Ce que la danse dit du corps – Michel Vincenot

CE QUE LA DANSE DIT DU CORPS
Narthex-Tarbes 14 novembre 2013

 

 

Au cours de l’Histoire, la danse a modelé les corps selon les représentations de chaque époque, de chaque maître de ballet ou de chaque chorégraphe.

1.  La danse baroque :  est une représentation du corps dans sa noblesse et sa grandeur, à l’image de Dieu que représente le Roi.  C’est ainsi que dansait le roi Louis XIV.

Puis la danse classique inventée par Louis Guillaume Pécour, maître de ballet de Pierre Beauchamp met au point un système d’écriture de la danse très codifié dont les 5 positions.
Le corps se montre en position ouverte – l’en-dehors -, élevé le plus possible vers le haut. Il n’est que le vecteur de l’esprit qui doit à chaque instant s’approcher le plus possible de Dieu dont le roi Soleil est le représentant : le port de tête haut, les appuis des pieds sur les pointes pour s’extraire le plus possible du sol ; le sol étant perçu comme l’abandon à la déchéance de la chair.   Et quand on regardait la danse à la Cour, ce n’était pas les danseurs que l’on regardait, mais le Roi. Le corps de ballet n’était qu’un écrin, un décor pour la danse du roi. À aucun moment, il n’y a contact du corps tout entier avec le sol, comme on le verra plus tard dans la danse moderne, puis contemporaine qui utilisera l’en-dedans, ou l’intériorité de l’être.

2.  La tradition de la danse classique a perpétué pendant des siècles la référence à Louis XIV. Encore aujourd’hui, les premiers et meilleurs danseurs de tous les opéras du monde sont appelés danseurs étoile, en référence à une autre étoile : le Roi Soleil.

>  Viendra ensuite un Français Emile-Jacques Dalcroze à la fin du XIXe s qui vient casser les codes de la danse classique. Désormais le corps doit être expressif dans toutes ses dimensions. Et la danse doit ouvrir le mouvement à la pensée. Ce sont les préludes de la danse moderne. Mary Wigman sera son élève et initiera la danse expressionniste allemande, une danse violente, en opposition affichée au 3e Reich dont elle pressent en 1936 les événements qui viendront plus tard : la pureté de la race aryenne, les bébés sportifs, les bébés modèles, et en fin de compte l’extermination des Juifs et d’autres populations, la Shoa.

>  Mais auparavant, la Guerre de 14/18 a laissé un grand traumatisme dans les populations. Le film : les corps pliés en deux…  Il n’y a aucune lésion corporelle, mais des hommes marqués définitivement dans leur chair….

En réaction : Isadora DUNCAN : le corps est aérien ; besoin de libération, liberté d’expression. Initiatrice de la danse moderne. C’est la première fois que les danseurs dansent pieds nus.

3.  Le corps qui danse articule ensemble le mouvement et l’espace dans Le sacre du Printemps de Pina BAUSCH. Le flux, l’échange des corps, et le partage des trajectoires structurent l’espace à partir du désarroi, de la déroute, la débâcle, je l’explique plus loin.

Mais la chose la plus significative est que le corps est désormais montré sous toutes ses formes, et dans des postures inédites, y compris dans le dénuement. La composition fluide de la danse suggère cette fois-ci un corps «social», même sociétal, un corps en relation étroite avec d’autres corps qui s’organisent, trouvent des chemins collectifs dans des échanges de trajectoires qui s’apparentent à un rituel. C’est en effet un rituel sacrificiel. Stravinsky compose cette musique sur une légende venue de Russie. Chaque année on élisait, puis on sacrifiait une jeune fille pour que le Printemps soit fécond.
Après les postures de désarroi, les femmes se regroupent, se structurent et sont finalement dispersés par le groupe des hommes qui désignera l’élue, celle à qui on remettra la robe rouge.
Dans cette chorégraphie de Pina Bausch de 1978, le corps est montré sous toutes ses faces : debout, au sol, de dos, sur le côté, couché. Cette composition chorégraphique suppose une écoute précise du corps des autres danseurs afin que le groupe garde une cohésion dans l’écriture de la danse. Rudolph Laban, chorégraphe et théoricien de la danse, dont Pina Bausch fut l’élève, parlait de la danse en ces termes : «un florilège des petits gestes, comme une feuilleté qui compose la danse collective.»
Ainsi, le corps devient un sujet, et non plus une mécanique à danser.

4.  La fluidité nous amène à parler de la transmission du geste. Dans cette pièce «Derrière la porte» de Kirsten Debrock, le mouvement de l’une déclenche le mouvement de l’autre. Le corps est ainsi le réceptacle du geste de l’autre.
Cette idée de transmission ou de proposition est particulière à la danse contemporaine, du fait que les danseurs ne font pas les mêmes mouvements tous ensemble, mais doivent impérativement partager le même temps et le même espace. Chaque corps étant singulier, il a son énergie spécifique qui permet d’écrire la danse dans une relation étroite des danseurs entre eux et surtout de varier le vocabulaire (gestes, mouvements, postures) C’est le principe de l’altérité qui est en jeu, de l’écoute mutuelle des corps, élément incontournable pour la danse.
On remarquera à ce sujet la belle charnière (descente au sol par le dos) accompagnée par le bras de l’autre danseuse qui se termine, non pas par une chute, mais par un contact en douceur de la main droite sur le sol. Suivi d’un échange entre le sol et la hauteur.

5.  Petite pause. On parle de l’échauffement des danseurs, différent d’un danseur à l’autre. Pendant les phases d’échauffement qui peuvent durer 3 heures, on devine de suite les qualités spécifiques de chaque danseur. Et on imagine d’emblée comment va s’exprimer son talent personnel.
Et parler de l’échauffement des danseurs, c’est aussi parler de l’enjeu de l’échauffement qui n’est pas seulement musculaire, mais un échauffement de l’imaginaire. C’est-à-dire, danser autre chose que ce que l’on sait faire avec virtuosité.

Et l’on revient aux deux danseuses que l’on vient de voir. L’une, Lucille pratique un échauffement des articulations ; l’autre Loriane : un échauffement par la concentration, les yeux fermés, afin de rester maître jusqu’au bout des mouvements de son corps.

6.  Le poids du corps défie la gravité : Minutes opportunes de Michèle NOIRET, pièce inspirée de l’univers d’Alfred Hichtkok, interprété dans cette séquence par la magnifique danseuse Dominique Godderis.
Le poids défie la gravité par les lâchés maîtrisés du corps. Ça n’est pas d’abord une maîtrise technique du corps, mais une maîtrise mentale qui sollicite l’équilibre de l’esprit, mais aussi la clarté des intentions, des directions dans l’espace et de l’aboutissement du mouvement. C’est une prise de conscience du geste qui doit précéder le mouvement dont la destination devra être perceptible. Amener le corps évanescent jusqu’au point de bascule qui le précipitera au sol en douceur est un paradoxe.
Cela nécessite d’être attentif au temps qui va constituer le creux (le creuset) nécessaire à l’élaboration du geste, ce que Hubert COLAS et Daniel DOBBELS nomment le pré-geste.

En effet, avant de surgir, le geste est déjà nourri du temps qui l’a précédé, à condition, toutefois, que le danseur soit dans un état de réceptivité intense. On constate par exemple que le travail de l’improvisation en danse consiste pour l’essentiel à être réceptif à l’environnement, à tout événement extérieur qui va nourrir le geste ou tout accident (l’imprévu) qui changera la nature du corps et la nature du geste, mais il faut pour cela accepter d’abandonner son savoir-faire. C’est toute la différence qu’il y a entre danser et bouger pour bouger (gesticuler).
Dans cet extrait de Minutes opportunes, c’est le poids qui, s’abandonnant au vide, va combiner entre eux le temps et l’espace et qui mettront le geste en mouvement.

Ce vide, c’est l’air, «L’air intangible, explique Georges DIDI-HUBERMAN (Le danseur des solitudes), l’air, un matériau psychique pour la peur et pour la prise de risque en même temps, pour l’immobilité qui plane et pour le mouvement qui, tout à coup va se précipiter. C’est quelque chose entre le rêve et la mort. Cela évoque puissamment les périls conjugués d’un funambulisme en danger de chute et d’un somnambulisme en danger de réveil.  »

Le transfert est une notion fondamentale de la danse : transfert d’énergie à un autre interprète, transfert du poids sur le corps de l’autre partenaire auquel on doit faire absolument confiance, ou transfert du corps au sol dans l’élégance de la chute maîtrisée jusqu’au contact ultime.

Je trouve dans cette idée de transfert une analogie avec la peinture peinture d’Edvard Munch Le cri. Ce personnage cadavérique, exsangue, est inexorablement précipité vers l’abîme, tandis que le sang de son corps est projeté, transféré dans le ciel.

7.  Le corps habité par le temps traverse ses propres limites
Saburo Teshigawara s’enfouit droit dans le sable pendant une journée. Seule la tête émerge. Sa cage thoracique oppressée dans le sable, il expérimente ainsi la maîtrise absolue du corps, une méditation profonde. «Quand le corps est pitoyable, il est en même temps traversé par des forces infinies» (Daniel Dobbels).
En régulant sa respiration, Saburo Teshigawara expérimente pour la danse le temps qui libère l’intériorité de l’être. La danse est d’abord une expérience inédite de la force intérieure préalable à tout mouvement, lorsque le danseur accepte que celui-ci ne soit pas simplement une mécanique. Et dans le solo qui suit cette expérience, Saburo Teshigawara conclut : «Il s’agit de rendre perméables ses propres limites à celles des autres».

L’extrait que nous regardons maintenant montre le travail de Teshigawara avec ses danseurs en répétition.

8.  Ce que la danse dit c’est que le corps construit son propre imaginaire :  « Accumulation », Trisha BROWN, initiatrice de la danse post-moderne. Il n’y a pas d’intention préalable, pas de construction conceptuelle au départ. A partir d’un geste simple, le corps va développer spontanément des variations de ce geste, et au bout du compte la construction chorégraphique sera inattendue, parce ce que imprévisible.
C’est ainsi que procèdent les danseurs dans la phase d’improvisation. Quand les mouvement est précalculé, la danse sera artificielle. Il s’agit au contraire de laisser au corps le soin de trouver son propre chemin. « Tenir toutes choses à leur naissance », dit Valère Novarina. C’est la prééminence de la danse lorsqu’elle prend en considération la destinée du corps et son cortège de questions irrésolues. Le geste d’abord, dont on ne sait pas exactement où il gît, d’où il provient, et pourquoi il surgit à cet instant précis. La mort ensuite, dont on peut penser qu’elle est, sans relâche, le moteur de ces gestes essayés, abandonnés ou perdus, ou mille fois retrouvés, jusqu’à laisser poindre le plus juste, le plus habité d’entre eux afin de donner un sens clair au corps en mouvement.

On s’aperçoit après coup que ce système de répétition du geste construit le langage de la danse en ellipse. L’accumulation n’est pas la superposition de strates empilées, mais le développement en ellipse qui change, à chaque phase, le sens de la danse et donc du corps. C’est ainsi que l’écrivaine Gertrud STEIN écrit ses textes de cette façon : « Elle graverait sur l’arbre Rose est une Rose est une Rose est une Rose est une Rose jusqu’à en faire tout le tour »
L’intérêt de la répétition du geste quand elle est intelligente consiste à tout moment d’expérimenter d’où vient le mouvement et quelle sera son aboutissement. Non seulement ces détournements de sens permanents régénèrent le vocabulaire de la danse, mais ils portent, dans un espace à défricher, le sens du corps, du geste, de l’implication du mouvement, et ouvrent à la perception d’une autre temporalité, d’une autre façon de vivre le temps.
Cet engagement progressif du geste devient finalement un engagement total du corps. La seule condition est d’accepter de se dépouiller des fioritures qui font joli, de sa propre virtuosité.

