Inertia – Kirsten Debrock

Inertia – Kirsten Debrock

« Je veux penser que la danse commence en deça, dans  le processus qui précède la naissance, et même plus avant, dans la répétition d’une évolution qui prit des centaines de millions d’années. Se lever, se tenir debout, bouger : aucun mouvement ne se fait sans impliquer la gravité, sans engager un échange avec elle. À plus forte raison en va-t-il ainsi de la danse, qui est un dialogue avec la gravité. »

Ushio Amagatsu, dialogue avec la gravité.

 

 

Se confronter au temps est l’incontournable statut de l’humain depuis sa naissance. Il a fallu tenter de s’extraire de la gravité pour se mettre debout, créer un rythme sur les deux pieds, et enfin tenir en équilibre sur une seule jambe.

Mais en se prêtant à cette force qui nous tirait vers le haut, il a fallu également accepter l’inertie du corps vieillissant, soumis au poids qui le ramène au sol, et au ralentissement des mouvements qui étaient jadis le signe de sa vitalité.

C’est devant, derrière et dans l’entre-deux d’une scénographie de tulles et d’un processus vidéo que se joue ce parcours, faisant appel à la fois au souvenir du corps tonique, et à la réalité du vieillissement des muscles et des articulations, qui s’accompagne de la perte des repères spatiaux, temporels et relationnels.

Derrière les tulles tout d’abord, une image irréelle qui rappelle que la jeunesse était présente avant que le vieillissement ne vienne altérer cette énergie du corps que l’on pensait inépuisable.

Mais l’inertie finit toujours par ralentir le mouvement. Jusqu’à la limite de l’impossible. Les tentatives d’élévation sur les jambes finissent inéluctablement par le déséquilibre et la chute répétée. Les enfermements dont on tente de s’extraire disent la perte de mobilité des mains et des doigts dans leur capacité de préhension, de touchers et de caresses, mais aussi, paradoxalement, de force et de douceur. Jusqu’au combat acharné contre soi-même, pour libérer la fonction première des mains : composer une gestuelle qui construit le mouvement et qui met en lien les individus entre eux dans l’espace de la relation sociale.

Une fois les mains arrachées à leurs contraintes, reviennent à la mémoire défaillante les gestes quotidiens que l’on effectuait. Ils resurgissent comme un automatisme dont on ne connaît plus, ni la fonction ni le sens. Les doigts et les mains écrivent alors des signes dans l’espace, à la façon des calligraphies chinoises, qui offrent un sursaut momentané d’espoir et de poésie.

Cet automatisme obsessionnel revient plus tard, lorsque le corps affaibli rencontre un obstacle qui creuse la poitrine, paralyse la respiration, courbe le dos chargé du poids des ans. Il devient alors impossible de retrouver la verticalité. Ce même état de corps, interprété en binôme par les deux danseuses, enrichit ces approches du vieillissement, chacune dans ses qualités de danseuse, chacune dans son énergie maîtrisée. De l’une à l’autre, elles font émerger la justesse du propos.

Dans le désarroi de la perte des repères dans l’espace, il faut chercher très vite son chemin dans toutes les directions, devant, derrière et sur les côtés, de façon hystérique. Moment émouvant de la panique qui s’empare de l’individu quand vient la cécité, la perte de l’audition et le déséquilibre du corps qui ne retrouve plus ses appuis et qui enchaîne chutes et glissades ; le sol étant devenu le seul repère solide d’un corps insécurisé.

Viennent alors les flashback de la belle composition vidéo d’Olivier Soliveret qui met en lumière les morceaux fragmentés du vivant : visages, dos nu, pieds, jambes, bras, mains… de corps qui apparaissent et disparaissent furtivement. Des corps qui ont perdu leur intégrité, mais qui rappellent aussi, par la rapidité d’exécution, ce que fut le corps dans le passé. L’énergie de cette magnifique composition chorégraphique qui met en harmonie la dynamique du corps d’hier et du corps d’aujourd’hui, jusqu’à traverser le temps de la mémoire devenue floue, avant que ne réapparaisse les cadres de tulle derrière lesquels on refait le trajet du début. Mais cette fois-ci chargé de l’expérience des jeunes corps devenus vieillissants.

