Sorelline – Caterina Sagna

Tout sonne faux dans cette pièce… et pourtant, tout est parfaitement juste. Jusqu’à l’intensité des situations, comme sait les mettre en scène Caterina Sagna. Elle dédie cette chorégraphie à «l’édification et au profit des jeunes filles», avec un brin de malice, bien sûr.

Quatre petites sœurs, les sorelline, qui sonnent faux, au point que deux d’entre elles sont jouées par deux hommes. Quatre « petites sœurs » interprétées par d’excellents danseurs, solidaires dans la danse et jaloux les uns des autres dans les personnages qu’ils incarnent. Du métathéâtre, dit Roberto Fratini Serafide, le dramaturge qui a participé à la conception de la pièce : « Comme dans des émissions-télé à grand succès, les sœurs feront l’impossible pour être faussement vraies entre elles. Au résultat, elles sembleront vraiment fausses aux yeux du public. »

Depuis le XIXe siècle, «Les quatre filles du Docteur March» (le roman de Louisa May Alcott) ont bercé l’enfance de nombreuses générations de petites filles. Elles y ont sans doute nourri leurs fantasmes, mais aussi exorcisé l’éducation hypocrite qu’elles ont reçue. «La bonne éducation » des jeunes filles qu’on se doit de transmettre et qui trouve aujourd’hui un prolongement dans le mauvais goût des grandes dynasties, à la façon des feuilletons à l’américaine. Ces familles « conformes » y exaltent l’argent, le pouvoir, la jalousie, le mensonge et les relations de pacotille, au prix d’une morale douteuse. L’essentiel est d’être en représentation permanente pour se faire apprécier, à exercer sans scrupule une domination assassine sur les autres ; pourvu que soit sauvegardée l’homogénéité du clan familial. Tout concourt à l’hypocrisie d’une sororité apparemment partagée mais qui, en réalité, trouble en permanence les règles du jeu.

Alors tout va très vite : de la fausse tendresse à l’apologie du mensonge, de la caresse à la correction infligée, de la présence attentionnée à l’humiliation. Chacune des sœurs tentera, tour à tour, d’attirer l’attention de la mère, parfois faussement autoritaire, parfois perdue dans des souvenirs nostalgiques auxquels elle fait semblant de croire.

Les références culturelles de notre époque y sont suffisamment présentes pour qu’on les reconnaisse : musiques, chansons, jingles, comptines…, mais elles sont sans cesse déformées pour ne pas y croire vraiment. L’art de Caterina Sagna consiste à promener le spectateur entre le vrai et le faux, tout en peaufinant des moments de sincérité touchante : après une scène d’une rare violence, l’une répète sa partition d’accordéon, l’autre recoud son vêtement. L’échange fraternel se résume en une dialectique de calcul qui fait basculer les situations vers une agressivité proche du règlement de compte. L’amour côtoie la haine. Les musiques elles-mêmes se coupent la parole entre elles. Et la mère trône au dessus du dérisoire qui se donne en spectacle. Elle est tantôt envahissante, tantôt effacée, mais toujours « maternelle » dans le pouvoir qu’elle exerce en tirant les ficelles de la division. Diviser pour régner. Offrir à la préférée les boucles d’oreilles pour qu’elle soit la plus belle. Récompenser injustement l’une ou l’autre pour maintenir l’équilibre fragile, lorsque le père s’est fait absent.

Sorelline traverse de multiples registres, et l’on retrouve ici l’empreinte savoureuse de Caterina Sagna. La culpabilité ouvre la voie à l’abandon, le grotesque succède à la poésie, la violence engendre la tendresse… Enfin, de multiples situations ambivalentes qui parlent de l’humain dans ses quêtes contradictoires, comme Fellini aurait pu les filmer.