9.  La corps dans la précision mathématique :  Rosas danst rosas, Anne-Teresa de Keersmaeker. Cette danse assise est une implication intense du corps par la précision du geste qu’elle mobilise. Cette chorégraphie mathématique nécessite une grande écoute des danseuses entre elles, et met en œuvre une énergie autant mentale que physique. C’est pourquoi des petits signes de connivence entre les danseuses émaillent cette construction savante et viennent rompre cet ordonnancement.

– Les mouvements sont décalés vers le centre de gravité du corps, tandis que le  travail du buste vient le rééquilibrer sur une musique binaire.

– Trois positions des jambes : parallèles et serrées, croisées l’une sur l’autre ou en fente latérale. Cette architecture du bas du corps s’inspire de positions quotidiennes, mais elles sont déclinées et réécrites par la danse en accéléré. C’est une reconstruction chorégraphique des gestes quotidiens, mais cette fois-ci dans une énergie incisive. La tête est soutenue par les mains, les coudes sont posés sur les jambes croisées, les mains sont posées à plat sur les cuisses, le buste est penché en avant, les avant-bras sont serrés sur le ventre. Une grande diversité de vocabulaire finalement, à partir d’un geste quotidien.

– Mais d’autres mouvements moins banals viennent rompre avec ces postures habituelles : les bras et le buste sont libérés dans des torsions et de brèves explorations hors de l’axe. Le buste ici est l’organisateur rythmique de cette séquence, car c’est autour de lui, et des flexions, des extensions et des rotations que s’organisent toutes les formes qui s’en échappent.

>  Puis une réinterprétation émouvante de cette chorégraphie par des danseuses enceintes.
Les mouvements sont identiques, mais cette fois-ci moins incisifs, ralentis… par le poids du bébé. Avec une très jolie variation finale : il faut calmer le bébé.

10.  Le corps compose avec les objets : 2 séquences :

– Transports exceptionnels, Dominique Boivin : soumettre la machine au corps humain : une histoire d’amour entre l’homme et la machine.

– Zero degrees : un duo entre Sidi Larbi Cherkaoui et Akram Khan

Une collaboration entre Akram Khan, Sidi Labri Cherkaoui, le sculpteur Antony Gormley et le compositeur Nitin Sawhney .
Akram Khan et Sidi Larbri Cherkaoui ont de fortes similitudes dans leur travail. Les deux sont de familles musulmanes, ils ont grandi en Europe. Passionnés par le mélange des cultures, ils combinent leurs origines avec la danse Kathak indienne ; une danse extrêmement complexe par la vitesse et la précision des mouvements contemporains qui y sont engagées.

À la source de cette création, le degré «zéro», c’est l’origine de la vie. Inspirés par leurs propres identités doubles, les deux recherchent ce point qui peut réunir les contraires : / mort, lumière / obscurité, chaos / ordre. Et en filigrane, on peut y lire aussi le conflit Israëlo-palestinien…

Ce que la danse dit du corps :
– le corps est doté d’une perception développée de l’environnement, qu’il soit historique, social ou politique ou multi-artistique.
– sa capacité à changer la nature de l’espace : le flux, la fluidité, l’énergie, la clarté
– la nécessité d’être à l’écoute des autres corps et à respecter leur espace
– la transmission à l’autre
– la singularité de chaque corps qui apporte à la danse des nuances variées
– la présence forte au temps, à l’instant présent, et à la pertinence du mouvement qui devra être mené jusqu’au bout.
– et enfin les limites du corps que le poids impose, même si celui-ci peut être détourné par l’élégance du geste.
En détournant ainsi le sens pour qu’il ne soit jamais dogmatisé, on ouvre alors à l’ineffable de la danse en laissant libre le vide que laisse derrière lui le danseur pour sentir la vie exister au plus près de nos corps, entre caresse, baiser et pulsion de mort.

C’est pourquoi, et pour terminer,  la plus belle représentation de ce que la danse dit du corps se trouve selon moi dans cette peinture :

Michel-Ange, et le doigt de Dieu tendu vers celui de l’homme. Au sommet de la Chapelle Sixtine ils ne se toucheront jamais, mais resteront le symbole d’un écho insondable qui transmet la pensée au cœur-même de la matière charnelle.

 

Michel Vincenot

13 novembre 2013

Conférence sur "Two", Kirsten Debrock – Michel Vincenot

Conférence sur "Two", Kirsten Debrock – Michel Vincenot

Photographie Nathalie Sapin

La présentation-vidéo de ce duo TWO n’a pas pour objet de donner des clés de lecture ou un mode d’emploi de cette pièce de Kirsten DEBROCK. Chacun portera son regard singulier sur le spectacle tout de suite après. C’est plutôt l’occasion de reparler de la danse contemporaine dans ses fondements, dans ses approches et sa façon de recomposer la réalité, en se distanciant des représentations figuratives.

 

Rencontre entre un homme et une femme, on attendrait les lieux communs de la séduction, comme dans la vie. Et c’est par l’immobilité, c’est-à-dire par la densité du silence, préalable de la rencontre, que commence ce duo. La rencontre, oui, mais avec tout ce que cela suppose d’impasses, de questionnements ou de fulgurances.

Pour faire l’expérience du temps, il faut d’abord s’ouvrir au silence. Non pas le vide, mais l’écoute attentive du temps qui va constituer le creux (le creuset) nécessaire à l’élaboration du geste, que Hubert COLAS et Daniel DOBBELS nomment le pré-geste.

En effet, avant de surgir, le geste est déjà nourri du temps qui l’a précédé, à condition, bien sûr, que le danseur soit dans un état de réceptivité intense. On constate par exemple que le travail de l’improvisation en danse consiste pour l’essentiel à être réceptif à tout événement qui va nourrir le geste qui viendra immédiatement après, en acceptant d’abandonner son savoir-faire. C’est toute la différence qu’il y a entre danser et bouger pour bouger (gesticuler). C’est donc le temps et l’espace combinés entre eux qui mettent le geste en mouvement et composent par ailleurs cette rencontre amoureuse qui commence par la solitude.

Autrement dit, il ne s’agit pas de remplir, voire de saturer la danse d’un propos ou d’une histoire qui nous rappellerait de près ou de loin les situations de la vie courante (l’envie, la séduction, le désir, la rencontre amoureuse, l’étreinte). Kirsten DEBROCK détourne le propos du figuratif attendu en introduisant dès le début une longue séquence répétitive (19 mn) qui relie entre eux le temps et l’espace (cela est fondamental), et un troisième élément qui vient lui donner de la hauteur (de la respiration) : le graphisme, qui inscrit dans l’espace un volume qu’il faudra désormais apprivoiser et habiter. Mouvements en opposition de directions : le garçon se redresse, la fille se baisse. Et le mouvement est répété plusieurs fois.

Le relais intermédiaire qui réunit les deux danseurs à mi-hauteur, et à la même hauteur, ce sont les doigts au sol. Le point relais est tactile. Doigts effleurant à peine le sol, les danseurs se rejoignent au même moment. Puis le dos de la main au sol pour s’élever, et la paume de la main au sol pour s’abaisser, dans des directions et des mouvement inversées. Ce signe entraîne l’alternance de verticalité et d’horizontalité répétée plusieurs fois au rythme d’une respiration lente.

La posture de la danseuse, et la façon dont le regard va du haut vers le bas, cette posture rappelle une des nombreuses Annonciations de Botticelli : Marie en position d’accueil et d’humilité, tête baissée, mais en même temps dans un état de réceptivité intense.

À ce stade, ce qui est important c’est ce que je vois, et non pas ce que j’interprète. Il est fondamental en effet de rappeler que le spectateur qui reçoit la danse comme un événement encore étrange (étranger) commence par regarder tous les signes qui la composent. C’est à la fin du spectacle, voire le lendemain que le sens pourra être reconstitué par le spectateur.

«La danse doit être vue deux fois.» dit Daniel DOBBELS. Ce qui revient à dire qu’il faut la regarder une fois, revisiter ce qu’il en reste, et y construire après coup notre propre parcours.

On laisse ainsi au mouvement et aux postures du corps le temps de composer avec l’espace, combiné aux signes écrits dans le volume de l’espace ; « La multitude des petits signes qui font la danse » dont parle parle Rudolph LABAN.

C’est ainsi que la danse change l’approche du propos qui lui même en échange va transformer la nature la danse.

Outre le fait que cette séquence répétitive nous rappelle le principe d’accumulation de Trisha BROWN (répéter le même geste qui va trouver une variation qui s’articule aux signes précédents et qui va en créer d’autres à l’infini… jusqu’à développer une écriture de plus en plus complexe…
Il ne s’agit pas pour Trisha BROWN d’accumuler des couches successives de gestes qui finiraient par alourdir l’écriture, il s’agit au contraire de répéter le geste indéfiniment pour qu’il trouve son propre espace, son propre espace de vie.

Outre ce fait, donc, il est nécessaire de rappeler que danser ne consiste pas à raconter avec le corps des histoires dans lesquelles on retrouverait spontanément ses repères, repères de notre vie quotidienne. « D’autant plus que dans la danse, dit Laurence LOUPPE, c’est le corps du danseur qui porte une grande partie du propos, et que ce corps parle avec son langage singulier. Le danger esthétique de la figuration en danse pourrait consister à la tentation de plaquer des surcharges de récit sur les actes de ce corps, et sur l’écriture qui est le processus de mise en relation de ces actes.» (fin de citation).
C’est le corps qui structure (comme en architecture) les diverses strates de la signification.

Laurence LOUPPE poursuit : « On sait que la tentation du public est grande de capter dans l’immédiat un sens en faisant l’économie du travail de la danse, et du travail nécessaire à son approche.»

Et pour revenir à TWO, le processus répétitif trouve une ouverture, on pourrait dire une fenêtre de respiration. Le changement de direction ouvre à un espace encore inexploré. Après le haut et le bas, les directions s’échappent maintenant latéralement, à droite et à gauche, puis devant et derrière. C’est une façon inhabituelle de rencontrer l’autre, non pas dans la fusion par la proximité (le face à face de regards qui se désirent) mais par l’environnement spatial, l’environnement vital, inaliénable du partenaire. À cet instant les regards se croisent à peine de façon fugitive, et ce ne sont plus les lignes de corps qui suggèrent la verticalité et l’horizontalité, mais la direction des regards.
La musique qui entre à cet instant marque d’ailleurs la translation des directions, le glissement de sens, voire le détournement du sens attendu. L’environnement sonore devient spatial, c’est-à-dire universel. Et compose une sorte de rituel de l’approche.

La spatialité dans les quatre directions, et la cinquième si on y ajoute la hauteur (c’est-à-dire l’espace dans ses trois dimensions), va générer l’accélération, d’autant plus rapide que l’on sort de l’enclos (le carré) encore mystérieux, pour prendre la distance nécessaire à la rencontre qui pourrait éventuellement devenir amoureuse, avec tous les aléas symboliques qui y sont liés, les sauts (les soubresauts), les chutes, les dispersions dans l’espace-temps de chacun, et les prises de distance. Chorégraphiquement, ces mouvements ne sont qu’une déclinaison plus rapide des postures de départ. A la fin de la séquence, pour la première fois, les regards s’échangent face à face sans savoir vraiment ce qu’il adviendra de cette rencontre.