Et enfin, la belle translation d’un corps qui disparaît au lointain (on ne saura jamais où il va) et d’un autre qui continue son chemin, car le vieillissement n’est pas un drame mais un parcours de la vie qui se prolonge pour faire de « l’inertie » un touchant moment de vérité.

 

Michel Vincenot
6 février 2017

Distribution

 

Chorégraphie Kirsten DEBROCK

Interprètes Deborah LARY, Tamara BACCI

Design sonore et vidéo Olivier SOLIVERET

Lumières Lætitia ORSINI, Nicolas BUISSON

Création 2 et 3 février 2017

La Cigalière, Sérignan

 

 

Photographie Maïa Jannel

Regarde-moi ! – Kirsten Debrock

Regarde-moi ! – Kirsten Debrock

«Regarde-moi !»
Ce qui est présenté ici comme une injonction est en réalité une nécessaire condition pour découvrir la danse. D’habitude, c’est le spectateur qui est invité à la regarder de façon englobante pour éviter l’écueil des malentendus : la compréhension d’une histoire toute faite où l’on se reconnaîtrait, là, tout de suite ; ou l’attente d’une émotion qui nous ferait vibrer, là, immédiatement. Autant de fausses pistes qui nous détournent du véritable enjeu de la danse : regarder pour accueillir autrement le mouvement qui nous est offert, sans savoir à l’avance où il nous conduira.

Et voilà que, dans ce contexte, Kirsten Debrock inverse le point de vue. C’est aux danseurs que l’on donne la consigne de se regarder, et de regarder le public. Les champs d’investigation deviennent alors aussi divers qu’inattendus. Si les situations sont reconnaissables (les regards que l’on ne quitte pas des yeux, les regards de peur, de crainte, de retenue, de questionnements, d’agressivité, de domination, d’évitements ou de séduction), c’est l’implication singulière de chacun ou de chacune des interprètes qui nous éclaire, par le regard, sur la ponctualité du geste qui donne rendez-vous au mouvement. Cette rencontre du geste opérant sur le mouvement n’a jamais été aussi pertinente.

Ainsi, le moteur de ces déclinaisons provient d’abord de la qualité du regard, des regards, faudrait-il dire, qui finiront par se croiser avec ceux des spectateurs, de fait impliqués dans une complicité participative avec les danseurs, face à eux ou derrière eux dans une installation bi-frontale.

Dans cette installation, chacun(e) des trois danseurs(-ses) commence lentement sa trajectoire rectiligne. L’une, Loriane Wagner, dans l’élégance de l’élévation, suggère la légèreté insouciante des approches de la séduction. L’autre, Déborah Lary, intérieure et insolite, corps déterminé et ramassé entre protection et méfiance, nous hypnotise par la maîtrise de sa lente marche et de ses postures. Enfin le troisième, Thomas Régnier, transpose le regard sur une déclinaison gestuelle du corps : regarder à travers, regarder par dessous, jusqu’au moment où le regard le projette en arrière. Trois façons singulières de donner chair aux multiples variations du mouvement que le regard explore. La danse est ainsi au croisement des perceptions aiguisées qui changent l’image que nous avons des autres, et qui transforment aussi notre propre façon de les regarder. Regards sous de multiples angles, soutenus par la composition musicale d’Olivier Soliveret qui met à vif les corps et stimule la danse.

Le trio qui suit est un mystérieux échange, un désir secret d’embellir son corps en le transformant par des moyens artificiels. Changer d’apparences est un rêve de quête d’absolu, si bien analysé par le sociologue David Le Breton, dans « L’adieu au corps ».
Sous la belle lumière clair-obscur de Lætitia Orsini, ce trio excelle par la composition harmonieuse de Kirsten Debrock, qui détourne ces objets vers d’autres sens : échanger ses propres artifices avec ceux des autres. Ce qui revient à dire, se charger de l’histoire, de la vie, du poids des autres dont on finit par se délester en transférant ses propres fantasmes aux pieds des témoins-spectateurs.