Ainsi l’art du rythme ne s’improvise pas, c’est un art de l’écriture. Celle de Caterina Sagna fait cohabiter le théâtre et la danse, le sentiment fragile et le mouvement structuré. Toujours en contrepoint pour souligner les contrastes, glorifier le pouvoir absurde jusque dans ses moindres détails. On voudrait alors raconter cette pièce comme on raconte une histoire, et voilà qu’on est impuissant à le faire. La danse brise toute velléité narrative. Sorelline nous entraîne en plusieurs lieux et plusieurs temps à la fois. Composée d’échappées très physiques et de retenues finement poétiques, rythmée par des disparitions et des réapparitions, la danse ouvre sans cesse à des situations étonnantes, tant elles sont inattendues.

Tenir le propos jusqu’au bout en renouvelant les formes (l’une se nourrissant de l’autre), cela tient également de l’art, mais cette fois-ci, chorégraphique. Les transferts d’énergie, par exemple. Après un quatuor vigoureux, c’est le personnage de la mère qui calme l’essoufflement des « filles » en respirant à leur place… Ou, le geste inimitable de Caterina qui extrait le mouchoir de sa poitrine… Ou, la mélodie romantique pour petites filles bien rangées qui neutralise les bras et les mains des danseurs pour enfermer définitivement toute velléité de révolte. Puis les corps qui se déforment sous les ordres des autres, comme une injonction à réprimer toute impulsivité débordante ; une façon comme une autre d’imposer sa loi à l’abri des regards… Ou, enfin, la découverte des jeux interdits qui autorisent la fausse pudeur d’un voyeurisme consenti ; le sexe, les seins, la sexualité et finalement le corps en profond chamboulement, sous le regard faussement terrorisé des autres sœurs.

Histoires de petites filles qui soulèvent leur jupe dans les cours de récréation ? Oui et non. Non parce que c’est aussi l’histoire de l’humanité soumise à ses contraintes et à son devenir, dût-elle endurer les maladies infantiles et passer par le rituel du travestissement, un beau matin de Noël.

Après avoir gommé les identités nous ne serons plus tout à fait comme avant. Cela est si vrai que Caterina Sagna commence la pièce de façon presque ordinaire, en prenant soin de présenter ses interprètes, l’un après l’autre. Sans qu’on n’y prenne garde, ils deviennent au fil de la pièce les personnages de Sorelline. Quatre petites sœurs, objets de nos vengeances inassouvies et de nos fantasmes inavouables pour avoir été trop longtemps cachés.

Michel Vincenot
8 octobre 2001

 

Distribution

 

Chorégraphie Caterina Sagna

Dramaturgie Roberto Fratini Serafide

Danseurs :

Nordine Benchorf

Alessandro Benardeschi

Elisa Cuppini

Susana Panades Diaz

Caterina Sagna

 

Avant-première

Venise 5 et 6 octobre 2001

She never stumbles – Daniel Dobbels

She never stumbles – Daniel Dobbels

Quand le geste s’initie en deçà du corps, avant que la plus petite pulsion de vie ne trouve sa raison d’être, la danse est déjà à l’écoute de l’infime vibration. L’imperceptible frémissement du corps y est une force ineffable qui s’oppose, sur le dos de la main, à la terre qui l’a fait naître.

«Elle ne vacille jamais parce qu’elle n’a pas d’endroit où tomber.»

C’est par l’inéluctable mort, en effet, qu’il faut commencer. Tomber signifierait : se laisser engloutir par le geste joliment insignifiant. Ici, il s’agit au contraire de «commencer à côté du corps» – Daniel Dobbels le dit justement – presque en amont du temps pour faire le deuil du trop plein. Juste à l’endroit du «vide» où se croisent les territoires des autres. L’espace d’à-côté est le territoire du silence inouï qui ne peut s’entendre que par le mouvement tactile, les yeux fermés. Comme le battement d’une paupière sur la peau d’un partenaire,
lorsque la parole a perdu les mots.