Puis à nouveau, c’est la distance qui est installée dans l’espace, ou plus exactement dans l’entre-temps, l’entre-deux du temps pour reprendre l’expression de DOBBELS, entre le moment du premier contact et l’approche sensuelle où le corps peut se refermer comme un œuf. Certes, l’œuf est une forme géométriquement parfaite, mais c’est une forme étanche, fermée, auto-protectrice dans laquelle la caresse ne pourra s’établir que par les pieds.

Situation ambiguë : à la fois il y caresse et rejet dans la verticalité par les pieds. Or, la verticalité est éminemment la posture de la distanciation, contrairement au contact fusionnel que représente l’horizontalité, la position couchée. Alors il y a ce paradoxe : l’œuf est à la fois le cocon fusionnel par excellence, autosuffisant, et la protection qui repousse (par la coquille).

Pour les oiseaux prédateurs, si vous m’autorisez cette métaphore, prendre un œuf dans le bec est extrêmement difficile, voire impossible, c’est pourquoi l’oiseau casse la coquille s’il le peut. Et s’il n’y parvient pas, il utilise un outil intermédiaire : le caillou ou tout autre objet.

Si l’humain n’est pas un oiseau, il n’en demeure pas moins vrai qu’il est prédateur… de sentiments, d’affection et de besoin d’amour. Et dans ce duo, l’outil intermédiaire de protection de l’humain, ce sont les pieds, chose étonnante car les pieds sont faits pour maintenir le corps sur ses appuis au sol. Il y a détournement du geste et de la posture. Il est intéressant de constater dans l’écriture de Kirsten DEBROCK que tout est composé dans la distanciation, outre le fait que la relation amoureuse est et restera toujours énigmatique. Le rapprochement ne peut exister que par la solitude qui en est le moteur.

À ce propos, Georges DIDI-HUBERMAN, philosophe et historien de l’art, dans son livre « Le danseur des solitudes », magnifique titre, Didi-Huberman raconte : «Le danseur n’a pas peur de manifester la peur. Voilà en quoi sa dignité, sa grandeur apparaissent comme une bizarrerie dans l’élégance caractéristique des danseurs professionnels. Et pourtant cette bizarrerie n’est que sagesse : la sagesse même de savoir qu’en tout acte gît le risque de tout perdre, c’est-à-dire aussi de se perdre soi-même.» (fin de citation).

Cela est valable pour le propos de la pièce, et de toute pièce en général, mais c’est vrai aussi pour l’exercice du danseur qui doit accepter de perdre ses acquis, donc de retravailler sans cesse dans l’ouvert comme le dit RILKE, y compris dans ce qu’il sait faire parfaitement, afin que tout acte chorégraphique soit toujours investi d’une matière qu’on ne connaît pas forcément. L’élégance des pliés de Marine CHESNAIS par exemple, dans Just to dance. Les pliés qui ramènent au sol comme dans une bulle de coton, comme si le poids du corps n’existait plus. Des pliés dont elle dit elle-même qu’elle les retravaille en permanence, pour en chercher sans cesse de nouvelles qualités.

Quand une idée de danse est énoncée, le danseur ne peut pas se contenter de reproduire la réalité. Ainsi, Dominique BAGOUET demande un jour à deux danseurs : «Dansez-moi l’amour». Olivia GRANDVILLE et Fabrice RAMALINGOM, les danseurs en question sont pétrifiés : «Danser l’amour ? Mais comment peut-on danser l’amour ?». Cette chose si banale et ordinaire devient tout à coup insurmontable. Soit on imite la relation sexuelle, ce qui en soi n’a absolument aucun intérêt,  soit on va chercher dans le mouvement des matières inédites.

Avançons un peu. Je ne montrerai pas toute la vidéo de ce duo, car c’est vous qui en découvrirez la totalité dans un instant.

Je voudrais simplement relever deux autres moments de cette pièce.
Le premier concerne l’air que nous respirons et qui nous enveloppe. C’est une étrange rencontre en effet qui s’établit par le volume de l’air, médiateur de la sensualité à distance. Il circule d’un visage à l’autre sans qu’il y ait réellement contact, et il entraîne le détournement des visages dans une rotation de flux et non dans une tentative de toucher.

Le seul aboutissement possible est d’une extrême délicatesse : l’attente, puis une approche du baiser qui se fera sans le baiser. Et finalement, l’approche se fera dans le volume de l’air par le petit doigt, sans toucher, en effleurant à peine.

«L’air intangible, explique DIDI-HUBERMAN, un matériau psychique pour la peur et pour la prise de risque en même temps, pour l’immobilité qui plane et pour le mouvement qui, tout à coup va se précipiter. C’est quelque chose entre le rêve et la mort. Cela évoque puissamment les périls conjugués d’un funambulisme en danger de chute et d’un somnambulisme en danger de réveil.» (fin de citation).

Le deuxième moment : l’enlacement.
L’enlacement n’est pas l’étreinte possessive : la danseuse pose une main dans le dos du partenaire,  et l’autre bras sur l’épaule du garçon pour être prêt à toute éventualité d’échappée.

La seule trace de la proximité de la rencontre sera dans le signe horizontal de deux bras qui s’étirent jusqu’aux mains, mais qui pourraient aussi bien revenir en arrière par attraction. Il n’en est rien, le mouvement se termine finalement par un lâcher des mains.  Laissant comme seule mémoire de la proximité deux bras qui s’ouvrent vers l’extérieur, puis devant, et le renversement dans des directions opposées. Deux individualités, deux solitudes qui se suivent sur des chemins parallèles. Rythmé par des invitations et des refus.
La réminiscence des oppositions : debout / couché viendra à la fin de cette séquence, mais  ce n’est pas la fin du spectacle…

Et puis un peu plus tard, l’entremêlement des jambes, à la fois expression du désir, et impossibilité à le satisfaire, dans les chemins de lumière dessinés comme un labyrinthe par Lætitia ORSINI.

Comment voyons-nous la danse ?
Ce duo pose la question du statut du regard des interprètes de la danse. Quand je travaille avec des danseurs, je suis très attentif à la qualité du regard. Le danseur n’est pas une mécanique musculaire, il doit être relié en permanence aux autres interprètes et aux spectateurs par la présence signifiante de son regard, dont les qualités dépendent évidemment de la dramaturgie de la pièce. Il y a des regards de danseurs qui sont concentrés sur ce qu’ils ont à faire et oublient que leur visage, leurs yeux doivent aussi transmettre quelque chose de leur singularité. Cela touche cette fois-ci à l’intelligence de la danse.

Et de la même façon le statut du regard nous concerne tous dans notre vie relationnelle quotidienne : qu’est-ce qu’on investit dans la façon de regarder les autres, ou tout simplement dans la façon dont on voit les autres. Parfois en s’identifiant aux yeux de l’autre ? : regard distant, absent, fuyant, méfiant, voyeur, indiscret, réceptif, partageant ou investi. Au fond, ce duo que nous allons voir maintenant est une histoire qui nous renvoie à notre propre statut de regardant.

Michel Vincenot
10 novembre 2011

 

Danser : accepter la perte, le manque – Michel Vincenot

DANSER : ACCEPTER LA PERTE, LE MANQUE

Restitution du colloque Danser, faire danser.
Lyon 27, 28 et 29 octobre 2008

Michel Vincenot
Scène conventionnée danse-théâtre
Espaces Pluriels – Pau

 

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Introduction

Au regard des interventions et des ateliers qui ont été conduits durant ce colloque ; me référant par ailleurs aux pratiques et aux attentes, notamment celles des enseignants EPS, il m’a semblé opportun d’aborder la danse du point de vue de la perte, du manque, de l’abandon, face à l’obsession de produire coûte que coûte un spectacle finalisé, des « reproductions de formes prêtes à l’emploi », selon l’expression de Dominique COMMEIGNES.

 

La danse est d’abord un parcours qui se préoccupe de l’espace et qui exige d’offrir le temps nécessaire aux danseurs qui s’y impliquent, qui se confrontent aux doutes et aux risques de l’abandon des savoir-faire.
Cette restitution est un dialogue entre les ateliers de danse que j’ai observés, les apports conceptuels que les intervenants ont proposés et les remarques qu’ils m’ont suggérées.

 

Trois codes pour aider la lecture :

Ateliers de danse
‣   Interventions des conférenciers
[  ]  Prolongements personnels hors colloque

…………………………..

 

• « Quand je le décide, je rentre sur le tatami, l’espace commun des danseurs – première consigne de l’atelier du chorégraphe Alexandre ROCCOLI -, mais d’abord je prends conscience de mes appuis. Je répartis le poids de mon corps».
Et par ailleurs, première consigne du chorégraphe Ennio SAMMARCO : « La relation à l’espace est une relation entre vous. Regardez l’espace, dans deux heures ce sera le nôtre. »

[ Regarder l’espace comme si on le découvrait pour la première fois est une façon de se décentrer, d’abandonner au sol le poids de ses crispations, lâcher ses habitudes, ses gestes prêts à l’emploi.
Car, avant d’entrer dans l’action, il y a une question à laquelle on ne peut échapper, celle de l’espace conjointement lié au geste qu’on va y produire, tenter de le reproduire, puis éventuellement l’abandonner, et peut-être le perdre définitivement. La danse dialogue avec
« un partenaire invisible » qui n’a aucune place définie, ni dans le temps, ni dans l’espace. ]

Alain KERLAN, citant le peintre Gérard Garouste, dit : « L’art implique une nécessaire et salutaire déstabilisation […]  L’expérience esthétique consiste à faire un geste comme si on l’inventait pour la première fois. Mais il faut garder à l’esprit que la première fois n’est pas forcément le début. »

Jackie TAFFANEL fait de ce principe de base un préalable à la danse et à sa transmission.

• Le toucher silencieux ouvre à l’écoute. Au début de leur atelier, Alexandre Roccoli et Ennio Sammarco font une approche semblable. Une fois entré dans l’espace qu’on a décidé d’occuper, il s’agit d’éliminer tout bavardage, toute multiplication des signes convenus.
[ Le toucher brise les velléités de reproduction de gestes stéréotypés : ces jolis gestes qui font plaisir mais qui se vident instantanément de leur sens dès qu’ils sont produits. ]

Alors il faut accepter de ne pas être tout de suite dans le faire, mais de laisser venir l’action.

[ Dans l’improvisation de la danse, celui qui entre dans l’espace de jeu, et qui impose aux autres son mouvement, affecte définitivement l’équilibre et le sens même de l’espace, préalablement nourri du mouvement des autres. Et c’est justement l’une des difficultés de l’écriture chorégraphique. Écrire la danse, c’est faire en sorte que l’équilibre des énergies vienne conforter le mouvement déjà installé par les autres danseurs, soit en contrepoint de la proposition présente, soit dans le prolongement de l’action déjà en mouvement sur le plateau. Il s’agit bien de générer de nouvelles images. ]

« Générer, dans un élan, de nouvelles images qui se nourrissent les unes les autres », dit Gérard GUILLOT ; ce que Alain Kerlan appelle “la reconquête du surgissement” : « Il s’agit de reconquérir le surgissement, la matière brute de l’expérience qui nourrit le temps des expériences dans l’enfance. Les souvenirs associés aux premiers plaisirs, le son d’une cloche… le bruit d’une flûte… (Stendhal).»
Il s’agit bien en effet de mettre en œuvre « le symbole – le sumbolon grec -, cet objet partiel, partagé en deux qui a le pouvoir de convoquer un objet plus large, qu’on ne connaît pas encore.»

