Viva – Laurent Pichaud

Première pièce de Laurent Pichaud qui a choisi d’entrer en 96 dans le monde des chorégraphes par de belles marches et des tensions subtiles des bras. Elles initient la méditation recueillie que la danse contemporaine sait faire avec justesse. Au contact de la pierre, la danse est un repère pour l’esprit.

«Viva» est une façon de dire tout ce que la parole ne permet pas d’exprimer jusqu’au bout. «C’est un faux passé simple», dit Laurent Pichaud. Un itinéraire où l’on se laisse aller entre la «vie» et le «va…», cette belle invitation du verbe «aller» qui suggère le voyage de la transhumance avec la lucidité et le corps comme simples bagages. En vérité, pour une première chorégraphie, c’est plutôt une autobiographie que Laurent Pichaud articule mot à mot, geste après geste, sur les pas de l’écriture de Charlotte Delbo.

La vie se regarde en face, sans se prendre la tête, sans afficher les sentiments intimes de façon impudique. L’exhibitionnisme n’est pas le fort de Laurent Pichaud. Il choisit au contraire des danseuses simples et belles pour l’accompagner sur le chemin. Christine Jouve et Anne Lopez ont le réalisme au corps et une ténacité généreuse ; l’une dans l’élégance et la délicatesse,  l’autre dans la pertinence et la tonicité d’une énergie placée au meilleur endroit. Leur regard et leur présence éclairent le mouvement. Le corps transite par le beau, l’impeccable geste suspendu en attente de rencontres. Exactement le contraire de la fluidité esthétique. «Viva » est une façon de décliner ensemble les mots, la musique et la plastique des corps comme on accorde un instrument. Pour ouvrir la danse à l’espace de l’entre-deux, de l’entretien, du «tracé d’un devenir» comme l’écrit Deleuze.

 

Michel Vincenot
26 janvier 1999

Distribution

 

Chorégraphie Laurent Pichaud

 

Danseurs

Christine Jouve

Anne Lopez

Laurent Pichaud

 

Lumières Sylvie Melis

Musiques John Adams,  Luis Bacalov

Costumes Anne Véziat

Coordination artistique Nicole Canonge

 

11 avril 1999, La Commanderie

 

S’il y a lieu – Loïc Touzé

Néons blancs, cintres rabaissés, scénographie en bois blanc, tables «de travail», plans inclinés et plateformes pénétrant à plusieurs niveaux les espaces traditionnellement réservés au public. Comme si Loïc Touzé avait décidé d’associer le spectateur à la reconstruction de la danse et de la donner à voir sous diverses perceptions. On repart de l’originel. Le corps est mis une nouvelle fois en chantier.

Il fallait avoir l’audace de Touzé pour remettre en cause le principe même de la construction chorégraphique, au risque que le spectateur traditionnel se trouve décalé, bousculé par une reconstruction de l’espace qui est dans le même temps une remise en question radicale des langages du corps. Et, à ce titre, c’est une expérience complète qui met en synthèse tous les composants de l’art contemporain ; une sorte d’exposition vivante où tous les acteurs s’impliquent de façon égalitaire, engagée et juste : les danseurs, le scénographe, le batteur, la chanteuse, le musicien électro-acousticien et le façonneur de la lumière (je préfère l’appeler ainsi). Et pour une fois, tous ces ingrédients fonctionnent en dialogue et en écho mutuel.

Dans l’immensité glaciale des ateliers de construction navale, tous les corps de métier travaillent en même temps ; on ne voit pas d’emblée ce que sera le navire. Il y a dans cette pièce quelque chose de cet ordre ; une tension préalable retenue par une attente indescriptible. Les choses se construisent pas à pas et le public est accompagné dès le départ. Ce cheminement le concerne au même titre que les acteurs. Car l’aventure est de taille. Il faut traverser une fois encore tous les composants de la danse. De la perception des sensations jusqu’au partage. Il fallait oser mettre la danse en chantier, publiquement, telle une remise en question lucide à la veille de ce troisième millénaire. Loïc Touzé s’y engage sans état d’âme, comme l’ermite qui se retire par nécessité vitale. Vital pour lui, questionnant pour les autres. Passage obligé. C’est la raison pour laquelle il est préférable d’aborder cette pièce en termes évolutifs, par une réflexion systématique plus que narrative, d’approcher les états constitutifs de la danse et non s’attacher au propos. Le propos,  gardons-le pour la fin. Cela est plus proche de l’esprit de la pièce.