Pied retourné et poings fermés contre le sol, le corps est soumis au poids venu d’en haut, mais en même temps c’est le sol qui lui résiste, le repousse constamment dans sa hauteur, en laissant disponible ce vide comme un souffle tendu entre le corps et la matière. Tout le mystère de la danse est ici résumé en ces forces contraires. Le corps peut en effet défier la loi de la gravité lorsqu’il est habité par l’intention claire de dévier les contraintes, les représentations du prêt-à-danser ou du prêt-à-montrer. Les petits doigts tendus refont à cet égard un trajet transversal, entre le poids et l’esprit, entre le corps et la danse dans un espace qui, cette fois-ci, n’appartient qu’à l’humain. Espace du corps surpris par la pensée du mouvement. L’homme invente la parole… et il se tait.

Entre l’animal extrait du sol et l’esprit de l’homme qui émerge du rampant, la danse de Brigitte Asselineau résiste à l’enfouissement de l’être. Michel-Ange, et le doigt de Dieu tendu vers celui de l’homme. Au sommet de la Chapelle Sixtine ils ne se toucheront jamais, mais resteront le symbole d’un écho insondable qui transmet la pensée au cœur même de la matière charnelle.

Lorsque le trajet devient à ce point complexe de tant d’infinitudes, c’est le corps «défait, refait, échoué» qui ouvre à l’intelligence. C’est lui qui écrit le temps, entre les sursauts de l’insecte éphémère et la résistance du corps, grandi par la gravité. La durée et les suspensions du temps sont les passages obligés de l’histoire humaine en ses trajectoires infirmes qui ouvrent, d’un geste à l’autre, à la clarté, en laissant s’immiscer l’espace, «l’entre-deux» du devenir.

Une main qui chemine derrière le dos invente ainsi une autre direction : celle d’un bras tendu vers le haut. Un entre-temps du corps rassemblé, à mi-hauteur, entre la terre et le ciel. C’est une dialectique de l’être qui s’installe : toucher le sol par le dos des doigts, paume de la main vers le haut, pour faire surgir la respiration dans toute sa hauteur. Comme une résurgence dont on ignore l’origine. L’air devient le volume charnel ; le corps respire son espace entre celui des autres. Là est l’entre-temps du corps.

Dans la troisième partie de ce solo, Bob Dylan chante : «Certains disent qu’il n’y a pas d’erreurs dans la vie. C’est vrai, parfois on peut voir les choses ainsi. Mais les gens ne vivent pas, ne meurent pas ; ils ne font que flotter […]»

Et d’une ligne tracée au sol, d’un corps divisé par les tensions contradictoires, c’est la main qui détient le secret de rassembler le temps, de tenir ensemble des doigts singuliers, séparés, écartelés.
«Cherche le motif aigu et solitaire d’où tu jailliras.» René Char avait déjà parlé de ce solo.

Michel Vincenot
26 mars 2001

Distribution

 

Chorégraphie Daniel Dobbels

 

Solo dansé et interprété par
Brigitte Asselineau

 

Lumières Françoise Michel

 

Régie son Boris Molinié

 

Musique Bob Dylan :
Chimes of freedom
Blind Willie Mac Tell
Man in a long black coat

 

Costume Judith Chaperon

 

Festival Plurielles 2001
à la Commanderie

La testimone – Caterina et Carlotta Sagna

Quand elle convoque sa sœur pour vivre en résonance avec elle, Caterina Sagna se fait le témoin des allées et venues d’une parole qui traverse le quotidien, du plus banal au plus insolite.

Un duo joué/dansé sur quelques textes de Lluisa Cunillé, jeune écrivaine catalane. « La Testimone » est une écoute de tendresse qui s’abandonne à l’autre, dans le miroir de son cheminement. La gestuelle d’un corps, cassé ou libre, emplit le volume de l’espace. Les yeux perdus vers le haut, Carlotta raconte plusieurs versions de l’être humain, de l’exaltation naïve au semblant d’abandon.

Pantin désarticulé, jets de jambes et cisaillement de bras, jusqu’aux petits gestes écrits comme des enluminures. Tantôt sensuelles, tantôt jalouses, comme l’histoire de deux sœurs entre elles. Elles se transmettent leur univers, puis, abandonnent le dédoublement.

