Un univers techno-acier qui s’arrête au bord du vide jusqu’à la rencontre de «quelques brins de matière» qui se brisent puis se figent, juste aux prémices de la parole. Yvann Alexandre écrit la danse avec décence. Certes, quelque peu formelle, mais on appellera cela de la timidité lucide. Ce chorégraphe de vingt-et-un ans travaille dans la rigueur, conscient du seuil qu’il ne faut pas franchir au risque de se perdre.
Il est un peu Cunningham, un peu Bagouet aussi, sans qu’il soit nécessaire de chercher à tout prix des correspondances avec ses aînés. Mais justement, il est jeune, censé n’avoir reçu aucune influence. Disons alors qu’un fil d’Ariane conduit quelques danseurs intelligents à intégrer inconsciemment les expériences de ceux qui les ont précédés. Bref, le propos est clair, la chorégraphie bien écrite.
Une chaussure noire, blanche à la fin, installe une présence étrange qui maintient le corps du danseur en état de mouvement permanent, pour refuser tout «engluement» dicté par les principes. Trois solos pour débuter dessinent un espace entre le noir du début et le blanc de la fin, une sorte de yin et de yang qui cherche à dire les impossibles abîmes vers lesquels on est inexorablement attiré, mais dans lesquels on se risquera pas. Les vastes courses retiennent des petits gestes minutieux, presque simultanément. Entre ce mince espace, les doigts se déroulent littéralement de la main jusqu’à l’extrémité la plus sensible du corps, comme si le mouvement conduisant au toucher avait décidé de s’arrêter brutalement. Et c’est sur ce principe de base que Yvann Alexandre construit sa chorégraphie. Le corps se déroule autour d’un axe et arrête net le mouvement après avoir trouvé la direction (l’impulsion) la plus juste, nous faisant la grâce d’une fluidité géométrique. L’unique présence, une chaussure rigide, noire, sans doute insupportable pour ce qu’elle représente, est abandonnée au vide d’un espace que seul le corps peut transgresser.
On se libère donc du corset pour évoquer au passage une sensualité silencieuse, à peine dévoilée. La rencontre, le toucher sont à tout moment possibles mais restent fortuits, car il n’est pas question de tomber dans le travers facile du blanc contre le noir ; d’une histoire de tendresse contre le carcan de l’acier. Alors vient de la boîte à musique un piano dans une lumière trop chaude pour être réelle. Et dedans, un joli duo de filles, simples passagères qui mènent le mouvement juste un peu au-delà du lancer-arrêter. Pour tenter de donner un peu plus de chair à de possibles rencontres dont il faudra toujours maîtriser le sens. La mesure est la décence indispensable à toute rencontre humaine.
Et ce n’est pas pure coïncidence quand arrivent les cordes du quatuor Brancusi. Et ce n’est pas par hasard que vient le blanc, comme pour refaire le même trajet en en changeant simplement la couleur, mais cette fois-ci dans une lumière froide. Pour sans cesse maîtriser toute déviation des sentiments. Le propos doit être mené jusqu’au bout, pour éviter le piège d’une happy end. Le blanc, le violon et le solo d’une fille en pleine lumière réécrivent l’espace, redessinent l’esquisse du corps pour laisser au propos toute la sobriété voulue par le chorégraphe. La danse est donc là, présente, décente, sous le regard d’un garçon dont on ne pourra jamais dire s’il est attentif, provocateur ou impudique.
C’est une des magnifiques fonctions de la danse que de donner sens à l’espace, franchement ouvert, sans a priori. Le techno réducteur, passage obligé, ouvre désormais sur la musique bien écrite de Philippe Hersant «sans transition d’un climat à l’autre … dans ses contrastes et ses brusques changements d’atmosphère.» Le mouvement brutalement arrêté de la première partie devient espace habité par l’ondulation des genoux. La subtile gestuelle est à peine suggérée. Le mouvement s’arrête jusqu’à l’endroit où il veut être mené. Pas plus loin. L’impossible conclusion témoigne de la rigueur de Yvann Alexandre. Le bavardage est indécent.
Et le sextuor final le dit par le corps bien mieux que les mots pourraient le faire. L’exigence tenue jusqu’au bout joue sur le paradoxe à inverser le sens, pour ne jamais installer l’aboutissement inéluctable. Le chaud pour l’impuissance, le froid pour un passage qui s’ouvre d’un état à l’autre, ne laissant aucune illusion, car le temps des entrées est maîtrisé jusqu’aux confins de l’espace et le mouvement cherche incessamment la «matière humaine», perdue à force de défaillances.
Michel Vincenot
27 mai 1997