En cet endroit, les regards échangés participent à la fluidité de la construction chorégraphique.  La gestuelle, les postures et les mouvements sont habités par l’attention que l’on porte aux autres, comme ce pied qui passe au-dessus d’un dos sans le toucher, telle une onction délicate et bienveillante.

Il s’agira alors de ne jamais quitter le regard de l’autre dans ce duo d’un homme et d’une femme, qui introduit ce moment de rythme ludique :  je te vois, tu me vois, je ne te lâche pas des yeux…
Quelle que soit la posture, devant, derrière, au-dessus, en-dessous, tu me regardes.
Heureux moment d’une exploration de l’espace, du proche au lointain. Et, en contrepoint, une femme qui revient de loin. Dans une lente marche en arrière, la danseuse recompose le trio en calmant les turbulences de cette agitation effrénée par les lignes graphiques de ses bras.

Et pour ne jamais se satisfaire des petits jeux enchanteurs, cette sérénité installée augure une autre qualité du regard, celui du combat agressif. Un autre duo d’un homme et d’une femme où l’on se toise, où l’on se mesure à l’autre jusqu’à l’asservissement, la domination et le terrassement.

Kirsten Debrock construit sa pièce ainsi. Les situations humaines sont déclinées en alternance selon les nuances du regard, passant d’une qualité à l’autre. Cette fois-ci, c’est un solo de femme, parfaitement dessiné, qui génère de nouvelles perspectives du regard. La direction des bras imprime aux doigts une succession de petits signes réactifs, maîtrisés jusqu’au bout du geste.

Et puis le contraire du regard adressé : deux filles pour un duo du refus. Echapper au regard de l’autre, fuir la rencontre, se protéger de l’autre en évitant de croiser les yeux de son partenaire. Ce duo, rapide et efficace, préfigure la cécité de l’humain. Le solo d’un homme, seul contre toute adversité. Cette solitude sera, à la fin, transmise aux spectateurs par les trois danseurs réunis. Mouvements en vrille et regards circulaires adressés aux spectateurs d’un jour.

Une histoire de tous les jours en quelque sorte, simple, mais aussi complexe que les relations humaines.

Michel Vincenot
2 décembre 2014

Distribution

 

chorégraphie Kirsten Debrock

 

danseurs :

Déborah Lary

Thomas Régnier

Loriane Wagner

 

musique Olivier Soliveret

 

lumières Lætitia Orsini

 

costumes Rachel Sleet

 

regard extérieur Michel Vincenot

 

création 28 novembre 2014
Espace culturel des Corbières, Ferrals-les-Corbières

 

Photographie Nathalie Sapin

One – Kirsten Debrock

One – Kirsten Debrock

L’individu est unique, c’est pourquoi il est fondamentalement un être de relation. C’est le paradoxe de l’humain. Son unicité solitaire le prédispose à chercher des prolongements dans l’altérité. Mais avant d’entrer en relation, il doit se soumettre à ses propres limites : le poids massif qui le colle à la terre.

Corps en gestation, ramassée sur elle-même, mains à plat sur le sol, la danseuse prend la mesure de son propre espace (le volume de son corps). Les mains se déroulent et se posent sur les omoplates, explorant l’espace de derrière, celui qu’on ne voit pas mais que l’on sent, que l’on pressent, devrait-on dire.

Le dos rond se creuse alors insensiblement pour laisser pénétrer la hauteur, entre gravité et élévation. C’est la première dimension de la posture de l’humain qui se déplie (se déploie) lentement et se redresse sur demi-pointes.

Risquer ainsi l’équilibre instable en composant dès le départ avec le poids et la hauteur, c’est combiner deux forces contradictoires que la danse sait interpréter dans le même mouvement. Et c’est le deuxième paradoxe.  En effet, après avoir été soumis au poids, l’attraction qui vient d’en-haut échappe à toute connaissance tant que l’homme n’a pas pris conscience de sa verticalité. Celle qui constituera l’essence même de son être au monde.