Les perceptions d’un espace indéfini

«J’ai la respiration haute et rapide … Je vois plein de petites lumières qui bougent … J’ai le cœur qui bat très rapidement … Mes paupières bougent souvent …  La partie gauche est plus présente que la partie droite …» C’est par une série de perceptions exprimées à haute voix que l’on entre dans le sujet. Tous les acteurs confondus : danseurs, chanteuse, techniciens, musiciens, scénographe, occupant divers niveaux de résonance corporelle viennent habiter un espace connu et pourtant indéfini. Tous mettent au clair ces états de perception banals ; d’un commun qui est immédiatement identifié par le spectateur. Banals oui, mais générateurs d’écoute de l’espace et de tout ce qui pourra en surgir. La construction commence – comme la naissance – par la conception d’un embryon qui appartient à l’ordre de l’indifférencié. Là s’initient, en germe, le langage et le tissu de l’imaginaire. Et c’est en cet endroit que le corps donne sens au mouvement. Impressionnante élaboration de la pensée de la danse qui dynamise «le temps», ou plutôt une multitude de temps constitués par les rythmes de chacun.

Le temps, les états du moment

Il est souvent périlleux d’expliquer en quoi la danse relie intrinsèquement le temps à l’espace, à cause du raisonnement conceptuel. La démonstration est ici d’une clarté sans conteste, car le rapprochement simultané de divers endroits du corps et de multiples perceptions trouvent une liaison spontanée, «le temps-espace». Plusieurs petits événements se produisent en divers lieux des corps et différentes situations que les danseurs occupent partout, y compris dans les recoins les plus insolites. Alors vient l’idée que les états du moment liés à l’expérience du temps ont une capacité à déclencher un écho dans toutes les dimensions de l’espace environnant, agencé selon les niveaux du corps : bas, moyen et haut que la danse a systématiquement explorés .

Les combinatoires de l’espace

Le premier danseur qui occupe donc cet espace-là a une redoutable responsabilité. Son langage s’y commet en entraînant celui des autres : corps des danseurs préparés à l’événement qui arrive, et corps-dansant du «spectateur-passif» investi par le bouleversement qui se produit sous ses yeux et dans ses oreilles. L’espace est alors habité par tous, acteurs et spectateurs, sans exclusion. L’habitation mouvante change de consistance et de forme dès que Fabienne Compet se lève pour esquisser un mouvement de la tête et prolonger devant les yeux et la bouche toutes les perceptions des sens primitifs (j’allais dire « premiers ») dans une combinatoire qui agrandit l’espace vers des limites de perception inimaginables. Le lointain est apprivoisé de la même façon que l’on approche un être désiré, avec les battements au cœur qui maintiennent l’état de perception intense dans les rapports de grande proximité.

Au-delà de toute attente, le lointain, l’inconnu des grands espaces deviennent proches de l’intime, du secret ordinairement partagé à deux. Et les autres acteurs, dispersés en divers endroits, sont une réponse à la distance, un écho aux tout petits événements surgis plus bas ou plus haut dans la salle. Les danseurs se déplacent constamment sans que nous y prenions garde. Ils étaient là il y a un instant et soudain ils ont disparu. L’espace se met à vibrer de sensations partagées dans tous les sens, bien au-delà de nos capacités à percevoir un environnement familier. Ainsi étendu à d’autres dimensions, l’espace devient un terrain privilégié d’explorations, de perspectives sans fin qui déploient dans et autour de nous une sensation étrange : l’espace nous appartient tout autant qu’il nous échappe.

La danse, une exploration

Une exploration où l’inattendu peut venir de partout, dessus, dessous et derrière le dos. Cette impression que la danse peut envahir le corps à tous les niveaux de hauteur, de largeur et d’épaisseur nous laisse le sentiment «d’être» et ouvre nos sens à toutes sortes de propositions informulables. Le solo de Loïc Touzé introduit le risque, fragile et mesuré. Tête baissée, mains et yeux tendus vers le haut, bassin projeté devant, pieds tirés vers le sol, Touzé donne l’idée de ce que peut être un corps charnel, épais, inscrit dans le devenir. Le trajet du bras et de la main explore derrière le corps une immensité qui grandit l’imaginaire humain. Cette exploration relie les uns et les autres dans un espace commun. Ce solo recentre les perceptions dont  les partenaires ont émis les signaux comme des ondes.

