Prélude – Héla Fattoumi / Éric Lamoureux

Prélude se regarde comme une fugue à cinq danseurs. Un antidote au syndrome d’une société qui fuit le temps et la sincérité des instants partagés. Sommes-nous avant ou après le chaos ? C’est très exactement en cet endroit de l’Histoire que le spectateur intervient, quelque peu troublé d’avoir à délaisser l’agitation.

Les danseurs ont certainement fait retraite dans la solitude des sables pour nous inviter de la sorte à partager le silence. Ni souffle, ni frottement. Seulement quelques impulsions des doigts qui rappellent étrangement les déplacements furtifs de ces créatures minuscules qui n’appartiennent ni au vent ni au sol, mais qui s’enfouissent mystérieusement dans le sable, ne laissant de leur passage éphémère que le souvenir d’une trace imprimée sur nos rétines.

Le silence est un minerai rare que l’on extrait délicatement des corps, sans mot ni bruit, sans effort apparent ni bavardage. De strate en strate – comme la musique du spectacle -, les corps se dressent et se défont. Du monolithe impassible à la transformation liquide, de la pierre au surgissement de l’eau. L’homme serait-il voué à ruser inlassablement avec le mouvement du sable qui le piège à la terre ?
Mais gare aux apparences. Prélude est un silence qui ne provient pas uniquement du désert mais d’une disposition intérieure longuement préparée qui va chercher très loin, jusqu’à l’extrémité des mains, des doigts, des pieds, la force essentielle de l’échange. Voilà le maître-mot.

Lassés par les portés vulgaires et archaïques auxquels la danse nous a quelquefois habitués, ceux d’Héla Fattoumi et d’Eric Lamoureux glissent d’un corps à l’autre. Ils s’échangent comme un savoir ancestral qui échappe à toute explication rationnelle, au point que l’on reste les yeux rivés à cette gestuelle sans cesse échangée qui est consentement de l’un à l’autre. Pas un acharnement.

Cet échange-là prend toute sa dimension lorsqu’il s’agit de transmettre (porter au-delà des signes) l’énergie silencieuse de corps en passage, d’un homme à une femme, de duos en trios, tantôt fascinés par l’obscurité, tantôt atterrés par la clarté des corps.
Cet échange-là est de la danse. N’en déplaise aux esprits blasés à l’affût d’émotions vibrantes que l’on oublie aussi vite qu’on les a ressenties.

Cette danse-là est véritablement un échange que l’on glisse à l’oreille des autres partenaires dont on ne saura jamais le secret. Le mystère commence là où s’arrête la danse. Et c’est plutôt magnifique.

Michel Vincenot
6 Février 1995

Distribution

 

Chorégraphie Héla Fattoumi et Éric Lamoureux

 

Danseurs :

Héla Fattoumi

Patrick Harlay

Éric Lamoureux

Cécile Loyer

Paola Piccolo

 

Costumes Sandrine Pelletier

 

Lumière Dominique Mabileau

 

Musique Kasper T. Toeplitz assisté de Thierry Rallet

 

 

 

Fragments de paradis – Loïc Touzé / Fabienne Compet

Ceux qui ont déjà marché sur les nuages le savent, on entre pieds nus au paradis…
Cinq danseurs, au lever du rideau, sont délicatement posés, presque en suspension, prêts à se laisser tenter par un face-à-face en duos. Puis l’image disparaît, aussi fugitive qu’elle est apparue, parce qu’on ne doit jamais s’autoriser à des choses convenues. L’univers peut alors s’ouvrir à des fragments d’humanité.

Sur terre, ils nous feraient sourire tous ces petits détails. Mais au paradis, ils prennent une autre allure … Quand trois personnages accoutrés de leur misère de vie entrent par la petite porte, ils entraînent notre regard jusqu’à nous laisser troubler par la vérité de ces manies dérisoires, dansées avec la minutie du geste. Toutes ces fragilités que nous fuyons  nous  sont  dévoilées  en pleine (et belle) lumière tout au long d’une chorégraphie patiemment intériorisée, intelligemment écrite et servie par une bande-son qui a su trouver le ton qui convient à la danse.

Désormais, ces trois personnages en quête de vis-à-vis ne parviendront jamais à s’identifier à l’Autre ; chacun poursuivant avec détermination son chemin parmi d’autres chemins. La pièce, conçue par Loïc Touzé et Fabienne Compet, peut alors se développer à l’infini, en une myriade de petites situations auxquelles six excellents interprètes donnent tout le corps. On y devine que ces bribes paradisiaques ne sont que le reflet d’un temps révolu qui laisse vivre ensemble plusieurs temps possibles, fussent-ils radicalement opposés.