Et c’est à cet instant – à cet instant seulement – qu’un cri muet, prémices du langage, peut tenter de s’extraire du corps – bouche grande ouverte – pour prolonger la conscience de sa présence à ce monde qui lui est d’abord étranger. Ce cri muet qui précède le langage est le premier geste qui tentera d’articuler des sons et constituera plus tard les mots et le vocabulaire pour communiquer.

L’homme doit donc composer avec l’inertie du départ, constitutif de l’espace corporel de l’humain.
Le basculement du torse et de la tête en arrière explorent cette fois-ci les trois dimensions de l’espace, y compris celles que l’on ne voit pas, franchissant ainsi l’étape de la ligne verticale (sa posture naturelle) à la ligne courbe qui donnera à la danseuse la liberté de s’ouvrir à ce que l’on ne perçoit pas encore naturellement.

Par la succession de pliés qui ramènent ses genoux au sol, et de relevés qui la portent à la verticalité, la danseuse instaure ainsi la réminiscence de son état d’origine (le sol) et de son état grandi par l’ouverture vers le haut (la verticalité). Deux lignes verticales, main gauche, doigts tendus vers le bas, et main droite, doigts dressés vers le haut, sont des directions contraires qui marquent le statut de l’homme dans ses origines et dans sa destinée.

Redessiner un corps partagé en deux, entre la singularité inaliénable de l’individu et la nécessité de la partager avec les autres : « L’individu est une partie d’un tout qui réunit les autres », dit Kirsten Debrock. L’homme se révèle découvreur de son propre environnement. Expulser le souffle comme on sort de soi-même, coude levé et doigts vers le sol, ou modeler la respiration entre deux mains, comme s’il fallait désormais partager l’air, cet élément qui nous relie aux autres.

Le défi de l’humain est donc dans la synthèse de mouvements contraires : partir du bas, puis bras tendu vers le haut, terminer le mouvement dans un poignet crocheté. Celui-ci ouvre à une autre direction dans l’espace qui nous rappelle que l’homme se pose sans cesse la question de son devenir relationnel. Les autres feront désormais partie de son propre espace.

C’est ainsi qu’on entre dans la dialectique. Est-ce l’affectif ou le rationnel qui doit prendre le dessus quand on est sollicité par l’autre ? Les petits gestes  impulsifs des doigts, l’éjection des mains qui projette le corps hors de lui-même, qui évacue les petites manies protectrices. Ou alors l’expression d’une inquiétude par laquelle l’individu solitaire tente de se protéger ?

Les changements rapides de direction des bras entraînent le déhanchement, qui génère à son tour un déplacement d’énergie : le basculement de la tête en avant. Étrangement, la danse revisite L’homme derrière la vitre, cette lithographie d’Ernest Pignon-Ernest qui suggère que le lâché de tête pourrait être un abandon par découragement. Ou alors le contraire, l’homme se rendrait humblement réceptif à toute sollicitation venue de l’extérieur.

Alors s’installe la synthèse des dimensions contraires. L’alternance de verticalités, de courbes et d’expulsions du geste sont l’expression des contradictions de l’humain, confronté à un univers qu’il devra désormais faire sien. Les pivots rapides sur les pieds, l’éjection des bras et des cris projettent la tête de l’autre côté. La déclinaison de ces postures dans toutes les positions, y compris genoux au sol, devient une composition riche en événements qui font la subtilité de l’écriture chorégraphique. Mains et avant-bras croisés soulèvent le menton qui élève à son tour le corps entier. Cette syntaxe gestuelle de la danse reconstruit un corps tissé de gestes d’où surgit le mouvement inattendu.

Danse énergique dans la belle élégance de l’interprète Deborah Lary qui maîtrise le mouvement jusqu’au bout. Les tours rapides, les gestes saccadés et les arrêts précis transfèrent l’énergie en un autre endroit du corps, dans des qualités paradoxales : de la géométrie des lignes à l’ondulation sensuelle. Les mains flottent au-dessus de la tête, puis reviennent à la ligne descendante, jusqu’en bas cette fois-ci, main posée au sol. À son contact, c’est tout le corps qui resurgit vers le haut dans un magnifique développement du mouvement. Jouer avec les paradoxes du mouvement pour en laisser surgir la pensée qui ne sera jamais pensée unique. Décidément, l’art de la danse transcende les corps pesants de l’humanité.