Nous sommes là au cœur du fonctionnement symbolique. Par l’assemblage d’images à l’infini [ c’est-à-dire de ce qui n’est pas défini a priori ], la danse nous conduit jusqu’à la frontière de l’invisible, « de l’intangible, dit Élodie BERSOT, pour reconstruire sa place dans le monde.»

Tout cela produit un désordre bienfaisant au centre du corps. Et c’est sans doute le premier moteur de la danse : mettre du doute là où les certitudes et les savoir-faire sont bien installés. Approcher l’altérité, l’Autre, « accepter de se laisser altérer.» dit Gérard Guillot.

[ Au-delà de l’anecdote, Il doit y avoir quelque chose d’éminemment symbolique dans la déstabilisation que ressentent les danseurs au travail. Dans les moments d’atelier, d’improvisation ou de création, pourquoi les filles se renouent-elles sans cesse les cheveux ? Comme s’il fallait remettre un peu d’ordre dans la perturbation engendrée par la danse.
– À cet égard, la question de l’interprète Carole Quettier au chorégraphe Daniel Dobbels est éclairante : « Comment je mets mes cheveux ? attachés ou lâchés ? »
– Réponse du chorégraphe : « Tu mets tes cheveux comme tu veux, l’essentiel est que ta danse vienne de l’intérieur.» ]

• Danser avec les contraires : abandonner le poids / chercher le poids
Atelier d’Ennio Sammarco : « Voyez la difficulté que nous avons à lâcher quelque chose du geste, à abandonner le poids. Lâchez le poids des cuisses, des genoux … pour sentir le voyage qui s’opère dans le corps, comme un état de concentration actif.»

[ La concentration active, l’échauffement du corps n’est pas un simple jeu de mécanique musculaire ou osseuse, c’est « un échauffement de l’imaginaire », dit Katie DUCK. Un éveil de l’espace qu’il faudra désormais partager.
Travailler la danse, c’est accepter un paradoxe permanent : entrer dans un fonctionnement d’abord symbolique qui s’accommode des énergies et des postures contraires, et qui recentre en un endroit précis du corps le moteur du geste, juste, placé au bon endroit, et du mouvement signifiant, impulsé au moment où il sera communicable et atteindra le spectateur au cœur de son être. Pas seulement à la périphérie des sens (les émotions). ]

Paradoxalement, quelques instants après, Ennio Sammarco invite à « aller chercher le poids en profondeur, sous les fesses, au sol …» Ce poids génère une tension contradictoire, impensable : faire basculer le corps vers la hauteur, dans un mouvement opposé à la force de gravité. Au-delà de la technique, c’est une magnifique trouvaille de la danse.

Trouver une autre direction du mouvement. Jackie Taffanel développe, sans le savoir, ce que Ennio Sammarco fait expérimenter en atelier : « Le geste peut vider la forme sur un appui ou, au contraire, garder la mémoire de ce toucher et trouver une autre direction du mouvement dans l’espace.»
Elle ajoute : « Les enseignants se saisissent trop vite de ce qui est donné. Il faut laisser le temps de la jubilation.» Et, citant KIERKEGAARD : « Il faut garder cette tension, cet instant ambigu où le temps et l’éternité sont en contact.»

• Perdre son savoir-faire constitue la cohérence de l’écriture. Lorsqu’on a consenti à lâcher le poids, lorsque chacun a accepté de perdre son savoir-faire valorisant, alors, tout à coup, se produit l’inattendu. Les marches de groupe, en ligne, en diagonale ou en paquet serré – observées dans les ateliers d’Alexandre Roccoli et d’Ennio Sammarco – se transforment en une danse naturellement chorégraphiée, un échange de mouvements clairs, comme s’ils avaient été écrits de tout temps.

La transmission, un passage dans toutes les directions. La transmission serait dans ce passage-là, comme un flux liquide qui n’a plus besoin de codes formatés pour être compris de tous. Gérard Guillot parle « des lignes de l’espace, mais aussi des plans de l’espace ». Il suggère ainsi que l’espace lui-même porte la symbolique du geste. Celui-ci peut être lu dans toutes les directions et dans tous les plans du regard, et peut désormais être interprété, nourri de pensée par l’imaginaire.

[ Quand Daniel Dobbels dit et répète à ses danseurs : « Ne blessez pas l’espace.», il évoque ces flux de transmission, où les corps en éveil révèlent, par le geste habité, la clarté de l’espace. ]

Odile DUBOC le dit autrement en substance. Par l’expérience du sensible, la danse est un échange entre l’objet et le corps qui en garde la trace ; entre le mouvement et son environnement qui modèle l’espace à la façon du « Projet de la matière ». Le corps laisse son empreinte sur la matière, et la matière transmet sa mémoire au corps. Celui-ci pourra restituer exactement les formes de l’objet ou le réinvestir différemment, ailleurs, selon le prolongement qu’en fera l’imaginaire.

Et pour ce faire, elle nous invite à « regarder la danse à 180°». Odile Duboc nous suggère sans doute de la recevoir dans les trois dimensions de l’espace, si l’on accepte de mettre un peu d’imaginaire à soi.

Dans ce contexte, la problématique de la transmission et de la création énoncée par Jean-Pierre CARLET est bienvenue :
– « La transmission consisterait-elle à conserver le patrimoine ? Mais alors où est la créativité ?»
– Quant à la création, « c’est ce qui fait rupture et déchire la transmission.»
– « Le transmissif porterait-il atteinte à l’enfant créateur, à l’enfant-centre, à l’enfant qui n’a pas d’Autre ?»

[ En danse, la transmission est le contraire du narcissisme. L’interprète réinvestit ce qui lui a été transmis par l’autre et le porte ailleurs, en acceptant de perdre quelque chose de lui-même. ]

Mais alors, « il s’agit de comprendre le manque… », poursuit Jean-Pierre Carlet, et cite Hannah ARENDT : « On ne transmet que par rapport à un monde qui doit être changé ». C’est tout un programme visionnaire qui nous concerne, nous et le monde, pour autant que     « l’estime de soi passe par l’esthétique du monde.» (Alain Kerlan).
Et en écho, cette parole d’Aurore, une danseuse participant au colloque :
« J’ai 23 ans. En cherchant à travailler au croisement des arts, je cherche à être au monde.». [ “À être au monde”, c’est-à-dire à reconnaître ce monde-là, et faire en sorte que ce monde me reconnaisse. ]

• L’ouverture d’un passage. Sans qu’il y ait eu communication directe entre les interventions parlées et la pratique expérimentée dans les ateliers de danse, il apparaît comme une évidence que des rapprochements s’opèrent. Dans l’atelier d’Ennio Sammarco, les rencontres des corps se font, non pas dans l’évitement, mais dans l’ouverture de passages de l’autre, pour l’autre, même les yeux fermés.

Les flux échangés. Il faut franchir un pas de plus. Nous ne sommes pas seuls au     monde : « Il faut accepter que toute transmission soit une recréation. “Maybe” de Maguy Marin serait une transmission de Beckett …» (Jean-Pierre Carlet), comme bien d’autres    artistes, peintres, écrivains ont reçu à leur façon ce que l’histoire des hommes leur a légué.
Et parce que l’œuvre est toujours référée au manque qui l’a fait naître, [« Il s’agit de rendre perméable mes propres limites à celles des autres.», dit le danseur japonais Saburo TESHIGAWARA. ]

[ Et de passages en ouverture, cette phrase de Daniel Dobbels que nous devrions méditer pour “penser la danse” : « Quand le corps est pitoyable, il est en même temps traversé par des forces infinies.» ], car « on danse contre les évidences.», dit Gérard Guillot.

On danse contre les évidences, en effet. Les témoignages de Jacky DARNE et d’Antoine MANOLOGLOU rappellent que toute proposition artistique est toujours en décalage avec les attentes politiques du moment ; que l’art, et notamment la danse, est en-deça et au-delà du présent immédiat et ne peut être appréhendé comme une solution immédiate aux problèmes sociaux, si ce n’est par la simplicité des rencontres suscitées par “un lieu étrange”, implanté dans un quartier codifié qui, en soi, n’a rien à voir avec les attentes de la population.

Cette “grande boîte d’allumettes” (comme j’aime la nommer), abrite le Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape, dirigé par Maguy Marin. Implanté dans un grand quartier de banlieue, il est en quelque sorte un contresens, c’est-à-dire un signe fort – la deuxième partie de l’objet symbolique – qui a le pouvoir de convoquer un objet plus large qu’on ne connaît pas encore ( pour rappeler les propos d’Alain Kerlan ). Un objet qui a le pouvoir de contrarier les évidences de la vie ; un objet qui a le pouvoir d’évoquer que la danse et les danseurs qui y travaillent mènent les corps dans des territoires non encore explorés mais qui, à terme, pourront nourrir la pensée et l’imaginaire des autres.
Et par extrapolation, ce lieu symbolique qu’est le CCN, témoigne de la nécessité, en pédagogie, de ne pas verser dans les choses toutes faites, de ne pas répéter à l’infini les petites recettes, les jolies formes consensuelles qui aseptisent l’imaginaire des enfants plus qu’elles ne les font grandir.

Alors, sans prétention de conclure, il est utile de rappeler qu’il est indispensable de laisser aux enfants danseurs – et à tout danseur – le temps du silence, de l’expérimentation, de l’exploration. Le contraire du remplissage rassurant.
L’acte de danser est un véritable engagement pour lequel il convient de se poser ces trois questions, que nous rappelle le chorégraphe Richard CAYRE :

– Qu’est-ce que je fais ?
– Qu’est-ce que ça me fait ?
– Qu’est-ce que j’en fais ?

 

Michel Vincenot
Espaces Pluriels-Pau
4 novembre 2008

 

Intervenants :

  • Dominique Commeignes, Enseignante EPS, IUFM Grenoble.
  • Alain Kerlan, professeur de philosophie, Lyon 2. Conférence « L’art pour éduquer »
  • Jakie Taffanel, chorégraphe
  • Alexandre Roccoli et Ennio Sammarco, chorégraphes
  • Gérard Guillot, Philosophe IUFM, Lyon. Conférence : “Le regard, la notion de point de vue”
  • Elodie Bersot, Chargée de relations publiques, les Subsistances, Lyon.
  • Odile Duboc, Chorégraphe, CCN de Belfort
  • Jean-Pierre Carlet, Philosophe, formateur à l’IUFM de Grenoble. Conférence “Transmission et création”.

Les territoires du corps dans les représentations de la danse – Michel Vincenot

Colloque Corporéité, décorporéisation, virtualité : un état de la question du corps

Grenoble Université 8 décembre 2000

 

Les territoires du corps s’inscrivent dans l’espace et le temps et se définissent dans «l’entre-deux» de la proximité et de l’éloignement. C’est de là qu’il tient ses repères. Le «corps dansant» cherche, à partir de l’absence de l’autre, des espaces symboliques liés à toutes sortes de perceptions (le haut, le bas, l’air et le poids). Ces perceptions sont toujours reliées au temps et à l’espace, dans lesquels il s’investit pour tenter d’accéder à d’autres territoires, eux aussi symboliques, qu’il habite et qu’il transmet.

La problématique post-moderne – par l’apparition des technologies – pose la question de ce corps-là face au traitement virtuel. Mon propos est ici de confronter la façon dont le corps dansant appréhende le temps et l’espace et la façon dont on appréhende le temps et l’espace, notamment sur le Web. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de contester les outils que développent les nouvelles technologies, mais de les mettre en regard des cheminements par lesquels, naturellement, le corps transite de territoire en territoire, jusqu’au poétique.

