pouvoir ou d’un enfermement du temps. L’étranger défie les frontières et laisse sur son passage des manques, des trous, des abîmes que la langue commune n’est plus en mesure de circonscrire. A la façon de Giacometti, «la femme debout» laissée béante, presque immatérielle ouvre la perspective d’une traversée qui change au passage l’état du regard.

Alors cette traversée des cinq pièces dit plusieurs choses à la fois.

Elle dit que les pièces de Dobbels ne sont jamais pareilles. «D’un jour à l’autre», il a fallu ce temps-là, près de trois heures, pour contester définitivement cette idée reçue. Vraisemblablement d’ailleurs, Dobbels se laisse envahir et nourrir par des lignes de sens que lui suggèrent les événements de l’Histoire et qui dépassent dans l’instant même l’idée qu’il s’en faisait. Il suffit que deux danseuses s’élèvent imperceptiblement sur des demi-pointes, et voilà que deux autres duos sont aspirés dans le mouvement comme une respiration qui emplirait l’espace, le temps en aurait donc décidé autrement.

«De tous ces temps», que reste-t-il du corps, au fond ? De ce corps qui joue des tours à l’insu de celui qui en écrit le mouvement. Certes, l’intention d’origine est claire, c’est incontestable, mais on ne sait plus exactement (ou plutôt on le découvre mieux que jamais) pourquoi le réceptacle des bras habille de haut en bas le corps vivant d’une enveloppe délicate, fluide mystérieux, en répons à la nudité du gisant. C’est le mystère de la danse confrontée au temps et à la chair conjugués, ensemble, en un même instant.

Cette traversée écrit à la façon du peintre que l’arrêt du geste, la pause du regard est déjà en mouvement vers un autre état, là et déjà ailleurs. Point commun de la peinture et de la danse. «Le plan mortel», lieu d’une étrange justesse, décline des plans successifs, dessinés par la lumière de Françoise Michel, jusqu’à l’infini de l’alternance entre la vie et la mort, l’une se régénérant au contact de l’autre.

En deuxième temps, il convient donc de méditer sur cette traversée, car c’est une méditation en cinq temps qui met en lumière ce que l’on croyait savoir du corps, ce que l’on en disait et ce que l’on croyait pouvoir danser. La danse n’est pas une photographie du moment, elle appartient, en-deçà et au delà, à la métaphysique de cette matière vivante constituée de souffle, de sang, de chair et d’os. Deux mains se rejoignent dans la hauteur pour finalement briser le consensus esthétique. Les poignets cassent la direction de la jolie chose attendue et les mains s’effondrent, laissant cette fois-ci au corps la possibilité de générer d’autres sens.

Qu’advient-il finalement de la fonctionnalité du corps qui prend la liberté de réinvestir le paradis perdu, l’amour sans fin et les tentatives répétées de jouissance éperdue ? Pour s’en persuader, l’humanité fait danser les corps en étreinte depuis des millénaires. Dobbels fait se dérouler les mains sur les avant-bras, pose délicatement des doigts sur des genoux repliés. L’effleurement dans la douceur impose un parti pris à la danse, celui de ne jamais brusquer le temps et d’ennoblir l’espace et, ce faisant, Dobbels cherche le mouvement au cœur de l’être, et non à la périphérie.

 

Michel Vincenot
11 janvier 2004

Distribution

 

Chorégraphie Daniel Dobbels

 

Danseurs :

Brigitte Asselineau

Raphaël Cottin

Corinne Lopez

Raphaël Soleilhavoup

Aurélie Barthaux

Rachel Bénitah

 

L’Espal, Le Mans, 10 janvier 2004

Merci au public, 10e festival de danse – Michel Vincenot

Dix ans de festival, dix ans de fidélité des publics autour de rencontres aussi diverses que le sont les compagnies de danse accueillies depuis la création de ce festival.

Il nous a fallu partir en transhumance pour percevoir le moindre signe qui sollicitait à tout instant notre regard sur les engagements que nous proposaient les danseurs. «Le souci de la danse contemporaine est de toujours préserver cette sorte d’en-deçà, une richesse inouïe où le corps, avant d’avoir affaire à quelque chose de trop imminent, de trop définitif, aurait la possibilité de choisir plusieurs voies, avant de se confronter à ce moment ultime.» Ces mots de Daniel Dobbels, lors de sa conférence le 12 mars, nous rappellent que dans l’en-deçà du corps, avant même que nous ne prenions conscience du champ ouvert dans lequel la danse nous entraîne, il convient de se poser cette question : de qui sommes-nous effectivement les contemporains ?