Chutes, allongée sur le dos, la danseuse remonte et change de direction. Les tensions permanentes entre le haut, le bas et le côté sont toujours anticipés pour devancer l’instant où le mouvement devra trouver son aboutissement. Aboutissement dans l’horizontalité en l’occurrence. Etape intermédiaire qui réunit au sol l’aquatique et l’aérien (comble du paradoxe lorsque le corps se trouve dépendant de la gravité) ; le poids suspendu à la légèreté, réunis par le croisement des jambes dans le creux poplité.

Viennent alors les glissades au sol et les renversements vers l’arrière. Les retournés du torse oscillent entre l’attraction vers l’avant et la retenue vers l’arrière. Genoux ancrés dans le sol, doigts et visage dans l’aérien, l’homme est paradoxal comme l’est la danse lorsqu’elle entreprend d’atteindre le sens de la relation avec les autres en régénérant le lien par l’intelligence du mouvement.

Flotter en l’air quand on est au sol, c’est défier l’espace les yeux fermés en s’infiltrant comme une onde aquatique à l’intérieur du corps des autres. L’improbable contact, aussi délicat que le contact avec le sol, pourrait être encerclement (mort). Il est au contraire un toucher de tendresse qui libère l’encerclé de son propre poids. La danse est un art quand elle détourne le mouvement du sens attendu et nous conduit à porter notre regard au-delà des choses convenues.

Michel Vincenot
25 décembre 2011

Distribution

 

Chorégraphie Kirsten Debrock

 

Interprétation Deborah Lary

 

Design sonore Olivier Soliveret

Lumières Lætitia Orsini

Costume Rachel Sleet

 

Création 16 décembre 2011
Saint Gervais-sur-Mare

 

 

Photographie David Dubernard

Conférence sur "Two", Kirsten Debrock – Michel Vincenot

Conférence sur "Two", Kirsten Debrock – Michel Vincenot

Photographie Nathalie Sapin

La présentation-vidéo de ce duo TWO n’a pas pour objet de donner des clés de lecture ou un mode d’emploi de cette pièce de Kirsten DEBROCK. Chacun portera son regard singulier sur le spectacle tout de suite après. C’est plutôt l’occasion de reparler de la danse contemporaine dans ses fondements, dans ses approches et sa façon de recomposer la réalité, en se distanciant des représentations figuratives.

 

Rencontre entre un homme et une femme, on attendrait les lieux communs de la séduction, comme dans la vie. Et c’est par l’immobilité, c’est-à-dire par la densité du silence, préalable de la rencontre, que commence ce duo. La rencontre, oui, mais avec tout ce que cela suppose d’impasses, de questionnements ou de fulgurances.

Pour faire l’expérience du temps, il faut d’abord s’ouvrir au silence. Non pas le vide, mais l’écoute attentive du temps qui va constituer le creux (le creuset) nécessaire à l’élaboration du geste, que Hubert COLAS et Daniel DOBBELS nomment le pré-geste.

En effet, avant de surgir, le geste est déjà nourri du temps qui l’a précédé, à condition, bien sûr, que le danseur soit dans un état de réceptivité intense. On constate par exemple que le travail de l’improvisation en danse consiste pour l’essentiel à être réceptif à tout événement qui va nourrir le geste qui viendra immédiatement après, en acceptant d’abandonner son savoir-faire. C’est toute la différence qu’il y a entre danser et bouger pour bouger (gesticuler). C’est donc le temps et l’espace combinés entre eux qui mettent le geste en mouvement et composent par ailleurs cette rencontre amoureuse qui commence par la solitude.

