Oui – Hélène Cathala / Fabrice Ramalingom

Cette pièce ne nous raconte pas «des salades». Dès le départ, le propos est clair, comme une série de photographies de reportage. Oui, c’est un pari risqué de conjuguer la force de l’athlète avec la beauté de la danse. Oui, la danse utilise les muscles du même corps, mais elle donne à penser et invite au sens, partagé par tous.

«Au début était l’informe» de l’échauffement ; tout ce qui n’est pas repéré comme spectaculaire. Tout ce qui se passe dans les coulisses d’un stade et qu’on ne voit jamais. «Oui» est une pièce qui aurait pu mener l’idée beaucoup plus loin si elle n’avait été circonscrite dans des limites imposées aux danseurs. Mais la danse est ainsi faite qu’elle prend au passage toutes sortes de propositions qui mettent l’humain en situation. Y compris dans ses contraintes.

Alors il faudra sans cesse détourner les sens convenus, avec subtilité. Transformer le ridicule grotesque d’un match de lutte en acte poétique … et bien d’autres choses encore qui font partie des habitudes médiatiques de l’athlète. Lorsque dans l’informe de cet échauffement s’allume une découpe – un surprenant rectangle blanc -, c’est l’espace qui nous est donné à voir autrement. Non plus dans l’intention d’aliéner mais dans le désir de relier les uns aux autres, dans l’enchaînement d’actes chorégraphiques lisibles depuis le centre du corps. Car il faut être présent à l’intérieur des nuances et non regarder le cadre. Si l’on n’y prenait garde, cette pièce ne serait qu’un «détournement» du sport imagé par la danse. Il n’en est rien et ça n’est pas le propos d’Hélène Cathala et de Fabrice Ramalingom.

Il suffit de belles échappées hors du ring pour comprendre que la subtilité n’est pas où on l’attendait. L’éponge rouge est le vestige d’une barbarie consentie par tous, c’est-à-dire par l’indifférence généralisée. Mais quand un duo de danseurs sort du cadre, porté par le balancement des autres d’où viendra le mouvement, alors on comprend que la danse ne peut pas être autre chose qu’un rendez-vous du geste avec le corps des autres … spectateurs que nous sommes. Une tension du pied de Karine Gori ou un solo glissé au sol de Laurence Mandrille, ou encore la composition du groupe autour d’un espace qui articule d’autres directions… En définitive, tout nous donne à penser que la danse ne pourra jamais être le mime du sport. L’espace prend sens parce qu’il est consenti par tous. Non pas une stratégie de «battant» , mais un consentement au partage. Ainsi se construit le mouvement ; ainsi s’organise l’échange qui fait oublier à tout moment la fascination de l’athlète envié par tous mais qui ne concerne finalement personne. La télé remplace le corps ; l’audimat occulte la pensée.

Bref. Difficile pari, en effet, de transformer une course de compétition de haut niveau en un paisible chemin de découvertes. Corps monolithiques mais aussi fragiles et morcelés. C’est sur ces corps en morceaux que l’on consent au repos, que l’on accueille le silence, que l’on déguste le temps. N’en déplaise au spectateur qui s’impatiente devant un instant d’inaction. Car l’inaction c’est le silence, et le silence est insupportable. Nous sommes trop habitués au remplissage médiatique qui ne laisse aucune place au dépouillement, au lâcher, à la confiance qui peut aller jusqu’au baiser esquissé, sans que personne n’y ait porté la moindre attention.

C’est donc au travers de ce filigrane qu’il faut lire ce «Oui» qui est parfois «un non», un refus des choses toutes faites, un engagement dans les justes nuances que nous ne savons plus voir par négligence aveugle. Ou tout simplement parce nos corps ont perdu la parole.
Les solos qui se succèdent dans «un blues un peu désordre» nous renvoient chaque fois à l’itinérance de corps non codifiables, livrés à leur liberté inaliénable …  Poésie de la mouvance au service d’une écriture qui compose ensemble des corps différents. Au-delà des apparences du sport, il y a la danse, pour notre plus grand bonheur. Et c’est là que l’on retrouve Hélène et Fabrice. Dommage qu’une «commande» ait quelque peu restreint leur champ d’investigation.