À la croisée de ces différentes diagonales, un danseur, surgi des profondeurs du noir, apparaît en solo pour extraire du mouvement une musique céleste qui n’en finit plus de monter et qui s’efface comme un rêve. Dès cet instant, le rythme du spectacle est donné. La danse déconstruira sans cesse toute certitude établie, tout apparat trompeur, tout jugement irrémédiable… Bref, tous ces fragments multiples qui font le paradis.

On pénètre de plain-pied au paradis… avec son bagage d’embarras que les danseurs expriment jusqu’au bout de leurs doigts lorsqu’ils entrent en scène, poussés par une force qui ne semble pas venir d’eux. Un parapluie ordinaire, dernier vestige de la terre, trouve son écho dans l’envol d’une ombrelle fleurie… l’ensemble finement tissé de solos et de duos, tous dissemblables, riches d’un vocabulaire  longuement élaboré. On se prend alors à regarder en face toute la diversité des humains.

Et lorsque le groupe, généreusement soutenu par une cantate de Hændel, plane enfin au-dessus des eaux, c’est peut-être cela le paradis ?  Mais non. Ces instants éphémères sont trompeurs. Le paradis n’est pas l’illusion, encore moins la béatitude. Il est une alchimie faite des mille et une petites divagations fragmentaires, inconciliables que chacun porte en soi et qui trouvent en cet endroit matière à harmonie. Même la moquerie y est autorisée. Sur terre, elle ferait pleurer les enfants dans les cours de récréation, mais au paradis, elle renoue avec les êtres dans leur intimité.

Toutefois, ne nous méprenons pas. Le paradis n’est pas le paradis ! Sur un banc sorti tout droit d’une salle d’attente, une femme vient se poser aux côtés d’un homme aux gestes empruntés, telle une caricature du désir amoureux, une séduction qui ne parviendra jamais à ses fins.

Et puis, un magnifique duo porté rappelle la fascination pour les pouvoirs dérisoires, tel Don Quichotte sur son âne …
Sans doute le paradis est-il cet éternel recommencement. Au bout du compte, c’est tant mieux, car chaque personnage restera ce qu’il est, lorsqu’il devra restituer aux spectateurs ce paradis-là, inventé pour les petites manies misérables que nous cachons sur terre… Les anges eux-mêmes en sont tout ébahis !

Michel Vincenot
31 Octobre 1994

Distribution

 

Chorégraphie

Loïc Touzé, Fabienne Compet

 

Danseurs

Joël Luecht

Giuseppe Scaramella

Antonia Pons-Capo

Latifa Laâbissi

Fabienne Compet

Loïc Touzé

 

Conception sonore KOLATCH

 

Création lumières Marie Vincent, Philippe Bouttier

 

Costumes Sandrine Pelletier

La peau dure – Sidonie Rochon

Sidonie Rochon vient sûrement d’une autre planète quand elle entre, silencieuse, dans notre monde asphyxié par les images stériles et les discours de frime. Ce monde-même qui légitime l’indifférence à l’encontre de la présence aux hommes, à la vie et à la mort, aux choses simples et lisibles.

Sidonie Rochon entre ainsi dans notre intimité, sur la pointe des pieds, pour ne pas brusquer nos habitudes. Elle joue avec la légèreté de l’air qu’elle substitue habilement à ses entraves, en défiant sur la pointe des talons nos certitudes insensées de corps sans parole, prétentieux et dérisoires, que nous sommes devenus.

Certes il est question de peau, cette frontière extrême du corps, échappée de la quintessence du toucher. Mais il est aussi question de peau dure pour nous rappeler que le corps existe avec l’air, cette matière invisible mais sensitive qui appartient à tout le monde et qui nous relie aux autres, ces inconnus. Ainsi pourrions-nous sombrer dans la rudesse du cuir desséché que plus aucune sensation, plus aucune vibration ne parviennent à troubler. S’il arrivait que le corps ignore cette limite extrême, le geste n’aurait plus de sens.

Voici donc la belle élégance de Sidonie Rochon qui scande le temps et réintègre ensemble la vie et la mort, puis l’approche d’autrui, dans le tournoiement magnifique d’une danseuse subtile et envoûtante. Mais pas question de danser pour danser, pas de geste pour le geste. Une porte est là, omniprésente, qui s’ouvre sur rien ou alors sur tous les possibles, pour nous suggérer qu’avant d’en franchir le seuil, il faudra assumer sa propre condition humaine.