Autrement dit, il ne s’agit pas de remplir, voire de saturer la danse d’un propos ou d’une histoire qui nous rappellerait de près ou de loin les situations de la vie courante (l’envie, la séduction, le désir, la rencontre amoureuse, l’étreinte). Kirsten DEBROCK détourne le propos du figuratif attendu en introduisant dès le début une longue séquence répétitive (19 mn) qui relie entre eux le temps et l’espace (cela est fondamental), et un troisième élément qui vient lui donner de la hauteur (de la respiration) : le graphisme, qui inscrit dans l’espace un volume qu’il faudra désormais apprivoiser et habiter. Mouvements en opposition de directions : le garçon se redresse, la fille se baisse. Et le mouvement est répété plusieurs fois.

Le relais intermédiaire qui réunit les deux danseurs à mi-hauteur, et à la même hauteur, ce sont les doigts au sol. Le point relais est tactile. Doigts effleurant à peine le sol, les danseurs se rejoignent au même moment. Puis le dos de la main au sol pour s’élever, et la paume de la main au sol pour s’abaisser, dans des directions et des mouvement inversées. Ce signe entraîne l’alternance de verticalité et d’horizontalité répétée plusieurs fois au rythme d’une respiration lente.

La posture de la danseuse, et la façon dont le regard va du haut vers le bas, cette posture rappelle une des nombreuses Annonciations de Botticelli : Marie en position d’accueil et d’humilité, tête baissée, mais en même temps dans un état de réceptivité intense.

À ce stade, ce qui est important c’est ce que je vois, et non pas ce que j’interprète. Il est fondamental en effet de rappeler que le spectateur qui reçoit la danse comme un événement encore étrange (étranger) commence par regarder tous les signes qui la composent. C’est à la fin du spectacle, voire le lendemain que le sens pourra être reconstitué par le spectateur.

«La danse doit être vue deux fois.» dit Daniel DOBBELS. Ce qui revient à dire qu’il faut la regarder une fois, revisiter ce qu’il en reste, et y construire après coup notre propre parcours.

On laisse ainsi au mouvement et aux postures du corps le temps de composer avec l’espace, combiné aux signes écrits dans le volume de l’espace ; « La multitude des petits signes qui font la danse » dont parle parle Rudolph LABAN.

C’est ainsi que la danse change l’approche du propos qui lui même en échange va transformer la nature la danse.

Outre le fait que cette séquence répétitive nous rappelle le principe d’accumulation de Trisha BROWN (répéter le même geste qui va trouver une variation qui s’articule aux signes précédents et qui va en créer d’autres à l’infini… jusqu’à développer une écriture de plus en plus complexe…
Il ne s’agit pas pour Trisha BROWN d’accumuler des couches successives de gestes qui finiraient par alourdir l’écriture, il s’agit au contraire de répéter le geste indéfiniment pour qu’il trouve son propre espace, son propre espace de vie.

Outre ce fait, donc, il est nécessaire de rappeler que danser ne consiste pas à raconter avec le corps des histoires dans lesquelles on retrouverait spontanément ses repères, repères de notre vie quotidienne. « D’autant plus que dans la danse, dit Laurence LOUPPE, c’est le corps du danseur qui porte une grande partie du propos, et que ce corps parle avec son langage singulier. Le danger esthétique de la figuration en danse pourrait consister à la tentation de plaquer des surcharges de récit sur les actes de ce corps, et sur l’écriture qui est le processus de mise en relation de ces actes.» (fin de citation).
C’est le corps qui structure (comme en architecture) les diverses strates de la signification.

Laurence LOUPPE poursuit : « On sait que la tentation du public est grande de capter dans l’immédiat un sens en faisant l’économie du travail de la danse, et du travail nécessaire à son approche.»

Et pour revenir à TWO, le processus répétitif trouve une ouverture, on pourrait dire une fenêtre de respiration. Le changement de direction ouvre à un espace encore inexploré. Après le haut et le bas, les directions s’échappent maintenant latéralement, à droite et à gauche, puis devant et derrière. C’est une façon inhabituelle de rencontrer l’autre, non pas dans la fusion par la proximité (le face à face de regards qui se désirent) mais par l’environnement spatial, l’environnement vital, inaliénable du partenaire. À cet instant les regards se croisent à peine de façon fugitive, et ce ne sont plus les lignes de corps qui suggèrent la verticalité et l’horizontalité, mais la direction des regards.
La musique qui entre à cet instant marque d’ailleurs la translation des directions, le glissement de sens, voire le détournement du sens attendu. L’environnement sonore devient spatial, c’est-à-dire universel. Et compose une sorte de rituel de l’approche.