 

Michel Vincenot
9 novembre 1998

Distribution

 

Chorégraphie

Hélène Cathala, Fabrice Ramalingom

 

Danseurs :

Hélène Cathala

Frédéric Cellé

Carine Gori

Samuel Letellier

Laurence Mandrille

Fabrice Ramalingom

Double v – Laurent Pichaud

C’est inutile. Il est inutile de vouloir disséquer cette pièce à la façon d’une analyse grammaticale. C’est comme si l’on tentait de désosser une séquence de la vie prise sur le vif, sans en connaître ni  les antécédents ni l’aboutissement. C’est comme s’il nous manquait quelque chose avant et quelque chose après. Une partie de l’histoire en quelque sorte, prise dans l’instant, qui fait appel à ce qui se passe avant et ce qu’il advient après, sans que jamais nous en ayons connaissance.

Et pourtant, l’envie nous prend d’aller voir avant et de deviner la suite : ce qui se passe dans le hors-cadre de la caméra … la tension dans laquelle se trouvent les danseurs dans les coulisses, juste avant l’entrée et après la sortie. Dans quel état de présence absolue se trouvent-ils pour enchaîner ainsi leur mouvement à celui des danseurs en scène ? Dans le cadrage circonscrit d’une bande dessinée, l’œil va chercher très vite l’image suivante. Il anticipe en quelque sorte. Là, rien. Rien qui puisse tranquilliser l’esprit. Laurent Pichaud tranche dans le vif d’une histoire déjà commencée par d’autres sans y chercher à tout prix les correspondances. Cela rappelle les photos que Laurent Lafolie réalise au moment des répétitions de cette création. Des photos prises de haut. L’œil regarde le trait du mouvement, son prolongement à l’infini qui échappe au regard, et non le mouvement lui-même. C’est un art graphique !

En termes chorégraphiques, cela s’appelle : l’art des disparitions et des réapparitions. Mais le propos de la pièce ne peut être réduit à cette seule excellence technique. L’engagement de la scénographie, des lumières et des musiques en direct est radical parce qu’il déroule à l’infini le mouvement de l’espace intime de chacun. Les bandes blanches du sol prolongent le lointain du corps, les lumières et la musique l’étendent vers le haut et vers le bas. Ainsi Laurent Pichaud rend-il à notre regard la précision du scalpel qu’il donne d’ailleurs lui-même dans une construction chorégraphique abstraite et sans concession. Il est des moments où l’art contemporain régénère la danse avec générosité.

Et c’est le sentiment qu’il nous reste. Celui d’avoir été traversé de haut en bas par une énergie purificatrice. Vert , blanc, rouge et jaune au début. À la fin, tous les costumes sont blancs. C’est ainsi que ces magnifiques danseuses aux qualités différentes anticipent cette destination : Anne Lopez et  Christine Jouve, aussi précises l’une que l’autre.  Anne, cassée par une énergie féroce mais à la fois suspendue ; Christine, posée sur la pointe de je ne sais quelle partie du corps tant elle défie les lois de l’équilibre et de la stabilité. Le poids devient longiligne.

Elles anticipent toutes les deux un propos qui nous questionne plus profondément au fur et à mesure que la pièce s’enroule et se déroule devant, derrière, en haut et en bas. Anne Lopez trace des directions radicales avec une expérience redoutable de l’espace : regard vers le spectateur et course effrénée en arrière. Christine Jouve dessine dans cet espace linéaire des volumes à la manière d’une spirale. D’un pied à l’autre, d’un bras à l’autre, elle transforme le sens-même du corps. Transgression silencieuse de l’espace où les correspondances sont possibles, sans jamais être révélées.

Double solo croisé à plusieurs reprises par un double duo ou un quatuor. Doubles v, accolés en intersection, jamais vraiment confondus, mais vivant ensemble une énergie commune, tels les mots de Georges Perec jetés par l’enfance au désordre du monde.  Dans cet intervalle, au carrefour de la vie stigmatisée par une clarté incisive, comme un plan cinématographique bien cadré, des courses épuisantes nous amènent avec les danseurs jusqu’au bord du malaise. Une sorte d’alternance de situations sur lesquelles personne ne peut prétendre avoir de prise ou de discours tout faits. Je passe, je tranche dans le vif et je m’en vais en laissant au sol la trace d’un dessin imaginaire que d’autres traverseront, ou pas. Chacun devra alors changer sa trajectoire. Le blanc qui vient de l’absence laisse derrière lui de possibles rencontres dont on préservera l’essentiel. Le reste n’est que fantasmes ou paroles inutiles. Le propos est d’une grande modernité. L’écriture sans fioriture est claire. La danse des six interprètes également.