L’échange

On est donc porté à croire que l’échange qui s’établit entre les acteurs est un moyen terme particulier à la danse, un mode de relation inaliénable, quelles que soient les conditions plus ou moins difficiles auxquelles s’affrontent les acteurs en création. Dès lors, les liens tissés donnent toute liberté aux interprètes de cet acte collectif. Ils ouvrent pour chacun d’eux des audaces personnelles qui servent, au bout du compte, la danse comme mouvement de pensée. Latifa Laâbissi entre dans cet univers en palpant l’air du bout des doigts pour le ramener à elle, le faire sien, mais aussi pour se nourrir du «spiritus», l’esprit créateur que les autres sont venus féconder dans un espace commun. Le «spiritus» latin, le souffle impalpable dont la particularité est de redonner du sens à toutes les contraintes du corps, à commencer par «le poids».

Ce déterminisme paradoxal qu’est le poids inscrit le corps dans un rapport à son contraire : la légèreté de l’air. La danse est toujours un ensemble de questions relatives à d’autres mystères. Ce serait donc l’air qui aurait capacité à produire du mouvement à partir du poids. Posée entre sol et air par le bassin, Latifa Laâbissi est au croisement de l’espace des autres acteurs. L’air est une composante naturelle qui est partagée par tous. C’est le principe unificateur des différences parce que tous, nous respirons le même élément. Le poids, en revanche, est une qualité particulière de l’individu, c’est une signature personnelle parce que les appuis au sol sont toujours différents. Et puis, pour s’autoriser quelque liberté, le poids conjugué à l’air pourraient être la source de l’énergie.

L’énergie offre la distance

Elle entre dans un espace que d’autres ont préparé. «Elle bouge l’air… Elle traverse les seuils». C’est ainsi que ses partenaires décrivent son entrée à haute voix. Fabienne Compet déclenche une fine énergie, stimulante et légère. Quand l’énergie est ainsi maîtrisée, ce sont des directions précises qui sont évoquées. Reçues par les danseurs comme une proposition à chercher très loin les qualités d’un espace toujours plus signifiant. La clarté s’oppose à l’entrée en force. Cette énergie porte un nom : la pertinence. C’est une des qualités que la danse contemporaine a su le mieux explorer. Le développement chorégraphique qui s’ensuit donne alors une autre dimension de la perception. La subtilité ouvre à « l’intelligence de l’espace ». La perception attentive différencie, nuance les signaux venus de l’extérieur. Le corps les intègre dans sa propre sphère, comme si « l’ailleurs du corps » était devenu son univers familier. Les sensations qui approchent le sens avec la précision du discernement font éclater l’espace en de multiples désirs d’être. Dit autrement : le corps ayant capacité à créer de la distance démultiplie ses propres facultés d’expression jusqu’à la pensée.