Le motif est bien là, sans concession romantique. Car, avant d’être un plaisir, la rencontre est une approche d’exigence, développée joliment par la chorégraphie d’un duo suspendu entre le sol et l’air, entre la pesanteur et l’esprit, entre la gravité et l’élévation. La légèreté fluide n’a de sens que par la lourdeur opaque du corps qui nous colle au plus près de la terre. Jouant sur tous les registres possibles et toutes les sensations du dehors, du dessus et du dedans, Sidonie Rochon explore en un trio de filles ces limites extrêmes, ces défis de l’espace, comme une belle écriture posée sur le papier. Le déséquilibre en arrière rétablit la verticalité de la marche contre toute tentation d’effondrement. L’inertie des corps à l’angle-droit redonne sens à la stabilité du mouvement, le silence intérieur. Voilà donc réunies les circonstances d’une rencontre.

Et c’est seulement à cet instant qu’on peut parler de vérité, parce que le temps a été investi par toutes les situations qui nous collent à la peau. Il y a les êtres vivants, et l’objet particulier de leurs rapprochements. En la circonstance, un drap blanc rassemble deux êtres en un moment de belle émotion : un homme et une femme, pour l’étreinte d’un baiser, un lit de noces, mais aussi un lit de mort.
Tout cela se devine, se pressent comme une caresse ; c’est transparent comme l’eau claire. Sans doute faut-il être une femme pour poser un regard aussi délicat sur les traces indélébiles que laisse l’éphémère en nos corps de mémoire.

Michel Vincenot
6 Avril 1994

Distribution

 

Chorégraphie Sidonie Rochon

 

Danseurs

Marie Cool

Isabelle Lê

Carlo Locatelli

Vincent Pradoura

Sidonie Rochon

 

Musique Belà Loto

 

Lumière Christophe Forey

 

 

Lahire et Judith – Jacques Patarozzi

Lahire et Judith – Jacques Patarozzi

Quand Patarozzi nous installe dans la lenteur d’un univers en pleine renaissance, on peut se demander s’il n’est pas impertinent de risquer une telle danse des corps à la face d’un monde qui a perdu tout sens de l’altérité. « On ne prend pas le temps de faire quelque chose, dit Daniel Dobbels, on se préoccupe du temps » ; le temps des autres, jusqu’à tenter de transgresser l’espace du sacré qui est d’abord et par excellence celui des humains.

Un carré blanc – qui fut de tous temps une géométrie complexe et parfaite – devient le lieu d’une convoitise. Tant qu’un embryon d’homme larvé se traîne dans des gestes que la vase ne parvient pas à fixer, son regard n’est dirigé nulle part et ne s’adresse à personne. Mais quand il réussit à marcher debout, parce que la divinité a elle-même décidé de se grandir, l’homme peut alors faire sien cet espace, l’explorer et le regarder de face comme un possible désir à partager.

Beauté des instants et magie de l’espace, lorsque deux femmes apparaissent comme dans un rêve, ouvrant plus loin encore, à l’infini du carré, le désir de rencontre, ou le temps de l’amour. Alors on se prend à mesurer le sens profond d’un geste simple : un bras qui s’ouvre largement à l’horizon et qui, dès cet instant, entraîne le spectateur dans une spirale qui ne le quittera plus.

À la façon Patarozzi, l’effleurement des corps se révèle fragile, toujours intelligemment construit, sans jamais être brutal. On ne s’empare pas d’autrui, on se prépare à le rencontrer. Toute la différence est là. Au croisement d’hommes et de femmes, un carré est posé, extraordinairement présent.  On y retient  son souffle parce que le temps c’est d’abord l’éphémère. Ces magnifiques apparitions, puis disparitions des hommes à la rencontre de deux femmes nous en laissent deviner l’infinie délicatesse.

Car, c’est beaucoup plus tard que l’on consent à l’échange. De leurs robes virevoltantes à leurs genoux croisés, cette danse des femmes devient une intime séduction par laquelle on accepte de se dévoiler en préservant cette pudeur essentielle qui fait toute la qualité d’un geste réellement dansé. Et c’est précisément à cet instant que le regard du chorégraphe choisit d’hypnotiser le nôtre pour nous rappeler que, dans notre histoire, les hommes ont gravé leurs désirs et leurs cauchemars sur la pierre des chapiteaux et les frises des tympans. La danse devient alors un don généreux. Ces tableaux nous sont destinés, telles des offrandes répétées, portées vers le devant de la scène. Et lorsque l’image devient trop prégnante, la pierre se met à danser et restitue aux humains le mouvement qu’elle leur avait dérobé. Ainsi la danse explose en un carré perpétuel que plus rien ne peut contenir, pas même la musique lorsqu’elle arrête la mesure du temps. Instant magnifique d’un quatuor qui nous retourne en pleine lumière le regard d’un dieu aux chevaux déchaînés… Cela nous rappelle quelque chose.