 

Michel Vincenot
19 mars 2001

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation

Caterina et Carlotta Sagna

 

Textes originaux Lluisa Cunillé

 

Traduction du catalan Edmond Raillard

 

Musique originale Rombout Willems

 

Musique exécutée par Coen van Het Hof (trombone), Jan Harshagen (cor), Simon Wieringa (trompette), Peter-Paul van Hest (ingénieur du son)

 

Lumières Niccio Marino

Exercices spirituels – Caterina Sagna

Elle est belle, elle est grande. Ses doigts longilignes remodèlent le corps, inspiré des « Exercices spirituels » d’Ignazio de Loyola, à travers la lecture qu’en a donnée Roland Barthes.

Par ses costume et décor, le peintre-scénographe Tobia Ercolino accompagne Caterina Sagna. D’étape en étape, de ligne en ligne, elle traverse le temps en un trajet spirituel qui dépouille le corps de ses peaux accessoires. Chaque trajet est une succession de signes, de l’humain vers l’invisible. Les pieds rythment au sol le décompte du temps « uno, duo, tre… ».

Entre le corps lacéré et l’ouverture à l’être, Caterina Sagna nous mène vers une purification, en gardant toujours présent le regard qu’elle nous adresse. Ce solo mérite que l’on s’arrête un instant sur la danse et ce qu’elle traverse quand le corps devient à ce point une infinité de petits signes, comme une invitation au silence.

 

Michel Vincenot
19 mars 2001

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation Caterina Sagna

 

Musique originale Roberto Paci Dalo

 

Décor et costume Tobia Ercolino

 

Lumières Nuccio Marino

Brucelles – Karine Pontiès

Elle vient de Belgique avec 6 danseurs, cinq hommes et une femme. Rapport étrange de ces hommes en noir et de cette femme en blanc. Égarés d’un champ de bataille, à la limite de l’univers carcéral, ils dansent, ils chantent, ils traversent le tragi-comique de l’existence.

 

Quand la parole ne peut plus se dire, la danse mène les corps en ses dérives. L’univers fantasque de Karine Pontiès, entre déraison et folie, entre émotions, désirs et menaces, agit «aux intersections muettes de la forme, de la couleur, du mouvement et du rythme. L’endroit d’où l’on peut apercevoir un certain tragi-comique de l’existence humaine.»

Ce qui d’habitude sert de repères au quotidien est transporté dans un univers déroutant, peut-être même insupportable. C’est un drôle de festin, autour d’une table étrange. Les objets usuels sont détournés, traversés, déconstruits. Comme les corps, d’ailleurs. Tantôt fermés, tantôt triturés, tantôt énergiques dans les directions et les départs du mouvement. La danse est aux marges de l’irrationnel quand l’espace lui-même déconstruit le corps, noué au bord du handicap.

Une sorte de folie qui trouve le moyen d’échapper à l’enfermement dans un lieu qui n’existe nulle part. Entre grandiose et dérisoire, cette pièce touche au fond de nous ce qu’on n’ose jamais s’avouer. Les fonctions elles-mêmes du corps sont changées. Le repas n’est plus une table mais un ensemble d’objets à détourner les repères du temps et de l’espace. Repères fondamentaux que la danse utilise, ici, a contrario.

Le corps à l’état premier obéit à l’instinct de l’animal rampant qui tente de se mettre debout, entre chutes et sursauts. Et quand il est debout, c’est pour chercher l’endroit du sens.

Anecdote sur la folie ? Certainement pas. Plutôt une exploration du corps, en une pièce tragique et légère en même temps, pour aller chercher le sourire en dérive qui se cache secrètement en nous..

 

Michel Vincenot
janvier 2001

Distribution

 

Chorégraphie Karine Pontiès

 

Danseurs :

Juan Benitez

Alessandro Bernardeschi

Eric Domeneghetty

Jean Fürst

Cécile Loyer

Mauro Paccagnella

 

Création à Bruxelles
novembre 2000

 


Festival Plurielles 2001