La disparition, un échange dans l’espace étendu

C’est bien cette faculté à « prendre de la distance » qui  régénère l’acuité de chaque interprète, on pourrait même dire de chaque être humain. Disparaître momentanément du centre visible (l’aire de jeu) est une liberté offerte aux autres, une chance d’étendre le sens aux quatre coins de l’espace afin que le plus éloigné, le plus absent (acteur ou spectateur) reçoive en cadeau un mouvement éphémère qui lui est personnellement adressé. C’est en réalité un échange non quantifiable qui se met en mouvement. Entre l’ici et l’ailleurs, le sens se propage au lointain de l’espace. Portée par l’air, la vibration  du son – instrumental ou vocal –  ouvre un champ de relations spatiales qui résonne différemment au cœur de chaque individu, mais également, elle rend homogène un espace de communication et de sensations communes. Les sons vocalisés de la chanteuse diffusent les vibrations sonores jusqu’à la limite extrême de la peau. La scène du micro baladeur sur le corps du danseur en est la métaphore. Mais le son qui part dans toutes les directions traverse l’espace jusqu’au lointain et finit par disparaître. Il est une communion momentanée qui nous livre au passage une parcelle des autres humains. Il aiguise la conscience de l’être, traversé par les sentiments et les pensées des autres. Touchée par cette évidence, la danse contemporaine apporte un soin particulier à la transmission. Et nous y sommes, avec la sensation que Loïc Touzé et Latifa Laâbissi se transmettent un «entre-deux». Un duo dont les deux termes échangent les subtilités particulières de leurs mouvements, chacun avec son vocabulaire et ses qualités de langage. Ce qui dans le discours aboutirait au désaccord mutuel, fonctionne dans la danse comme une fluidité mystérieusement échangée. De l’un à l’autre quand on est deux, et des uns aux autres quand on est trois ou plus. Voici en effet l’importance du trio, marqué par l’arrivée d’un autre danseur, qui étend le sens d’une relation d’intimité à une préoccupation universelle. «Nous» sommes dans ce trio et nous y investissons les ingrédients d’une nouvelle rencontre. Au point que la transmission peut se développer dans tous les sens, mais aussi revenir à l’étape antérieure d’un duo, cette fois-ci avec Anabelle à qui l’on redonne plus tard sa place spécifique dans un solo. Cet enchevêtrement de constructions est particulier à la logique de la danse. L’espace multiple est suspendu à la moindre vibration de l’air. Il invente des articulations dans tous les sens et concrétise la recherche de l’être dans toutes les possibilités de rencontres. Ça c’est magique, merci la danse.

Changer l’origine des perceptions

Il est alors logique que Loïc Touzé propose à ce moment de la pièce une re-construction particulière de l’espace. Le spectateur qui est d’un côté se retrouve de l’autre côté. L’origine des perceptions change parce que la vision se transforme, et le champ d’écoute donne à percevoir d’autres dimensions de l’échange. C’est ainsi que le spectateur devient acteur, affinant, malgré lui, des perceptions de l’espace ouvert à des sensations qu’il n’a pas l’habitude de recevoir. Le sentiment exaltant de pressentir dans le dos des vibrations qu’il ne voit pas. Cette étrange expérience d’accueillir une parole, un son, un chant qui lui sont adressés comme s’il avait été élu «interlocuteur privilégié» du danseur ou de tout autre acteur. Il y a dans cette écoute invisible une énergie qui nous dépasse, une source de chaleur transmise qui emplit notre champ corporel. Comme si l’on consentait à laisser disponible un vide à l’intérieur qui serait le récipient d’une parole étrangère, offerte sans exigence de retour. Le lointain prend alors une sérieuse importance et ouvre notre regard et notre visage à des émotions qui viennent, cette fois-ci, de nos vis-à-vis, les autres spectateurs. Alors tout bouge, tout se transforme.  L’odeur du bois blanc et les perceptions olfactives. «Le temps qui passe» devient le temps partagé. Les sensations de corps en transparence entre ceux qui regardent et ceux qui dansent changent de couleurs. Une sorte de libre accès à l’inaccessible chair, pétrie en profondeur par la voix mezzo de la chanteuse. La première structuration du temps impulsé par la musique est le bruit de roulement d’une bille qui rebondit puis disparaît comme un mouvement parvenu jusqu’à son terme. Tout bouge, tout change de bas en haut et de haut en bas avec l’impression particulière de revivre, trois mille ans après, le mythe de Sisyphe, transmis à notre modernité comme un mouvement perpétuel qui change, à chaque cycle, la nature des perceptions ressenties. À cet instant, le corps génère ses perceptions et met en œuvre ses propres outils pour les décoder.