Lahire et Judith est une vraie rencontre avec la Danse qui, du début à la fin, n’a rien laissé au hasard : des danseurs à la chorégraphie, de la chorégraphie à la gestuelle que Jacques Patarozzi nous offre au travers de leurs corps. Cette histoire pourrait être un conte si l’on ne savait par ailleurs que, en dehors de la scène, deux danseurs et deux danseuses de la compagnie Patarozzi échangent autour de leur chorégraphe les mêmes moments d’attention et de profonde générosité.

Michel Vincenot
28 mars 1994

Distribution

 

Chorégraphie Jacques Patarozzi

Danseurs :
Antoine Effroy
Claire Haenni
Antonia Pons Capo
Frédéric Seguette

Lumières Martial Barrault

Costumes Colette Huchard

Bande sonore Catherine Maulet

 

Photographie Laurent Lafolie

Les danses singulières – Gérard Gourdot

« Parvenu à un certain âge, l’on s’aperçoit que les sentiments qui vous apparaissaient comme l’effet d’un affranchissement absolu, dépassant la naïve révolte : la volonté de savoir jouer tous les rôles, et une préférence pour les rôles les plus communs parce qu’ils vous cachent mieux, rejoignent dangereusement ceux auxquels leur veulerie ou leur bassesse amènent vers la trentaine tous les bourgeois. C’est alors de nouveau la révolte la plus naïve qui est méritoire.» Francis Ponge, Le parti pris des choses.

La création artistique trouverait-elle son lieu de prédilection entre une cuisine encombrée de vaisselle et un bureau englouti par les livres et les manuscrits d’un petit appartement du 11e arrondissement ?  S’il en était ainsi, cela signifierait que la création artistique est en quête permanente d’un lieu d’expression, aujourd’hui le Théâtre Saragosse, mais hier, aujourd’hui et demain, en prise directe avec le quotidien.

Gérard Gourdot aime l’art au plus près de la vie et vomit la création aseptisée, «l’autisme des créateurs à s’enfermer sur leurs créations», dit-il. De son expérience humaine, il extrait ces Danses Singulières que finalement il tient de ses amis, proches ou passagers, mais toujours présents dans un projet jamais clos. Ses amis, nous les retrouvons sur les images-vidéo, parce qu’il faut qu’en tous temps et tous lieux, l’art soit d’abord un rendez-vous. Une transmission : de l’intime au quotidien, et du quotidien au spectaculaire.
Seule cette filiation peut changer «les formes du moment, cet art de capter ce qui peut apparaître comme fortuit». L’attention à la vie est l’exigence première qu’il se donne, en homme à la fois rigoureux dans son travail artistique, et chaleureusement présent à ses hôtes lorsqu’il les défie sur d’impossibles paris, au coin d’une table, autour d’un verre de vin…

Du texte antique au texte du rappeur, il transmet la même énergie humaine : la parole. Pour ne jamais asservir les gens à une forme particulière, il utilise l’image, le texte, la danse et la vidéo, sans aucune prétention ni revendication esthétique.
Et c’est avec tendresse respectueuse, dans un rapport au jeu, qu’il lit et danse les textes pour tous ceux qui n’ont plus le temps de lire ou qui, tout simplement, n’ont plus le goût du livre.

De sa cuisine parisienne à la scène du Théâtre Saragosse, Il construit une forme ouverte d’intervention, une création, dans la continuité de l’esprit et du corps, et revendique « la danse, vécue comme un acte politique, sans en faire de discours, pour que le spectateur prenne plaisir à voir et à entendre, sans avoir à lui donner des leçons.»

Jolie rencontre entre le livre et la danse, à un moment où cet homme de 41 ans a envie d’écrire parce qu’il veut continuer à danser… Son livre s’écrira dans vingt ans. Il nous fait un clin d’œil et nous fixe le rendez-vous.

Michel Vincenot
Mars 1994

Distribution

 

Danse et lecture : Gérard Gourdot