Dans cette énergie furieuse à repousser les murs, il y a quelques moments de proximité ludique : la recomposition du groupe, par exemple, où une main s’échange à la place d’une autre pour que la ligne des danseurs devienne lisible et cohérente. Ou alors le toucher d’une épaule, d’un bras, d’une main qui n’est pas une caresse, mais une attention à redonner à l’autre le souffle éperdument brisé à force d’en chercher la limite… Une (re)prise de conscience de la matérialité de la chair… Les danseurs ont la folie au corps, du feu dans les yeux, mais une présence sublime de l’un à l’autre.

La pièce est sans ambiguïté. Comme si l’on s’adressait à soi-même dans un moment de méditation, après avoir disséqué sa vie en morceaux «inextricablement enchevêtrés» pour n’en garder que les justes séquences.  Reste le silence, immobile et lumineux.

 

Michel Vincenot
25 octobre 1998

Distribution

 

Chorégraphie Laurent Pichaud

Danse

Laurent Pichaud

Christine Jouve

Anne Lopez

 

Lumières Sylvie Mélis

Musique originale

Jean-Luc Gergonne et Cyril Torrès

Création le 23 octobre 1998 à Montpellier

Paumes – Olga de Soto

Paumes – Olga de Soto

Elles dansent en harmonie, puis en écho parfait. Vêtues de petites robes aux couleurs de la flamme ; regards dirigés vers d’autres corps en vis-à-vis. Comme s’il fallait se lier d’aventure à des partenaires invisibles. Keersmaeker, leur aînée, installait une présence de la danse avec une élégante préméditation. Elle adressait aux spectateurs cette énergie contenue, après les avoir patiemment toisés.

Chez Olga de Soto, l’ondulation des hanches vient d’une intention imperceptible. Le mouvement ne peut surgir tout à coup. Il doit d’abord trouver son centre, puis prendre de l’ampleur. Pascale Gigon au premier plan et Olga de Soto au second adressent aux partenaires que nous sommes une invitation directe et sans équivoque : le regard investi et la tête immobile installent dans nos corps une respiration silencieuse.

L’une, Pascale, les yeux doux-brillants et le visage diaphane, beau comme les personnages de Botticelli, surprend par une énergie rapide comme l’éclair. L’autre, Olga, le regard empreint d’une fougueuse détermination, contient une énergie éminemment sensuelle. L’une et l’autre dansent en accord parfait, et pourtant de façon très personnelle. Lorsque le bassin entraîne les bras et les jambes, puis les yeux, la tête et les cheveux, Pascale Gigon met de l’accent là où Olga de Soto retient de manière subtile le mouvement qui ne demande qu’à grandir. L’espace du geste devient inventif. Les «énergies» sont précises, les doigts incisifs. Les pieds plantés dans le sol, les deux danseuses «travaillent» sur des directions spatiales dans tous les sens du corps.

Costumes noirs et sobres pour ne rien oublier de la beauté du corps, le deuxième duo est construit sur une architecture complexe. Les forces sont en opposition sur l’axe de gravité qui devrait normalement maintenir le corps, debout sur ses deux pieds. Ici l’on joue sur les contraires : suspension d’une jambe, appui sur l’autre, bras dirigé vers le bas. Les doigts qui effleurent le sol avec précision inversent le sens du poids. La gestuelle entre alors dans l’ordre de l’imaginaire. Le corps surpris dans des lâchés que l’on attend dans les membres, libère ses tensions dans le souffle où le mouvement a trouvé naissance.

Ce mouvement répété à l’infini est la résurgence que la terre libère de ses entrailles. Le centre inaccessible du rocher se prolonge dans l’eau qui jaillit. De la même façon, les danseuses répètent le mouvement ; l’une développant l’intention que l’autre a initiée avant elle. Et la musique joue dans ce troisième duo un rôle primordial pour appuyer la fulgurance du geste, jeté dans l’espace comme le trait que le peintre lance sur la toile. On ne sait d’où vient le trait. On ne sait pourquoi il commence ici et pourquoi il s’arrête là. Pour autant le geste est précis et suspendu à une force indicible qui met le corps en attente de la pensée. Ce qui en résulte n’appartient désormais ni au peintre ni au danseur. La danse met en relation étroite le corps avec le temps et l’espace qui l’ont fait naître. Et naissent avec lui les développements de l’imaginaire qui lui sont dignes. Les lignes de lumière que le corps trace dans l’espace sont des chemins de mystère dans lesquels on entre et sort. Des limites extrêmes traversées depuis des lieux inhabités. Là où le corps devient un fluide dessiné dans un frémissement silencieux.