La matière transformée

Le corps va jusqu’à mettre en œuvre le mouvement scénographique. Le cintre auquel des miroirs sont suspendus descend devant les yeux. Cette danse est faite de paradoxes, elle fait bouger la scénographie en même temps que les corps (spectateurs et danseurs). Elle contourne le bavardage par la mutation de l’espace et par la transformation de la matière même de la danse. Les corps lointains sont soudain proches. L’espace circonscrit dans les miroirs transparents est formellement rétréci et pourtant, il ouvre des dimensions démesurées. L’imaginaire prend le relais de la matière. Les matières changent de consistance. Du noir de la nuit s’échappent des multitudes de petites clartés, des apparitions diffractées du geste dans «le navire» en construction. Tandis que l’on assiste, impuissants, au récit méthodique d’un arrêt respiratoire, l’air prend la consistance de la nappe, presque solide, flottant dans l’épaisseur d’un son quasiment charnel, brisé par la batterie qui stimule sans cesse les impulsions de la danse, comme une décharge électrique. Une nappe qui prend de la profondeur lorsque le chant vient imprimer par dessus une vocalise vibratoire de Scelci ou une improvisation de la chanteuse. La voix humaine amplifie les vibrations de l’air pendant qu’un duo improvise. Latifa Laâbissi et Fabienne Compet sont les artisans de l’éphémère qui prennent en compte à la fois l’espace devenu matière et le corps-matière inscrit dans l’univers du très proche, devenu inaccessible. L’art du paradoxe, nous le disions, qui ose les ruptures ou les petites cassures chez Fabienne ; des impulsions qui cherchent l’endroit le plus juste de la danse pour être au plus près d’un espace à la fois secret et immensément amplifié. Et de l’autre côté, le geste suspendu de Latifa, fluide comme le temps assumé pleinement, mais aussi soumis à la gangue du corps d’où s’extrait l’impatience du mouvement. Rien ne peut enfermer le geste dès lors qu’il a décidé de se dire, de se formuler jusqu’au bout, de se communiquer entièrement. Paradoxe de la liberté du corps contre l’enfermement dans un univers où nous sommes à la fois témoins extérieurs et acteurs impliqués du dedans, comme dans le face à face avec la chanteuse derrière des «miroirs voyeurs». Il reste une sorte de complainte, ou un questionnement, soutenus par la voix du chant ; l’humain surpris de se découvrir en mouvement devant un miroir. Ceci est du ressort de la pensée plus que du spectacle. Et c’est la force incomparable de cette recherche de la danse que Loïc Touzé a engagée en toute lucidité. Acte de liberté qui ne peut que servir intelligemment les espoirs sur la danse de demain. S’il y a lieu, nous referons le trajet avec lui.

Mémoire de la danse, mémoire du corps

La fin du chantier n’est pas un épilogue, mais un retour à la source, simplement, comme la vie. «Lorsqu’on a commencé à travailler cette pièce, j’étais plutôt à cet endroit et je faisais ce mouvement… J’aimais bien ce mouvement, mais on ne l’a pas gardé, je m’en suis simplement nourri et c’est devenu autre chose… Voilà.» Seuls face à eux-mêmes plutôt que s’adressant au public, les acteurs se disent au micro les traces laissées par la danse, la musique, la lumière et la scénographie. Traces des espaces et des temps traversés par des corps qui gardent la mémoire de chamboulements incessants dont Loïc Touzé nous confie le viatique.

Dans le bagage, il y est question d’une réflexion sur l’être à travers les états du moment. Une éthique, une philosophie de la vie qui dit bien mieux dans les actes ce que les écrits et les discours ont du mal à traduire. Au terme de ces reconstructions qui sont aussi les nôtres, nous sommes apaisés, envahis par une sagesse purificatrice.
Une sorte d’initiation au mystère de la création.

 

Michel Vincenot
21 janvier 1999

Distribution

 

Chorégraphie Loïc Touzé

Création 19 janvier 1999, La Ferme du Buisson

Oui – Hélène Cathala / Fabrice Ramalingom

Cette pièce ne nous raconte pas «des salades». Dès le départ, le propos est clair, comme une série de photographies de reportage. Oui, c’est un pari risqué de conjuguer la force de l’athlète avec la beauté de la danse. Oui, la danse utilise les muscles du même corps, mais elle donne à penser et invite au sens, partagé par tous.

«Au début était l’informe» de l’échauffement ; tout ce qui n’est pas repéré comme spectaculaire. Tout ce qui se passe dans les coulisses d’un stade et qu’on ne voit jamais. «Oui» est une pièce qui aurait pu mener l’idée beaucoup plus loin si elle n’avait été circonscrite dans des limites imposées aux danseurs. Mais la danse est ainsi faite qu’elle prend au passage toutes sortes de propositions qui mettent l’humain en situation. Y compris dans ses contraintes.