Au centre de cette approche, la notion d’absence est de première importance, car elle se trouve au cœur de l’articulation de la corporéité (le corps dans ses développements jusqu’à la pensée) face au virtuel qui peut, parfois, être une extension de l’imaginaire ou, au contraire, engendrer des solitudes pathologiques.

Cette approche ainsi posée ouvre d’autres questions. Les danseurs de la nouvelle génération sont tentés d’aller explorer ces territoires dits «virtuels» pour expérimenter de possibles prolongements du corps. Soit, ils utilisent ces «espaces» virtuels comme une «matière première-à-créer» (remodelages des sons et des images, par exemple), soit, a minima, comme une source d’inspiration pour la danse. Ainsi, la danseuse Anne Lopez utilise la logique virtuelle plus que l’imagerie dont elle est issue (arrêts et départs du mouvement qu’elle développe sans se soucier de l’écriture, de la syntaxe du geste). D’où la nécessité d’aborder les questions que posent la représentation abstraite, figurative, et aujourd’hui virtuelle.

 

1. La représentation abstraite : ouverture à d’autres territoires

Dans l’ordre du virtuel, la représentation abstraite fabrique de toutes pièces des images de synthèse qui n’ont rien à voir avec ce que le corps sait faire ;  les images viennent alors en décalage, voire en contradiction avec le mouvement. Même s’il faut réaffirmer que l’abstraction est une représentation du réel, mais sous d’autres formes, comme le fut la peinture abstraite, après la peinture figurative. La grande difficulté pour le danseur est de mettre le corps en relation avec cette forme d’abstraction, celle de l’image virtuelle. Certains chorégraphes s’en sortent en soumettant l’image à la suprématie du corps (le corps reste premier et l’image est périphérique), partant du principe que le corps est irrémédiablement soumis au poids, à la pesanteur, donc à l’attraction terrestre. Alors la danse invente de nouveaux espaces, elle explore des territoires qui ne lui sont pas habituels, par exemple, elle inverse le haut et le bas en projetant le ciel au sol, comme le fait le chorégraphe Bud Blumenthal. De la même façon que le peintre Edvard Munch, dans sa peinture «le cri», montre un personnage au visage creusé, quasiment cadavérique, exsangue, et dont le sang a été projeté dans le ciel.

À l’inverse de Munch, Bud BLUMENTHAL projette le ciel sur le sol et transforme ainsi les contraintes du corps en un territoire imaginaire. Le corps peut ainsi marcher sur les nuages… Le poids peut ainsi s’appuyer sur le fluide. La terre devient liquide et le corps aérien… Voilà donc un territoire créé de toutes pièces à partir de l’image numérique… mais, à condition que le mouvement du corps, tout à fait réel, soit en mesure de répondre physiquement à ce qui est sollicité par l’image. Le corps doit être à la hauteur de la performance virtuelle, en allant parfois au-delà de ses limites physiques.

 

2. La représentation figurative oblige à chercher d’autres voies

Dans un premier temps, la représentation figurative force le corps à se coller à l’image, à s’adapter à elle. La danse se retrouve alors coincée entre son expression physique et la pensée qu’elle doit transmettre. Pour échapper à la narration, le corps va chercher ailleurs d’autres territoires, l’obligeant ainsi à travailler dans l’intériorité.

Il y a déjà 15 ans, Dominique Bagouet avait joué à transformer ces territoires connus et bien repérés, à détourner les engagements quotidiens du corps, en opérant un glissement vers d’autres espaces que le corps s’approprie, invente pour ouvrir d’autres gestuelles, d’autres relations, d’autres constructions du mouvement… pour faire glisser le sens de la représentation, au départ figurative, vers un système de relations chorégraphiques qui n’a plus rien à voir avec l’usine de machines à tricoter les pulls dont il s’était inspiré. Dans «So Schnell», Dominique Bagouet s’inspire du rythme et du mouvement des aiguilles, le déroulement des bobines de fils, et demande à ses interprètes de danser cette mécanique, comme il lui arrivait de demander : danse-moi l’amour. La complexité est alors immense. Soit les danseurs sont tentés d’imiter ou de reproduire le mouvement des aiguilles industrielles, soit, il faut repenser ce mouvement dans un autre territoire. Les interprètes se réapproprient donc la forme originelle pour inventer une pensée de la danse. Et, au bout du compte, la danse transforme la mécanique formelle des aiguilles à tricoter en un tissage silencieux d’interprètes qui construisent une relation humaine, précise, pour approcher plus finement ce corps intériorisé, celui d’un échange écrit pour des corps humains, sur une cantate de J. S Bach.

 

3. Le virtuel au carrefour des territoires du corps

Entre ces deux termes (abstraction ou figuratif), on est confronté aujourd’hui au virtuel. La question qu’on est en droit de poser légitimement : Où est donc le corps ?  Que sont devenus les espaces où il s’engage ? Qu’advient-il de la distance, ouverte par le mouvement qu’il génère ? C’est la question que s’est posée récemment la chorégraphe Nathalie Collantes pendant une période de travail sur sa prochaine création. Le corps est-il un simple outil de la technologie ou, comment la technologie peut-elle s’effacer pour laisser place à une réelle source d’inspiration qui pourrait débloquer d’autres idées chorégraphiques et donc, nourrir les langages du corps ?

Devant cette difficulté, Il faut donc se poser la question autrement : comment la danse détourne-t-elle les territoires habituels du corps (la relation amoureuse, les lieux du travail, le temps du repos ou de l’activité, l’espace du rêve, les lieux de conflit et bien d’autres qui constituent les territoires naturels du corps) ?

Au fond, les technologies modernes posent l’éternelle question de la danse contemporaine (en tout cas depuis Merce Cunningham) : le corps est-il le lieu de la pensée ou simplement l’exécutant plus ou moins talentueux d’une représentation esthétique et physique ?

C’est la question fondamentale que s’est posée la danse contemporaine depuis le début de ce siècle, déjà avec le danseur Delsarte, précurseur de la danse moderne, qui se met à penser «Rien n’est aussi horrible qu’un geste sans signification.», suivi de près par Nijinski qui invente «l’en-dedans» contre «l’en-dehors» de la danse classique. Sollicités aujourd’hui par le virtuel, peut-être que, l’air de rien, sans en avoir vraiment conscience, on pourrait revenir à une forme de danse qui mettrait plus en avant l’esthétique liée à l’image électronique (donc à une autre approche de la danse et du corps, comme la danse classique qui mettait en avant le côté désincarné du danseur, en oubliant qu’il est d’abord un corps opaque, charnel, épais, selon la formule de Daniel Dobbels). Et tout cela sous l’alibi de la modernité des nouvelles technologies. Alors, peut-être que je suis en train de reposer les mêmes questions que posaient Mary Wigman en 1920, à la charnière de la danse classique et de la danse contemporaine dont elle fut l’un des pionniers  : «Lorsqu’un soir je rentrai dans ma chambre, complètement hagarde, par hasard je me regardai dans la glace.  Elle reflétait l’image d’une possédée, sauvage et lubrique, repoussante, fascinante…la voilà, la sorcière, cette créature de la terre, aux instincts dénudés, débridés, avec son insatiable appétit de vie, femme et bête en même temps (…) Maintenant, l’inexprimable, l’indéfinissable cherchait à devenir danse et à trouver son expression visuelle dans cette chorégraphie.» (Mary Wigman, Le langage de la danse, ED. Chiron, 1990).

Le territoire du corps transite, chez Wigman, entre l’expression charnelle (la vision du miroir) et le désir d’exprimer l’indicible. La danse crée le territoire de la pensée qui conduit naturellement le corps au poétique. Au fond, il n’y a rien de plus virtuel que le poétique, dans le sens qu’on ne sait pas vers quels espaces il va nous porter. «Il a fallu larguer les amarres du confortable état premier où l’on était, sur lequel on s’appuyait, et perdre ses excellentes localisations, qui tenaient l’infini hors des remparts.» (Henri Michaux, L’infini turbulent, Gallimard). C’est bien le corps, au carrefour de toutes les perceptions, qui ouvre à ces espaces indéfinissables, pour reprendre l’expression de Mary Wigman, et qui porte le sujet hors des remparts pour reprendre l’expression de Michaux.

La forme dans sa réalité objective suggère l’intériorité et la pensée. C’est bien l’approche que fait la danse contemporaine. Et elle pose à son tour aux nouvelles technologies la question du rapport que le corps entretient avec le temps et l’espace. Qu’est-ce qui déclenche quoi ? C’est l’image qui nourrit le corps ?  Ou est-ce le corps qui fabrique des images, donc un imaginaire qui va plus loin que l’image montrée ?

Toute la réflexion du rapport que le corps entretient avec les nouvelles technologies est là, parce que le nœud se trouve dans la façon dont on intègre l’absence. Il est intéressant, en effet, de considérer cette notion pour comparer l’espace et le temps, tels qu’ils sont appréhendés par le corps dansant. Et, par ailleurs et à titre d’exemple, l’espace et le temps tels qu’ils sont appréhendés sur le Web, lorsqu’on navigue abondamment sur Internet ?

 

4. L’absence :  l’engagement dans les territoires du corps

Sur le Web, la première chose troublante à laquelle on est confronté, c’est le sentiment que le monde nous appartient dans sa totalité, à soi-seul, parce que la logique même du lien virtuel fonctionne, selon moi, sur 3 points que je résume ici :
– l’immédiateté d’accès, le passage d’un site à un autre, sans qu’on ait conscience qu’on est en rapport avec des signaux venus du Québec, et, une seconde après, avec des informations venues du Japon… L’immédiateté ici, c’est l’obsession du temps réel.
La danse, au contraire, fonctionne sur la distance : la perception progressive de signaux venus de l’extérieur : l’environnement, les sensations, les limites que nous impose le poids, la présence d’autres partenaires etc… L’absence, c’est ce qui n’est pas encore là et qui ne sera jamais comblé (cf. l’apparition et la disparition dans l’improvisation de la danse).
– la logique du «raccourci» : on lit en diagonale et on va chercher l’efficacité à l’endroit le plus opérant dans l’espoir de tomber sur une information ou une révélation encore plus surprenantes, sans prendre le temps de découvrir le trajet qui nous a menés ailleurs. C’est la course à l’insatiable, et, au bout du compte, on ne sait plus ce l’on cherche exactement. L’information que j’envoie ou que je reçois est non-adressée (elle n’est adressée à personne), et l’intention que je projette sur l’écran, à travers un clavier ou une souris n’atteint en fin de compte que mon territoire individuel, sans, pour autant, que je sois concerné. La sphère symbolique de mon corps est alors comprise dans l’espace étroit qui me sépare de l’écran. Mais ça n’est certainement pas l’universel auquel la machine est censée nous faire accéder. L’universel n’est pas la mondialisation du Web. «Quand on perd la mesure du corps, on perd la mesure du monde», dit le sociologue David Lebreton.
– le réseau , cette toile d’araignée qui met tout au même niveau parce qu’il n’y a pas de perception de l’espace, ou plutôt, les espaces sont indifférenciés parce qu’ils sont réduits à la seule image cathodique. Et parfois, le réseau ouvre de façon automatique des fenêtres publicitaires ou commerciales (les fameuses «consoles exit»), ou des sites que l’on n’a pas choisis, et quelquefois sans possibilité d’en sortir. Ici, l’espace est donc devenu aléatoire. Le réseau virtuel s’impose comme une masse de «présences» permanentes, de signaux ininterrompus, de paquets d’informations (pour reprendre l’expression informatique) qui se substituent à l’absence par l’abondance, sans discernement, sans questionnement, sans recul qui donne le temps nécessaire à l’intégration des informations.