La spatialité dans les quatre directions, et la cinquième si on y ajoute la hauteur (c’est-à-dire l’espace dans ses trois dimensions), va générer l’accélération, d’autant plus rapide que l’on sort de l’enclos (le carré) encore mystérieux, pour prendre la distance nécessaire à la rencontre qui pourrait éventuellement devenir amoureuse, avec tous les aléas symboliques qui y sont liés, les sauts (les soubresauts), les chutes, les dispersions dans l’espace-temps de chacun, et les prises de distance. Chorégraphiquement, ces mouvements ne sont qu’une déclinaison plus rapide des postures de départ. A la fin de la séquence, pour la première fois, les regards s’échangent face à face sans savoir vraiment ce qu’il adviendra de cette rencontre.

Puis à nouveau, c’est la distance qui est installée dans l’espace, ou plus exactement dans l’entre-temps, l’entre-deux du temps pour reprendre l’expression de DOBBELS, entre le moment du premier contact et l’approche sensuelle où le corps peut se refermer comme un œuf. Certes, l’œuf est une forme géométriquement parfaite, mais c’est une forme étanche, fermée, auto-protectrice dans laquelle la caresse ne pourra s’établir que par les pieds.

Situation ambiguë : à la fois il y caresse et rejet dans la verticalité par les pieds. Or, la verticalité est éminemment la posture de la distanciation, contrairement au contact fusionnel que représente l’horizontalité, la position couchée. Alors il y a ce paradoxe : l’œuf est à la fois le cocon fusionnel par excellence, autosuffisant, et la protection qui repousse (par la coquille).

Pour les oiseaux prédateurs, si vous m’autorisez cette métaphore, prendre un œuf dans le bec est extrêmement difficile, voire impossible, c’est pourquoi l’oiseau casse la coquille s’il le peut. Et s’il n’y parvient pas, il utilise un outil intermédiaire : le caillou ou tout autre objet.

Si l’humain n’est pas un oiseau, il n’en demeure pas moins vrai qu’il est prédateur… de sentiments, d’affection et de besoin d’amour. Et dans ce duo, l’outil intermédiaire de protection de l’humain, ce sont les pieds, chose étonnante car les pieds sont faits pour maintenir le corps sur ses appuis au sol. Il y a détournement du geste et de la posture. Il est intéressant de constater dans l’écriture de Kirsten DEBROCK que tout est composé dans la distanciation, outre le fait que la relation amoureuse est et restera toujours énigmatique. Le rapprochement ne peut exister que par la solitude qui en est le moteur.

À ce propos, Georges DIDI-HUBERMAN, philosophe et historien de l’art, dans son livre « Le danseur des solitudes », magnifique titre, Didi-Huberman raconte : «Le danseur n’a pas peur de manifester la peur. Voilà en quoi sa dignité, sa grandeur apparaissent comme une bizarrerie dans l’élégance caractéristique des danseurs professionnels. Et pourtant cette bizarrerie n’est que sagesse : la sagesse même de savoir qu’en tout acte gît le risque de tout perdre, c’est-à-dire aussi de se perdre soi-même.» (fin de citation).

Cela est valable pour le propos de la pièce, et de toute pièce en général, mais c’est vrai aussi pour l’exercice du danseur qui doit accepter de perdre ses acquis, donc de retravailler sans cesse dans l’ouvert comme le dit RILKE, y compris dans ce qu’il sait faire parfaitement, afin que tout acte chorégraphique soit toujours investi d’une matière qu’on ne connaît pas forcément. L’élégance des pliés de Marine CHESNAIS par exemple, dans Just to dance. Les pliés qui ramènent au sol comme dans une bulle de coton, comme si le poids du corps n’existait plus. Des pliés dont elle dit elle-même qu’elle les retravaille en permanence, pour en chercher sans cesse de nouvelles qualités.