Alors il faudra sans cesse détourner les sens convenus, avec subtilité. Transformer le ridicule grotesque d’un match de lutte en acte poétique … et bien d’autres choses encore qui font partie des habitudes médiatiques de l’athlète. Lorsque dans l’informe de cet échauffement s’allume une découpe – un surprenant rectangle blanc -, c’est l’espace qui nous est donné à voir autrement. Non plus dans l’intention d’aliéner mais dans le désir de relier les uns aux autres, dans l’enchaînement d’actes chorégraphiques lisibles depuis le centre du corps. Car il faut être présent à l’intérieur des nuances et non regarder le cadre. Si l’on n’y prenait garde, cette pièce ne serait qu’un «détournement» du sport imagé par la danse. Il n’en est rien et ça n’est pas le propos d’Hélène Cathala et de Fabrice Ramalingom.

Il suffit de belles échappées hors du ring pour comprendre que la subtilité n’est pas où on l’attendait. L’éponge rouge est le vestige d’une barbarie consentie par tous, c’est-à-dire par l’indifférence généralisée. Mais quand un duo de danseurs sort du cadre, porté par le balancement des autres d’où viendra le mouvement, alors on comprend que la danse ne peut pas être autre chose qu’un rendez-vous du geste avec le corps des autres … spectateurs que nous sommes. Une tension du pied de Karine Gori ou un solo glissé au sol de Laurence Mandrille, ou encore la composition du groupe autour d’un espace qui articule d’autres directions… En définitive, tout nous donne à penser que la danse ne pourra jamais être le mime du sport. L’espace prend sens parce qu’il est consenti par tous. Non pas une stratégie de «battant» , mais un consentement au partage. Ainsi se construit le mouvement ; ainsi s’organise l’échange qui fait oublier à tout moment la fascination de l’athlète envié par tous mais qui ne concerne finalement personne. La télé remplace le corps ; l’audimat occulte la pensée.

Bref. Difficile pari, en effet, de transformer une course de compétition de haut niveau en un paisible chemin de découvertes. Corps monolithiques mais aussi fragiles et morcelés. C’est sur ces corps en morceaux que l’on consent au repos, que l’on accueille le silence, que l’on déguste le temps. N’en déplaise au spectateur qui s’impatiente devant un instant d’inaction. Car l’inaction c’est le silence, et le silence est insupportable. Nous sommes trop habitués au remplissage médiatique qui ne laisse aucune place au dépouillement, au lâcher, à la confiance qui peut aller jusqu’au baiser esquissé, sans que personne n’y ait porté la moindre attention.

C’est donc au travers de ce filigrane qu’il faut lire ce «Oui» qui est parfois «un non», un refus des choses toutes faites, un engagement dans les justes nuances que nous ne savons plus voir par négligence aveugle. Ou tout simplement parce nos corps ont perdu la parole.
Les solos qui se succèdent dans «un blues un peu désordre» nous renvoient chaque fois à l’itinérance de corps non codifiables, livrés à leur liberté inaliénable …  Poésie de la mouvance au service d’une écriture qui compose ensemble des corps différents. Au-delà des apparences du sport, il y a la danse, pour notre plus grand bonheur. Et c’est là que l’on retrouve Hélène et Fabrice. Dommage qu’une «commande» ait quelque peu restreint leur champ d’investigation.

 

Michel Vincenot
9 novembre 1998

Distribution

 

Chorégraphie

Hélène Cathala, Fabrice Ramalingom

 

Danseurs :

Hélène Cathala

Frédéric Cellé

Carine Gori

Samuel Letellier

Laurence Mandrille

Fabrice Ramalingom

Double v – Laurent Pichaud

C’est inutile. Il est inutile de vouloir disséquer cette pièce à la façon d’une analyse grammaticale. C’est comme si l’on tentait de désosser une séquence de la vie prise sur le vif, sans en connaître ni  les antécédents ni l’aboutissement. C’est comme s’il nous manquait quelque chose avant et quelque chose après. Une partie de l’histoire en quelque sorte, prise dans l’instant, qui fait appel à ce qui se passe avant et ce qu’il advient après, sans que jamais nous en ayons connaissance.