Alors l’illusion de cette «présence» se referme à nouveau en boucle sur l’utilisateur de la machine. Le corps devient une sphère étanche. L’ego devient la référence prioritaire, oubliant que l’individu est d’abord et avant tout un nœud de relations possibles, un «entre-deux» de l’altérité.

Un pédopsychiatre constatait à ce propos qu’un adolescent qui reste longtemps sur le net, sort dans un état de solitude extrême. Pas la solitude du poète ou du moine qui ouvrent, au contraire, à des espaces illimités, mais une solitude pathologique qui ne supporte plus l’absence. Or, l’absence est indispensable pour constituer des réseaux de relations, fussent-ils imaginaires, et structurer ainsi l’être humain dans d’autres territoires, d’autres espaces, y compris ceux qu’il n’a pas encore explorés.

Ainsi, le corps dansant perçoit d’abord l’absence, à travers tous ses territoires : les perceptions du haut, du bas, les perceptions auditives, visuelles, olfactives qui lui sont d’abord inaccessibles, et en même temps, il demeure sensible aux perceptions venues d’ailleurs, de l’invisible. «Rendre perméables mes propres limites à celles des autres», dit le danseur Saburo Teshigawara. C’est toute la difficulté, en effet, que rencontre la danse quand elle se confronte au fonctionnement informatique et électronique parce que le corps prend d’abord ses repères inconsciemment, à partir de l’absence, l’absence d’un espace non-habité, l’absence de l’autre ou l’absence à soi-même. L’improvisation de la danse met en lumière cet aspect des choses.

Mais l’absence n’est pas le rien, le vide. C’est un espace potentiellement fécondable, un espace dans le «creux du corps», comme le dit Laurence Louppe. Tout comme Giacommetti banissait les formes fermées qui s’opposent à l’espace. Le vide traverse ses sculptures et les anime (cf. Jacques Dupin, Alberto Giacommetti, Ed. Les Belles Lettres).

L’absence sollicite l’engagement du corps dans les territoires qu’il prospecte parce qu’il ne les connaît pas encore, à la recherche d’un devenir (dans des trajectoires, des chemins, des phrases… la syntaxe du geste) ; ou, par rapport à la mémoire de multiplies présences, ici ou ailleurs, dedans ou dehors, aujourd’hui comme hier… C’est ce que Mary Wigman appelait «le partenaire invisible», virtuellement présent même si on ne le connaît pas encore, mais réel parce qu’un regard, un geste, un mouvement lui sont toujours adressés, même dans l’inconnu.

À la différence de la communication électronique qui ouvre sans cesse des «liens» (la danse parle de relations) vers de nouveaux «sites» (la danse parle d’espaces), ces liens et ces sites sont irrepérables dans l’espace. Ils sont en réalité sans objet réel. Bernard Stiegler parle de désincarnation : «Le système technique qui était jusqu’alors un dispositif de transformation de la matière est devenu un système de transformation de l’esprit, opérée par un ensemble de réseaux véhiculant des programmes.» (Bernard Stiegler, philosophe, ancien directeur adjoint de l’I.N.A.)

Au fond, c’est comme si la finalité du mouvement, en danse, était le fonctionnement du mouvement et non pas le mouvement lui-même. Et par extrapollation, c’est comme si j’étais le destinataire de la lettre d’amour que j’écris. Ce qui est particulièrement absurde.

Cette réflexion touche, donc, profondément à l’espace et au temps. L’espace du web est rempli de présences multiformes mais impossibles à identifier. De multiples présences virtuelles parce qu’il n’y a pas d’engagement. L’expression «surfer sur le net» est, à cet égard, significative. Le territoire du net est «l’indifférencié», parce qu’il n’y a pas de repères, ni dans le temps ni dans l’espace. C’est pourquoi la logique du programme virtuel va d’abord rechercher l’efficacité du trajet le plus court. Peu importe l’histoire qui s’est écrite au passage. Il s’agit avant tout de combler des vides successifs.

En revanche, la danse est toujours relative à autre chose, à d’autres partenaires, à d’autres espaces, à d’autres temps et lieux bien identifiés ou pas encore identifiés qui impliquent le corps dans le creux de l’absence. Elle restera d’ailleurs toujours un creux. La danse invente des présences sans jamais se fixer, en laissant toujours une trace profonde dans ceux qui l’ont traversée, danseurs ou spectateurs. Le territoire de la danse serait donc «un espace d’organes», pas un système de liens aléatoires de programmes. Le programme est autre chose que l’écriture de la danse. D’où la difficulté qu’il y a pour la danse d’aujourd’hui à construire une pensée cohérente autour et à partir du virtuel issu des nouvelles technologies. Beaucoup s’y essayent mais peu réussissent.

 

5. Le virtuel à la rencontre de l’espace et du temps

Les chorégraphes Nicole et Norbert CORSINO ont tenté une exploration virtuelle qui rejoint les territoires du corps. Mais l’expérience n’est réussie que lorsque le temps et l’espace sont restés les repères fondamentaux. Ils ont décidé de faire danser les images, en préservant ainsi toute son indépendance à l’espace du corps. Mais en laissant chaque fois à l’image le soin de laisser la trace du temps et de l’espace.

Dans «Le premier mouvement de Captives», fiction chorégraphique, ils ne cherchent pas à filmer une danse objective, mais à travailler le rapport qu’il y a entre l’espace du dehors et l’espace intérieur du corps, sur une image saturée de lumière. La danse trouve alors le lieu d’un nouveau territoire, celui de la transparence. «Comme si, dit Laurence Louppe, le corps dansant travaillait déjà les territoires du sensible, où la conscience peu à peu pourrait s’éveiller et reconnaître les traces anticipées de ses propres découvertes.»
Le corps projette l’idée-même de son devenir, comme si le mouvement trouvait d’emblée un prolongement dans la pensée.

 

6. L’espace poétique : territoire du corps

Le corps anticipe ainsi sur les traces qu’il laissera plus tard. Et même s’il est «effacé», comme c’est le cas sur les images des Corsino, le corps garde – chez les autres – la mémoire du temps investi dans les diverses situations où il a donné naissance à des représentations imaginaires. À la façon du palimpseste dont les couches de peintures superposées laissent transparaître l’itinéraire de celui qui l’a peint.

Le corps ne vacille jamais parce qu’il n’a pas d’endroit où tomber. S’il tombe, c’est pour disparaître définitivement : «She never stumbles she’s got no place to fall» dit une chanson de Bob Dylan. À la façon du beau solo dansé par Brigitte Asselineau qui offre à Daniel Dobbels, le chorégraphe, l’occasion de s’interroger sur la danse, « la danse serait un art étrange où, à tout moment, il n’y aurait jamais d’endroit où tomber.»

Le corps, cet éternel insoumis.

 

Michel Vincenot
novembre 2000

L’écriture chorégraphique – Michel Vincenot

Aux étudiants de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour
suite à une intervention du Théâtre Saragosse à la Faculté des Lettres

 

Contrairement à l’écrit qui se déroule de façon linéaire selon une syntaxe : sujet, verbe, complément…, la danse s’écrit dans l’espace et le temps et s’organise selon des directions, à partir du poids et du mouvement.

Ce qui oblige le regard «du lecteur» à se promener dans tous les sens (devant, derrière, en haut, en bas). L’écriture de la danse nécessite une appréhension simultanée du regard comme si tous les personnages d’un roman parlaient en même temps et que nous soyons en mesure de les écouter ensemble sans en être troublés.

La danse a aussi son écriture des mots, ce sont les gestes et les déplacements dans l’espace issus du mouvement. Mais ces mots, ces gestes dépendent toujours du vocabulaire des autres partenaires avec lesquels on partage le même espace-temps. Ils sont donc animés d’une intention, d’une destination adressée à l’autre partenaire.

Enfin, comme dans l’écrit, la syntaxe de la danse a la fonction de rendre cohérent le langage par l’organisation des phrases entre elles. Cette cohérence-là permet l’accès au sens et à la lisibilité de l’écriture, qu’elle soit chorégraphique ou littéraire. Dans les deux cas, le corps est le lieu des événements.

 

Michel Vincenot
4 mars 1998

L’apport de la culture à la vie sociale – Michel Vincenot

Ateliers Colloque Culture
25 novembre 1993

 

PRÉLIMINAIRES

Signe des temps. Aujourd’hui les problèmes sociaux sont à ce point prioritaires que l’adjectif « social »  est devenu, dans la langue courante, un nom commun.

Le social comme on l’appelle donc aujourd’hui est un système d’organisation qui relie entre eux des individus pour former un groupe, une communauté, un peuple, un Etat, ou une communauté d’Etats. Ce système est unidirectionnel parce qu’il fonctionne sur une référence unique et commune : le temps. Ce temps qui est scellé par la mort ultime et par les représentations symboliques quotidiennes qui en découlent : l’exclusion / l’intégration ;  le chômage / le travail ;  la pauvreté /  la richesse ; l’insécurité / la sécurité. Et dans cette logique, les systèmes politiques et économiques répondent sur les mêmes registres : la protection sociale, la couverture sociale, l’assistance sociale etc… Puis, au niveau de l’Etat, la sécurité publique, la sécurité de l’emploi, les acquis sociaux, l’accession à la propriété, la défense des intérêts nationaux et des particularismes locaux…

Le temps serait donc ce lieu commun qui rassemble une société autour du principe de bonheur protecteur. C’est devenu un consensus intouchable. Et c’est légitime. En effet, qui que nous soyons, intellectuels ou pas, politiques ou pas, nous sommes tous logés de ce point de vue à la même enseigne. Paradoxalement, nous avons besoin de nous protéger de la société, dans laquelle nous trouvons par ailleurs notre sécurité. Cela a toujours plus ou moins existé, mais jamais ce paradoxe n’aura été aussi présent qu’en cette fin de millénaire.
Deuxièmement, ce système est univoque parce qu’il fonctionne sur les repères balisés que sont le langage et la parole, utilisés tantôt comme outils de perception de la réalité, tantôt comme moyens de communication entre les êtres, mais toujours assortis d’une convention: le langage commun, le langage de tout le monde. Ce langage qui est censé représenter le monde du réel.

Pendant ce temps, la culture est une notion abstraite que, par décret ou par inconscience, on réserve à quelques intellectuels désengagés de la vie concrète, puisque la culture est soupçonnée de travailler a priori dans la sphère du non-réel.
Posons alors tout de suite la question qui brûle nos lèvres : Quand la culture rejoindra-t-elle enfin les préoccupations quotidiennes des individus sociaux que nous sommes ?  Réponse : jamais. Cette affirmation pour le moins brutale a le mérite de ne pas entretenir une quelconque équivoque démagogique. Mais elle a aussi l’avantage de nous donner la liberté d’entrer dans ce vaste champ d’investigation qu’est l’apport de la culture à la vie sociale.

 

 

 

REPERES

 

I.   LA SYNTAXE DU LANGAGE : PREMIER ACTE CULTUREL

1.  Les strates accumulées du langage

2.  L’apprentissage des relations sociales par la culture

 

II.   LA PROXIMITE CONSENSUELLE

1.  Une société malade de surenchère sociale :
– La peur de la trahison
– Symptôme d’une société narcissique

2.  Le paradoxe de l’indifférence

 

III.   DU REEL A L’INOUÏ : LES ARTS COMME DEVOIR VISIONNAIRE

1.  La présence et la distance, ou le monde possible

2.  L’art en tant que proposition et non plus résistance

 

CONCLUSION :  L’inouï, un cadeau de l’un à l’autre.