Par la multiplicité des approches, c’est toujours à notre inconscient que la danse s’adresse pour retrouver la prééminence du geste, cet instant à la fois créateur et ce moment ultime où la danse, quand elle apparaît, peut engendrer la parole. Au passage, le corps traverse des champs inexplorés qui nous renvoient sans cesse à notre façon d’être. Depuis qu’elle existe, la danse contemporaine s’est toujours souciée de l’Histoire dans laquelle elle est née. Elle est toujours restée ouverte à la perception du moindre signe qui aurait mis en cause, dans le silence ou dans la révolte, l’intégrité du corps. Et surtout du corps d’autrui lorsqu’il est mis en danger.

L’en-deçà de la danse existe bel et bien dans notre façon d’être présents au monde, avant même que la conscience du geste, de la posture, de l’attitude, ne mette nos corps en mouvement. Il y a en effet quelque chose d’éminemment politique dans le fait de danser. Oser la danse, c’est pervertir les situations conventionnelles de notre corps soumis aux règles de la vie sociale.

En ce dixième anniversaire, il était donc nécessaire de se reposer la question : « de qui sommes-nous les contemporains ?», alors que nous réinvitions les danseurs qui s’étaient déjà produits sur notre plateau. Les publics eux-mêmes ont changé. Les premiers ont cheminé avec nous au fil des propositions diverses, parfois opposées. Les plus jeunes sont venus après et ont favorisé une plus large découverte de la danse ces trois ou quatre dernières années.

L’acte de confiance qui nous est fait nous touche, bien sûr, mais il ne vaut que s’il est participatif d’un réel engagement, dans l’émergence de la conscience qui témoigne, au-delà de l’artistique, d’une volonté de ne jamais soumettre le corps à l’anéantissement. C’est, pour la danse, le seul moyen de trouver «le mouvement juste».

Merci à vous, publics, merci aux danseurs, techniciens, cuisinières et bénévoles.

Le 21 décembre prochain, c’est avec Merce Cunningham (en partenariat avec le Parvis de Tarbes) que nous débuterons la saison de la nouvelle Scène conventionnée danse-théâtre.

 

Michel Vincenot
5 avril 2003

Il faisait trop beau – Pierre-Johann Suc / Magali Pobel

Quelques derniers soubresauts, derniers tressaillements, et puis plus rien, le noir, le néant, l’inconnu. Un passeur coincé dans ce monde malgré lui… Une traversée du Styx. Et une belle histoire fine et sensible.

Quel âge ont-ils exactement ? Disons à peine un peu plus de vingt ans. Et pourtant, chose étrange, ils écrivent leur pièce comme des grands. Une construction impeccable, un propos bien mené, une harmonie fluide entre l’image (vidéo) et la danse. Pierre-Johann Suc et Magali Pobel construisent leur dernière création sur le mythe d’Orphée et Eurydice qu’ils croisent à celui du Styx, le passage de cette vie à une autre rive, les enfers ; jouant en permanence sur l’absence de l’être désiré autant qu’inaccessible.

Une histoire d’amour, bien sûr, pour laquelle ils demandent la collaboration des plus anciens (Jacques Patarozzi, Michel Philippon, Marie Otal). Mais plus encore, une histoire d’amour émaillée d’un romantisme frais et d’une délicate vulnérabilité. Le tout, sur fond de sagesse digne des plus vieux philosophes. Chaque fois que l’amour nous laisse dans une profonde solitude, les sentiments humains deviennent universels. «J’aurais voulu lui dire, lui dire…(silence)… mais il était trop tôt pour écrire.»

L’art du rebondissement dans lequel ils excellent fait qu’une intrigue se noue sur des situations prégnantes, entre les oscillations du mouvement, comme une ivresse intemporelle, et les effondrements de la tête que le partenaire tente de retenir en un baiser furtif. Partenaire imaginaire ou amant perdu à jamais ? On ramasse sur le sol les plumes, comme on rassemble les souvenirs pour n’en perdre aucun. Il y a quelque chose de l’ordre de la solitude traitée comme un passage initiatique. Serions-nous tous atteints de l’incapacité à vivre pleinement l’amour ?

Et Dieu regarde les hommes du haut de son trône et commence à s’impatienter…

 

Michel Vincenot
mars 2003

Distribution

 

Chorégraphie

Pierre-Johann Suc

Magali Pobel

 

Danseurs :

Pierre-Johann Suc

Magali Pobel

Jacques Patarozzi

Michel Philippon

Marie Otal

 

Lumières Harrys Picot

 

Son Julien Breugnot

 

Décor Jean-Philippe Lagouarde

 

Images Laurent Chalet

 

Montage vidéo Carole Mijeon

 

Création le 2 avril 2003,

Théâtre Saragosse, Pau

 

De qui choisit-on d’être le contemporain ? – Editorial 2003 – Michel Vincenot

Cette question qui sera posée pour la danse par Daniel Dobbels (12 mars à 19h30) est une réflexion d’actualité. Le 10e festival de danses plurielles est un rendez-vous au terme de quinze ans de programmation de danse au Théâtre Saragosse.