Et pourtant, l’envie nous prend d’aller voir avant et de deviner la suite : ce qui se passe dans le hors-cadre de la caméra … la tension dans laquelle se trouvent les danseurs dans les coulisses, juste avant l’entrée et après la sortie. Dans quel état de présence absolue se trouvent-ils pour enchaîner ainsi leur mouvement à celui des danseurs en scène ? Dans le cadrage circonscrit d’une bande dessinée, l’œil va chercher très vite l’image suivante. Il anticipe en quelque sorte. Là, rien. Rien qui puisse tranquilliser l’esprit. Laurent Pichaud tranche dans le vif d’une histoire déjà commencée par d’autres sans y chercher à tout prix les correspondances. Cela rappelle les photos que Laurent Lafolie réalise au moment des répétitions de cette création. Des photos prises de haut. L’œil regarde le trait du mouvement, son prolongement à l’infini qui échappe au regard, et non le mouvement lui-même. C’est un art graphique !

En termes chorégraphiques, cela s’appelle : l’art des disparitions et des réapparitions. Mais le propos de la pièce ne peut être réduit à cette seule excellence technique. L’engagement de la scénographie, des lumières et des musiques en direct est radical parce qu’il déroule à l’infini le mouvement de l’espace intime de chacun. Les bandes blanches du sol prolongent le lointain du corps, les lumières et la musique l’étendent vers le haut et vers le bas. Ainsi Laurent Pichaud rend-il à notre regard la précision du scalpel qu’il donne d’ailleurs lui-même dans une construction chorégraphique abstraite et sans concession. Il est des moments où l’art contemporain régénère la danse avec générosité.

Et c’est le sentiment qu’il nous reste. Celui d’avoir été traversé de haut en bas par une énergie purificatrice. Vert , blanc, rouge et jaune au début. À la fin, tous les costumes sont blancs. C’est ainsi que ces magnifiques danseuses aux qualités différentes anticipent cette destination : Anne Lopez et  Christine Jouve, aussi précises l’une que l’autre.  Anne, cassée par une énergie féroce mais à la fois suspendue ; Christine, posée sur la pointe de je ne sais quelle partie du corps tant elle défie les lois de l’équilibre et de la stabilité. Le poids devient longiligne.

Elles anticipent toutes les deux un propos qui nous questionne plus profondément au fur et à mesure que la pièce s’enroule et se déroule devant, derrière, en haut et en bas. Anne Lopez trace des directions radicales avec une expérience redoutable de l’espace : regard vers le spectateur et course effrénée en arrière. Christine Jouve dessine dans cet espace linéaire des volumes à la manière d’une spirale. D’un pied à l’autre, d’un bras à l’autre, elle transforme le sens-même du corps. Transgression silencieuse de l’espace où les correspondances sont possibles, sans jamais être révélées.

Double solo croisé à plusieurs reprises par un double duo ou un quatuor. Doubles v, accolés en intersection, jamais vraiment confondus, mais vivant ensemble une énergie commune, tels les mots de Georges Perec jetés par l’enfance au désordre du monde.  Dans cet intervalle, au carrefour de la vie stigmatisée par une clarté incisive, comme un plan cinématographique bien cadré, des courses épuisantes nous amènent avec les danseurs jusqu’au bord du malaise. Une sorte d’alternance de situations sur lesquelles personne ne peut prétendre avoir de prise ou de discours tout faits. Je passe, je tranche dans le vif et je m’en vais en laissant au sol la trace d’un dessin imaginaire que d’autres traverseront, ou pas. Chacun devra alors changer sa trajectoire. Le blanc qui vient de l’absence laisse derrière lui de possibles rencontres dont on préservera l’essentiel. Le reste n’est que fantasmes ou paroles inutiles. Le propos est d’une grande modernité. L’écriture sans fioriture est claire. La danse des six interprètes également.

Dans cette énergie furieuse à repousser les murs, il y a quelques moments de proximité ludique : la recomposition du groupe, par exemple, où une main s’échange à la place d’une autre pour que la ligne des danseurs devienne lisible et cohérente. Ou alors le toucher d’une épaule, d’un bras, d’une main qui n’est pas une caresse, mais une attention à redonner à l’autre le souffle éperdument brisé à force d’en chercher la limite… Une (re)prise de conscience de la matérialité de la chair… Les danseurs ont la folie au corps, du feu dans les yeux, mais une présence sublime de l’un à l’autre.

La pièce est sans ambiguïté. Comme si l’on s’adressait à soi-même dans un moment de méditation, après avoir disséqué sa vie en morceaux «inextricablement enchevêtrés» pour n’en garder que les justes séquences.  Reste le silence, immobile et lumineux.