 

 

INTRODUCTION

Nous sommes famille d’accueil d’enfants de la DDSS. Parmi ces enfants, une jeune fille de 17 ans que nous accompagnons tous les soirs dans des problèmes de mathématiques élémentaires (CM1 ou CM2). Le raisonnement est impossible pour cette jeune fille, non pas qu’elle manque de logique. Au contraire, elle semble être pourvue de bon sens réaliste qui lui permettrait d’accéder normalement à la solution du problème. Les mathématiques sont purement et simplement impossibles parce que les mots qui constituent la donnée du problème n’ont pas de sens. Pour une formulation simple de bouteilles installées sur les rayons d’un entrepôt, d’un supermarché, tout fait défaut :

– C’est quoi un emballage ? …
– C’est quoi un rayon ? … C’est un vélo.
– C’est quoi un entrepôt ? … C’est ce qu’il y a entre les pots…

Imaginez donc la confusion linguistique : des bouteilles d’eau minérale, rangées dans des rayons de bicyclette, entre les pots identiques. Identiques, parce qu’au dernier moment elle va chercher cet adjectif, ailleurs dans le texte pour le coller à côté des pots. Allez donc savoir pourquoi. Dans ces conditions, la donnée du problème est quasiment surréaliste !

 

I.   LA SYNTAXE : PREMIER ACTE CULTUREL

Le problème mathématique de cette jeune fille s’avère insurmontable quand la donnée se complique par une subordonnée relative et par une proposition circonstancielle de lieu ou de temps. Il faut faire appel à une abstraction culturelle qui consiste à trouver un lien, d’abord entre les éléments grammaticaux de la phrase : un sujet, un verbe, un complément ; puis de les agencer autour d’autres mots qui doivent s’ordonner entre eux afin que la langue délivre le sens. C’est la syntaxe.

Celle-ci nous renvoie en permanence à une multitude de lieux et temps symboliques dont l’individu n’a accès que par une conscience de l’Histoire, c’est-à-dire par l’expérience culturelle qui a été acquise par d’autres que soi-même. Ainsi « le moi » serait au cœur de la vie sociale (la confrontation au temps), tandis que « l’autre », ce concept abstrait, représenterait le vaste champ de la culture qui m’échappe, en même temps que j’en suis le principal bénéficiaire.

 

1.  L’accumulation des strates du langage

Cette mise au point sur la syntaxe peut paraître fortuite, inutile ou prétentieuse. Et pourtant, je suis convaincu que si la syntaxe est absente, il y a de fortes chances pour que l’autre,  les autres soient définitivement absents de mon univers ; comme si la société (supposée réelle) n’existait pas ou n’avait jamais existé. Alors que tout portait à croire que l’action sociale, dans ses préoccupations immédiates, mettrait en lien des individus qui se reconnaissent semblables et solidaires. Il faut donc faire un peu attention aux modes actuelles qui prêchent avec acharnement la priorité de l’action sociale, même si objectivement elle recèle des situations humaines tragiques.

Personne ne peut nier, en effet, que le langage des premiers hommes a dû vraisemblablement s’organiser autour de borborygmes, puis par imitation à la nature environnante, utiliser des onomatopées. Enfin, lorsque sont apparus les premiers mots d’une langue codifiée, ce fut sans doute le premier passage à l’abstraction, le premier passage au non-réel, dont la nécessité se faisait d’autant plus pressante qu’il fallait, justement, mieux communiquer.

Ensuite est venue l’organisation des mots entre eux. Lorsqu’on agence des mots par proximité, par « cousinage », par attraction ou par opposition, c’est une nouvelle réalité du monde qui s’organise dans l’esprit des humains. Nous sommes alors proches de la pensée et des fonctions de l’imaginaire.

La syntaxe du langage est donc le premier acte culturel parce qu’elle ouvre l’accès au pouvoir de se comprendre plus vite, de prendre des raccourcis dans le raisonnement, et ainsi d’appréhender le monde réel de façon chaque fois différente. C’est typiquement le pouvoir de la parole. Mais c’est aussi le deuxième passage à l’abstrait, au non-réel.

A ce propos, si l’ère de l’informatique est un progrès, elle est en même temps un risque de régression pour nos enfants, fascinés par les jeux-vidéo. En effet, l’identification au langage binaire est pernicieuse. Ce langage-machine étant incapable de prendre les raccourcis du raisonnement, d’évoquer des sous-entendus ou des non-dits, je crains que l’esprit de ces enfants ne se structure qu’en fonction du oui / non, du vrai / faux, enfin de tous ces couples d’opposition dont nous parlions au début et qui participent à l’exclusion de l’autre, en tant qu’alternative du possible. Et si nous n’y prenons pas garde, nous préparons pour demain de joyeux petits schizophrènes qui assèneront leur vérité absolue, au nom d’un schéma existentiel simplificateur.

Allons plus loin encore. L’agencement de la syntaxe se poursuit au-delà des limites qu’impose le langage commun. A force d’agglomérats, puis d’épurations successives, les mots se dotent d’une force d’évocation, projetant toujours plus en avant le désir d’être. Ce s’appelle la poétique.

Il est facile d’en faire l’expérience lorsqu’un poème est traduit dans une autre langue : « Il y a renoncement, dit Edouard Glissant, quand le poème a laissé échapper une si grande part de son rythme, de sa structure secrète, de ses assonances, de ces hasards qui sont l’accident et la permanence de l’écriture… Ce renoncement est la part de soi qu’on abandonne à l’autre. »
Il faut donc se rendre à l’évidence, ce langage que nous appelons « commun » s’appuie sur une accumulation de strates culturelles. L’homme a désormais les moyens de s’abstraire de son monde d’origine. Mais chaque jour doit être inauguré comme un monde d’origine qui transforme l’individu en un être toujours plus « social ».

 

2.   L’apprentissage des relations sociales

Ayant évoqué la structuration du langage, je voudrais maintenant montrer l’analogie qu’il y a entre la syntaxe dans le langage et la fonction sociale de la culture. Si par le langage, il y a passage du réel au non-réel, il y a dans la culture passage de l’individu à la socialisation, et donc possibilité d’envisager l’Histoire.

Par un effet de bascule, le temps qui était le principe unificateur des rapports sociaux va être profondément altéré par l’expérience qu’on va faire du temps, la façon dont on va s’y investir, et ce, par la confrontation à la durée. De telle façon que si l’on se met en situation de disponibilité (et non plus seulement de résistance), l’expérience qu’on va faire du temps nous paraîtra très longue, ou au contraire très courte, selon l’investissement personnel qu’on y mettra et suivant l’écho que telle ou telle situation nous renverra (une discussion avec quelqu’un, un film, un spectacle etc…)

Le temps, principe unificateur, a donc changé de nature parce qu’on y introduit, cette fois-ci, un rapport de réciprocité et non plus simplement d’opposition, de conflit ou de repli individuel (Exclusion / intégration ; pauvreté / richesse etc…). Et cela nous conduit à cette question-clé de l’apport de la culture à la vie sociale : Est-ce le monde réel qui change ou est-ce moi, individu socialisé, qui apporte un nouveau sens au monde ?

Et quiconque prétend, sous couvert des graves problèmes socio-économiques de notre temps, qu’il faut fermer les frontières, protéger la pensée, retrouver une identité nationale, réhabiliter les vraies valeurs raciales et linguistiques, est un imposteur et un pur manipulateur qui met en danger l’avenir de l’humanité. Si dans les lieux culturels comme celui-ci nous ne travaillons pas dans l’Ouvert comme le dit Rilke, ce ne sera pas le Front National qui le fera à notre place.

 

II.   LA PROXIMITE CONSENSUELLE

 

1.   Une société malade de surenchère sociale

Résumons-nous, dans l’ordre du social, quand tout va mal, le premier souci que l’on revendique c’est d’être au diapason, solidaire des misères quotidiennes des gens. La valeur absolue c’est d’être proche et consensuel. Très bien. Mais si l’on s’écarte quelque peu de cette problématique, nous éprouvons le sentiment coupable de trahir les gens. Mais, ce faisant, on ne se rend pas compte que cette peur de la trahison peut entraîner un pur et simple abandon de nos concitoyens.

Il y a quelques jours, je regardais une émission de télévision qui rassemblait cinq ou six hommes et femmes politiques. Le thème de l’émission était la télévision. Quelles émissions regardez-vous ? Réponse d’un député-maire ancien ministre :
« L’émission que je regarde avec le plus de plaisir est le Juste Prix. Cette émission me passionne parce qu’on y rencontre la France profonde qui est contente de jouer, de gagner de l’argent et de passer à la télévision. »

Cet homme politique en a trop dit ou pas assez. S’il en a trop dit, TF1 devra se dépêcher de produire une émission encore plus perverse que le Juste Prix pour que les politiques puissent rencontrer une France…encore plus profonde…  Ou alors il n’en a pas assez dit. Il faut donc chercher à lire le sous-entendu : peut-être un homme politique doit-il comprendre vraiment les préoccupations de la France profonde pour être en mesure de lui proposer demain un projet de société dans lequel Le Juste Prix ne fera plus l’AUDIMAT. Disons que j’ai tendance à penser qu’il n’en a pas assez dit… Comme disent les Anglais : No comment !

Quelles que soient les intentions, ce comportement est symptomatique d’une société devenue narcissique. Il est révélateur en effet que le conflit de l’ex-Yougoslavie et l’implosion de l’URSS mettent les démocraties occidentales en état d’urgence, nous incitant à tirer trop vite les leçons de l’Histoire. Si les Serbes, les Croates et les Bosniaques s’entretuent, c’est qu’on n’a pas été suffisamment attentifs à leur spécificité ethnique, dit-on. Alors, au nom de l’exemplarité, on s’engouffre dans la surenchère sociale, au cas où les Bretons, les Alsaciens, les Béarnais, les Auvergnats et les Basques se mettraient à en faire autant. Certes, le scénario est toujours possible. Mais là où les politiques manquent de courage et d’imagination, c’est qu’ils vont chercher à adapter immédiatement un modèle adéquat, une réponse consensuelle.

On invente donc des nouvelles déesses : les cultures identitaires  pour parer à une éventuelle implosion de l’Etat. Mais le problème est que, lorsque l’Etat n’est plus en mesure de proposer un projet porteur, chacun a naturellement tendance à se replier sur ses propres racines, en sachant très bien, qu’en cas d’implosion généralisée, on finira par reconnaître dans ses semblables une image identique et conforme à soi-même. Au fond, c’est une version moderne de  « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ».
Dans le cas présent, la culture a un devoir de vigilance, pour laisser sans cesse ouvert le champ de l’existence d’autrui. Alors, je vous le concède, si nous voulons rester collés à notre glaise régionaliste, ayons au moins le réalisme de garder la tête dans les étoiles ; c’est une question de bon sens. Les problèmes étant aujourd’hui planétaires, les solutions ne pourront être que planétaires.

 

2.   Le paradoxe de l’indifférence

Dans ce contexte de proximité consensuelle, portée comme une bannière inébranlable, il n’est pas surprenant que la surenchère sociale conclue au paradoxe de l’indifférence.

Lorsque la société renvoie, tel un miroir, l’image valorisante des individus sociaux que nous sommes, nous ressentons une sorte de fierté  d’appartenir à la communauté sociale ; la vie et les problèmes des autres sont nôtres. Figurez-vous qu’on en deviendrait presque généreux ! Par contre, lorsque nous sommes affrontés tous en même temps à des problèmes communs et similaires – où devrait normalement s’exercer la solidarité nationale – eh bien non, c’est justement là que le rapport à autrui devient insupportable. Plus les problèmes sont semblables, plus autrui nous est indifférent. En d’autres termes, plus le langage est commun, plus les rapports sociaux se dégradent, s’auto-détruisent à la manière du scorpion qui s’injecte son propre venin.