Quand une idée de danse est énoncée, le danseur ne peut pas se contenter de reproduire la réalité. Ainsi, Dominique BAGOUET demande un jour à deux danseurs : «Dansez-moi l’amour». Olivia GRANDVILLE et Fabrice RAMALINGOM, les danseurs en question sont pétrifiés : «Danser l’amour ? Mais comment peut-on danser l’amour ?». Cette chose si banale et ordinaire devient tout à coup insurmontable. Soit on imite la relation sexuelle, ce qui en soi n’a absolument aucun intérêt,  soit on va chercher dans le mouvement des matières inédites.

Avançons un peu. Je ne montrerai pas toute la vidéo de ce duo, car c’est vous qui en découvrirez la totalité dans un instant.

Je voudrais simplement relever deux autres moments de cette pièce.
Le premier concerne l’air que nous respirons et qui nous enveloppe. C’est une étrange rencontre en effet qui s’établit par le volume de l’air, médiateur de la sensualité à distance. Il circule d’un visage à l’autre sans qu’il y ait réellement contact, et il entraîne le détournement des visages dans une rotation de flux et non dans une tentative de toucher.

Le seul aboutissement possible est d’une extrême délicatesse : l’attente, puis une approche du baiser qui se fera sans le baiser. Et finalement, l’approche se fera dans le volume de l’air par le petit doigt, sans toucher, en effleurant à peine.

«L’air intangible, explique DIDI-HUBERMAN, un matériau psychique pour la peur et pour la prise de risque en même temps, pour l’immobilité qui plane et pour le mouvement qui, tout à coup va se précipiter. C’est quelque chose entre le rêve et la mort. Cela évoque puissamment les périls conjugués d’un funambulisme en danger de chute et d’un somnambulisme en danger de réveil.» (fin de citation).

Le deuxième moment : l’enlacement.
L’enlacement n’est pas l’étreinte possessive : la danseuse pose une main dans le dos du partenaire,  et l’autre bras sur l’épaule du garçon pour être prêt à toute éventualité d’échappée.

La seule trace de la proximité de la rencontre sera dans le signe horizontal de deux bras qui s’étirent jusqu’aux mains, mais qui pourraient aussi bien revenir en arrière par attraction. Il n’en est rien, le mouvement se termine finalement par un lâcher des mains.  Laissant comme seule mémoire de la proximité deux bras qui s’ouvrent vers l’extérieur, puis devant, et le renversement dans des directions opposées. Deux individualités, deux solitudes qui se suivent sur des chemins parallèles. Rythmé par des invitations et des refus.
La réminiscence des oppositions : debout / couché viendra à la fin de cette séquence, mais  ce n’est pas la fin du spectacle…

Et puis un peu plus tard, l’entremêlement des jambes, à la fois expression du désir, et impossibilité à le satisfaire, dans les chemins de lumière dessinés comme un labyrinthe par Lætitia ORSINI.

Comment voyons-nous la danse ?
Ce duo pose la question du statut du regard des interprètes de la danse. Quand je travaille avec des danseurs, je suis très attentif à la qualité du regard. Le danseur n’est pas une mécanique musculaire, il doit être relié en permanence aux autres interprètes et aux spectateurs par la présence signifiante de son regard, dont les qualités dépendent évidemment de la dramaturgie de la pièce. Il y a des regards de danseurs qui sont concentrés sur ce qu’ils ont à faire et oublient que leur visage, leurs yeux doivent aussi transmettre quelque chose de leur singularité. Cela touche cette fois-ci à l’intelligence de la danse.

Et de la même façon le statut du regard nous concerne tous dans notre vie relationnelle quotidienne : qu’est-ce qu’on investit dans la façon de regarder les autres, ou tout simplement dans la façon dont on voit les autres. Parfois en s’identifiant aux yeux de l’autre ? : regard distant, absent, fuyant, méfiant, voyeur, indiscret, réceptif, partageant ou investi. Au fond, ce duo que nous allons voir maintenant est une histoire qui nous renvoie à notre propre statut de regardant.

Michel Vincenot
10 novembre 2011