Les chorégraphes et compagnies qui y ont déjà présenté leurs pièces ont une place privilégiée cette année. Par nostalgie du passé ? Certainement pas. En quinze ans d’histoire de la danse, ces danseurs ont évolué. Il nous semblait opportun de faire un état des lieux de cette histoire. Fabrice Ramalingom et Hélène Cathala (25 mars) reviennent sur la leur et s’en échappent, sans état d’âme, inscrivant leur dernière création comme un phare dans leur temps de danseurs d’aujourd’hui. D’autres ont gardé leur style en intégrant les nouvelles donnes d’une société qui bouge en permanence.

Mais la plupart du temps, ils se sont écartés de leur voie originelle. Christian Bourigault en est un témoin. Le jour de la présentation du festival (3 mars à 18h30), il change de direction et propose une approche inédite pour lui ; une relation privilégiée du danseur-comédien au spectateur, comme s’il était urgent de s’adresser personnellement à chacun des individus. Le théâtre contemporain l’a déjà tenté : Solange Oswald, par exemple, dans La mastication des morts de Patrick Kermann. Et ce n’est pas un hasard si les danseurs participent à la même réflexion. Mouvance de ce temps où il faut sans cesse remettre en cause nos comportements et nos attentes. Repenser les lieux de la perception et les endroits pertinents de l’échange. Il ne s’agit pas d’être mieux entendus pour trouver, comme dans les médias, le vecteur de la meilleure innovation, la plus à la mode possible. Notre médiation consiste plutôt à redonner
envie de regarder à nouveau notre existence par le prisme des arts, rendus plus difficiles lorsqu’il est question d’arts vivants. «Sans/Espace d’un quotidien», l’exposition photographique de Patricia Arminjon en fixe l’éphémère.

Mieux que quiconque, dans ces observatoires que sont les lieux artistiques, nous savons qu’il faut remettre en question nos acquis, nos privilèges, parce qu’ils sont avant tout les lieux de la parole des hommes. Les habitudes ancrées depuis deux ou trois décennies dans une soi-disant «tradition d’expérience» nous rendraient-elles à ce point étrangers à de nouvelles ouvertures ? Sommes-nous contemporains d’un passé nostalgique sur lequel nous avons bâti, une fois pour toutes, nos repères ? Cela n’a pas de sens. Ce ne sont pas les institutions qui sont sacrées, ce sont les hommes.

À sans cesse penser que seule notre propre histoire nous intéresse, nous finissons par oublier que nous sommes traversés par celle des autres. On peut, en effet, être contemporains de Bach et de Nicolas de Staël à la fois, et se sentir proches des danseurs qui ont fait bouger, jadis, des Dominique Bagouet et autres perturbateurs des idées toutes faites. Ligne de force de ce festival, nous tenterons aussi d’éclairer le parcours de ces mêmes danseurs qui regardent, quelques années plus tard, le monde tel qu’il est, alors que, depuis, ils ont investi d’autres voies.

Dans sa dernière création (7 et 8 mars), Caterina Sagna, l’italienne sulfureuse, va jusqu’à remettre en question les relations polies du chorégraphe à ses interprètes, dans une vraie-fausse conférence de presse.

Ce 10e festival sera donc le festival «de tous ces temps», pour reprendre le beau titre de la dernière création de Dobbels (13 mars). Des temps singuliers pour revoir Michèle Noiret et Héla Fattoumi (20 mars), et tous ceux que nous réinvitons : Gang Peng, Yvann Alexandre, Loïc Touzé, Pierre-Johan Suc et Magali Pobel.

Et pour ne jamais nous installer dans la tranquillité, nous ouvrons ce festival à deux autres chorégraphes : Paul-André Fortier du Québec et Carlotta Ikeda qui présentera un solo à la Commanderie et conclura en deux représentations de «Togué» ce 10e festival.

L’histoire ne restera présente dans nos cultures que si l’on consent à risquer nos propositions dans la modestie, sans chercher à réussir le coup du siècle. Depuis janvier, le Théâtre Saragosse est devenu Espaces pluriels, Scène conventionnée danse-théâtre. Nous ouvrirons à d’autres populations ces temps de la danse et du théâtre contemporains, en demeurant à l’écoute des individus et des artistes. De ce qu’ils ont à nous dire, ensemble. «Serait-ce ce temps-là qui nous offrirait la chance de sentir que nous ne cesserons jamais d’avoir eu des contemporains ? Conjurant ainsi la peur d’une danse à corps perdu.» (Daniel Dobbels).

 

Michel Vincenot
mars 2003