Peter Brook qui travaille de façon très originale avec ses comédiens dit ceci :
« La Vie que nous cherchons dans le théâtre se propose de briser une série d’habitudes. Une habitude de la parole ; une habitude créée par tout un langage. »
Ainsi Peter Brook réunit-il un mélange d’individus, des comédiens, qui ont beaucoup d’habitudes mais qui sont dépourvus de tout langage commun : ils viennent des cinq continents. Par la confrontation à l’autre, chacun va se dépouiller progressivement de ses habitudes culturelles. Alors peut commencer la recherche théâtrale. Magnifique préalable au théâtre qui investit un lieu et un temps universels, là où les rapports sociaux se révèlent… justes. Autrement le théâtre ne serait plus le théâtre.

 

III.   DU RÉEL A L’INOUÏ : LES ARTS, UN DEVOIR VISIONNAIRE
Voilà donc une transition vivante qui nous introduit dans les arts, pour nous inviter cette fois-ci à passer du réel à l’inouï.

 

1.  La présence et la distance, ou le monde possible
Si la culture, comme nous l’avons vu, finit par « s’infuser » dans le temps social, les arts, par contre, n’ont aucune chance de devenir des outils sociaux. Il ne faut pas céder à la tentation démagogique qui consisterait à utiliser les arts comme des « trucs », des pansements sociaux. Les arts n’interviennent jamais dans la linéarité du temps, dont on a dit au début qu’il se conclut inéluctablement par la mort de l’individu, voire par la mort symbolique d’une société.

De ce point de vue, on pourrait dire que le social est d’abord un système fondé sur la présence imminente. Il travaille à ce titre dans l’ordre du parfait ; aucune erreur n’est envisageable, acculés que nous sommes à trouver des solutions adéquates aux problèmes sociaux, ne serait-ce que pour ne pas compromettre la cohésion de l’Etat.

Par contre, l’art trouve son terrain de prédilection dans  le mouvant, le variable, l’inattendu, en référence, certes, à la vie sociale, mais à la différence que celle-ci témoigne plutôt de la stabilité contre le mouvant, des repères contre le variable, et de la sécurité contre l’inattendu. André Malraux eut une intuition historique quand il créa dans les années 60 les Maisons de la Culture, à l’encontre du discours conventionnel sur l’art, ce luxe de bourgeois. Le principe était, je le dis à ma façon, de mélanger des publics face à des arts mélangés ; indiquant ainsi la confrontation nécessaire entre les publics et les artistes afin de mettre sans cesse en question les certitudes des uns et des autres, dès lors qu’ils se rencontrent dans des propositions diverses. Ce n’est pas par hasard que nous avons appelé notre festival de danse « Plurielles ».

Il y a donc un vis-à-vis constant entre l’art et le social. Une dialectique. C’est la raison pour laquelle l’art traverse les territoires sociaux, sans jamais pouvoir y fixer son campement. C’est à ce titre que l’art introduit une distance par rapport aux événements, et qu’il préfigure en permanence un monde différent, possible dans toutes ses dimensions, et par conséquent non-fini, infini et donc im-parfait.
On peut établir à ce propos un court rapprochement entre la façon dont fonctionne l’imaginaire dans les arts et la manière dont s’agencent les concepts en philosophie.

« Si autrui c’est un monde possible, dit Gilles Deleuze, tel qu’il existe dans un visage qui l’exprime , et s’effectue dans un langage qui lui donne une réalité, alors un concept est constitué de trois composantes inséparables : le monde possible, le visage existant d’autrui, le langage réel ou la parole. »

Nous venons de faire exactement le cheminement inverse de Deleuze.  J’ai commencé par ce qui nous était le plus familier : le langage et la parole, pour conclure au monde possible. J’aurais été moins crédible, en effet, si j’avais affirmé de manière péremptoire que l’art est la prééminence de la parole, et si j’avais démontré d’emblée que la fonction première de l’art est d’échapper sans cesse aux urgences du temps.

Au fond, l’art serait à la culture, ce que la culture est au social. L’art suggère à la culture cette intention première : le monde possible, tandis que la culture transmet à son tour au social la capacité de s’abstraire du monde « réel », cette constituante essentielle de l’être humain.

 

2.  L’art en tant que proposition et non plus résistance

En d’autres termes, pour que le social fonctionne réellement, il lui faut une destination, une finalité potentielle qui ne dépend pas de lui. C’est pourquoi l’art a été, tantôt témoin de l’Histoire (et à ce titre parfois messager, parfois didactique, pédagogique), tantôt figure symbolique de ce qui manque à la société, de ce qu’elle ne peut jamais atteindre.

Aussi l’art a-t-il été utilisé au cours de l’Histoire, tantôt comme référence à la transcendance, tantôt comme argument de résistance aux pouvoirs politique, social ou religieux. Aujourd’hui, dans notre société caractérisée par l’éclatement des systèmes de références (politiques et idéologiques), il est urgent que l’art redevienne propositionnel, visionnaire, en sachant qu’il ne lui appartiendra jamais de régler les problèmes sociaux, de dicter des conduites ou de suggérer une morale de société.

S’il revient à la philosophie, selon Deleuze et Guattari, de « donner sans cesse aux choses et aux êtres un nouvel événement qui est inscrit non seulement dans le temps, mais aussi dans  l’espace, la matière et la pensée. »  Alors c’est le possible en tant que tel qui devient événement. »

Et j’ajouterai à cela que, s’il ne faut pas confondre art et philosophie (bien qu’ils s’inspirent souvent l’un de l’autre, et réciproquement), c’est aux arts que revient le pouvoir inouï de transformer le temps, de façonner l’espace, de donner forme à la matière et la pensée ;  nous permettant ainsi d’entrevoir des lendemains toujours possibles en tant qu’événements.

C’est le meilleur défi que les arts puissent lancer aux systèmes sécuritaires que sont devenues les religions et leurs cortèges d’intégrismes. C’est le meilleur défi qu’ils puissent lancer aux individus fascinés par les sectes, ces nouveaux dogmatismes de notre fin de siècle.

Nous venons de faire exactement le cheminement inverse de Deleuze.  J’ai commencé par ce qui nous était le plus familier : le langage et la parole, pour conclure au monde possible. J’aurais été moins crédible, en effet, si j’avais affirmé de manière péremptoire que l’art est la prééminence de la parole, et si j’avais démontré d’emblée que la fonction première de l’art est d’échapper sans cesse aux urgences du temps.

Au fond, l’art serait à la culture, ce que la culture est au social. L’art suggère à la culture cette intention première : le monde possible, tandis que la culture transmet à son tour au social la capacité de s’abstraire du monde « réel », cette constituante essentielle de l’être humain.

 

2.  L’art en tant que proposition et non plus résistance

En d’autres termes, pour que le social fonctionne réellement, il lui faut une destination, une finalité potentielle qui ne dépend pas de lui. C’est pourquoi l’art a été, tantôt témoin de l’Histoire (et à ce titre parfois messager, parfois didactique, pédagogique), tantôt figure symbolique de ce qui manque à la société, de ce qu’elle ne peut jamais atteindre.

Aussi l’art a-t-il été utilisé au cours de l’Histoire, tantôt comme référence à la transcendance, tantôt comme argument de résistance aux pouvoirs politique, social ou religieux. Aujourd’hui, dans notre société caractérisée par l’éclatement des systèmes de références (politiques et idéologiques), il est urgent que l’art redevienne propositionnel, visionnaire, en sachant qu’il ne lui appartiendra jamais de régler les problèmes sociaux, de dicter des conduites ou de suggérer une morale de société.

S’il revient à la philosophie, selon Deleuze et Guattari, de « donner sans cesse aux choses et aux êtres un nouvel événement qui est inscrit non seulement dans le temps,  mais aussi dans  l’espace, la matière et la pensée. »  Alors c’est  le possible en tant que tel qui devient événement. »

Et j’ajouterai à cela que, s’il ne faut pas confondre art et philosophie (bien qu’ils s’inspirent souvent l’un de l’autre, et réciproquement), c’est aux arts que revient le pouvoir inouï de transformer le temps, de façonner l’espace, de donner forme à la matière et la pensée ;  nous permettant ainsi d’entrevoir des lendemains toujours possibles en tant qu’événements.

C’est le meilleur défi que les arts puissent lancer aux systèmes sécuritaires que sont devenues les religions et leurs cortèges d’intégrismes. C’est le meilleur défi qu’ils puissent lancer aux individus fascinés par les sectes, ces nouveaux dogmatismes de notre fin de siècle.

 

CONCLUSION

J’ai commencé cet exposé par citer un cas social, je voudrais le terminer par un hommage aux artistes. Rappelez-vous, lorsque nous avons inauguré le théâtre, il y a près de six ans, le premier témoignage que nous avons voulu affirmer était l’accueil d’une compagnie en résidence de création. Cela nous paraissait vital pour la culture. Le spectacle d’inauguration m’avait suggéré une réflexion sur la fonction du salut final au public. Aussi avais-je écrit, à l’intention de cette compagnie, un texte dont je voudrais vous livrer aujourd’hui la substance.
Dans le théâtre antique, vous le savez, les comédiens portaient un masque qui était censé représenter les divinités. Les acteurs effaçaient ainsi toute trace de leur humanité. Les visages n’étaient révélés qu’à la fin du spectacle.

Dans le théâtre moderne, rien n’a vraiment changé, sinon que les comédiens ou les danseurs ne portent plus de masque. Mais pendant une heure de temps, ils vont transcender en quelque sorte notre humanité quotidienne. C’est cela qui est resté universel.
Ainsi, quand vient le salut final, ces acteurs ont une dette envers le public. Ils doivent lui restituer toute « la matière humaine » qu’ils lui ont empruntée ; cette matière humaine qu’ils ont transformée, le temps d’une création.

Dans cet acte de gratitude qu’est le salut, ultime reconnaissance envers l’autre (cette humanité possible), c’est la voix du comédien qui s’éteint ; c’est le corps du danseur qui est mis à nu. Ils gardent à cet instant, pour seul témoignage de leur passage vers l’Ailleurs, la trace de leur souffrance physique. Rappelez-vous,  au salut final de Texane, les danseurs de Claude Brumachon se présentent le visage imprégné de la peinture dont le plateau avait été préalablement recouvert. Dans cet acte de dénuement final, ces visages marqués nous sont rendus comme la trace de nos propres visages.

Seul compte à ce moment le regard que les acteurs vont croiser avec le public, cette connivence par laquelle ils se retrouvent semblables aux spectateurs. C’est le moment où leurs arts nous ont atteints, peut-être. C’est le moment où l’art entre dans la culture des gens, peut-être. Sans doute, en tous cas, continuera-t-il à agir secrètement en eux …

Moi qui vous parle en ce moment, savez-vous que je suis une pure merveille ?
« Je suis une pure merveille, dit Albert Jacquard, parce que vous qui m’écoutez, vous êtes de pures merveilles. Chacun d’entre vous est une pure merveille… »

Cette pensée de Jacquard devrait nous suggérer que si les arts nous offrent la possibilité d’entendre cette part d’inouï qui est en chacun de nous, alors l’art et la culture auront rempli leur véritable mission sociale.
C’est sur cette idée merveilleuse que je vous rends la parole, vous remerciant de m’avoir écouté.

 

 

Michel Vincenot