 

Michel Vincenot
25 octobre 1998

Distribution

 

Chorégraphie Laurent Pichaud

Danse

Laurent Pichaud

Christine Jouve

Anne Lopez

 

Lumières Sylvie Mélis

Musique originale

Jean-Luc Gergonne et Cyril Torrès

Création le 23 octobre 1998 à Montpellier

Paumes – Olga de Soto

Paumes – Olga de Soto

Elles dansent en harmonie, puis en écho parfait. Vêtues de petites robes aux couleurs de la flamme ; regards dirigés vers d’autres corps en vis-à-vis. Comme s’il fallait se lier d’aventure à des partenaires invisibles. Keersmaeker, leur aînée, installait une présence de la danse avec une élégante préméditation. Elle adressait aux spectateurs cette énergie contenue, après les avoir patiemment toisés.

Chez Olga de Soto, l’ondulation des hanches vient d’une intention imperceptible. Le mouvement ne peut surgir tout à coup. Il doit d’abord trouver son centre, puis prendre de l’ampleur. Pascale Gigon au premier plan et Olga de Soto au second adressent aux partenaires que nous sommes une invitation directe et sans équivoque : le regard investi et la tête immobile installent dans nos corps une respiration silencieuse.

L’une, Pascale, les yeux doux-brillants et le visage diaphane, beau comme les personnages de Botticelli, surprend par une énergie rapide comme l’éclair. L’autre, Olga, le regard empreint d’une fougueuse détermination, contient une énergie éminemment sensuelle. L’une et l’autre dansent en accord parfait, et pourtant de façon très personnelle. Lorsque le bassin entraîne les bras et les jambes, puis les yeux, la tête et les cheveux, Pascale Gigon met de l’accent là où Olga de Soto retient de manière subtile le mouvement qui ne demande qu’à grandir. L’espace du geste devient inventif. Les «énergies» sont précises, les doigts incisifs. Les pieds plantés dans le sol, les deux danseuses «travaillent» sur des directions spatiales dans tous les sens du corps.

Costumes noirs et sobres pour ne rien oublier de la beauté du corps, le deuxième duo est construit sur une architecture complexe. Les forces sont en opposition sur l’axe de gravité qui devrait normalement maintenir le corps, debout sur ses deux pieds. Ici l’on joue sur les contraires : suspension d’une jambe, appui sur l’autre, bras dirigé vers le bas. Les doigts qui effleurent le sol avec précision inversent le sens du poids. La gestuelle entre alors dans l’ordre de l’imaginaire. Le corps surpris dans des lâchés que l’on attend dans les membres, libère ses tensions dans le souffle où le mouvement a trouvé naissance.

Ce mouvement répété à l’infini est la résurgence que la terre libère de ses entrailles. Le centre inaccessible du rocher se prolonge dans l’eau qui jaillit. De la même façon, les danseuses répètent le mouvement ; l’une développant l’intention que l’autre a initiée avant elle. Et la musique joue dans ce troisième duo un rôle primordial pour appuyer la fulgurance du geste, jeté dans l’espace comme le trait que le peintre lance sur la toile. On ne sait d’où vient le trait. On ne sait pourquoi il commence ici et pourquoi il s’arrête là. Pour autant le geste est précis et suspendu à une force indicible qui met le corps en attente de la pensée. Ce qui en résulte n’appartient désormais ni au peintre ni au danseur. La danse met en relation étroite le corps avec le temps et l’espace qui l’ont fait naître. Et naissent avec lui les développements de l’imaginaire qui lui sont dignes. Les lignes de lumière que le corps trace dans l’espace sont des chemins de mystère dans lesquels on entre et sort. Des limites extrêmes traversées depuis des lieux inhabités. Là où le corps devient un fluide dessiné dans un frémissement silencieux.

À 28 ans, Olga de Soto invente son langage. En venant jouer dans la cour des grands, elle affirme aujourd’hui que la danse contemporaine n’a pas fini de nous surprendre.

Michel Vincenot
3 mai 1998

Distribution

 

Chorégraphie Olga de Soto

Interprétation :
Olga de Soto
Pascale Gigon

 

Photographie : © Jorge Leon