À 28 ans, Olga de Soto invente son langage. En venant jouer dans la cour des grands, elle affirme aujourd’hui que la danse contemporaine n’a pas fini de nous surprendre.

Michel Vincenot
3 mai 1998

Distribution

 

Chorégraphie Olga de Soto

Interprétation :
Olga de Soto
Pascale Gigon

 

Photographie : © Jorge Leon

Merci au public 1998 – Michel Vincenot

Festival de danse Plurielles 1998

 

La pierre sur laquelle il se reposait était le seul témoin de ses pensées. Mis à part les chèvres, bien sûr, qui connaissaient depuis la nuit des temps le moindre de ses gestes.

«Excusez-moi Madame, mais quand le monde apprenait à lire et à écrire, moi je gardais les chèvres ...»  C’était la seule phrase qu’il répétait correctement avec une savoureuse politesse. Le reste du temps, il ne connaissait que le silence, et les chèvres bien sûr. Par hasard, il avait appris que l’on pouvait « lire l’alphabet entier du désir quand une main traverse l’air à la rencontre d’une autre main.»*  Mais il était inhabituel qu’il croisât d’autres gens. À vrai dire, il ne connaissait que l’espace. L’espace rare qui fait bouger sans cesse toutes sortes de désirs.

Cet homme aux grands yeux clairs ne connaissait rien du monde. Mais n’importe quel chorégraphe eût appris de lui que le silence pouvait s’ouvrir à la présence charnelle et généreuse du corps. Après tout, si ce monde est pressé, qu’il apprenne à vivre avec le temps. Et s’il ne restait que le silence, ce serait le plus beau cadeau que la danse nous offrirait en héritage.

 

* Paul Auster, Espaces blancs

 

Michel Vincenot
3 avril 1998
Merci à Léo, suite au spectacle « Elles, nous, eux » de Robert Seyfried.

Solo pour deux et une poignée de notes, spectacle – Sandrine Maisonneuve

Création à la Commanderie les 21 et 22 mars, pour le Festival Plurielles 1998

 

Les notes du piano dégringolent en cascade au dessus de la tête et laissent dans le corps une étrange résonance … L’avenir de cette interprète de la compagnie Christiane Blaise est prometteur. Sandrine Maisonneuve résume dans sa première création de chorégraphe l’essentiel de la danse. Rigueur du temps, construction de l’espace, agencement du mouvement et variations de la gestuelle à l’infini. Cette danseuse de vingt-cinq ans ne dérape à aucun moment dans la facilité. Chaque intention est anticipée avant d’être dansée. Chaque petit geste vient d’un corps traversé par une énergie puissante et maîtrisée. Jusqu’à ce que les directions soient suffisamment précisées pour déclencher le mouvement et l’ouvrir à l’espace. De ces espaces qui s’illuminent à la clarté du petit matin pour réapprivoiser nos yeux aux formes effacées par la nuit ; ce point précis du lever du jour où la nature redevient transparente et minérale.

L’engagement était pourtant exigeant. Il fallait conjuguer un propos, une écriture et un lieu hors du commun : la Commanderie. Bâtiment à la fois austère et hospitalier, massif et aérien. Il fallait aussi respecter «l’esprit de la terre», la réalité rocailleuse de ces marcheurs de Saint-Jacques tenus par le défi d’avancer jusqu’au bout. Jusqu’à l’extrémité du souffle, porté ici dans les mains de Myrissa Lai. Car les notes ne viennent pas du piano mais des doigts de la pianiste qui traversent en permanence le mouvement du corps. Une sorte de déclinaison à deux interprètes dont on ne sait plus exactement qui des deux transforme l’énergie de l’autre … Un piano à l’écoute de la danse ; une danse en résonance avec les notes. Un corps cristallin où la chair prend couleur de pierre, et les notes la consistance du corps humain.

Cette pièce est un bouleversement en profondeur. La qualité d’interprétation d’une pianiste et d’une danseuse y sont pour beaucoup, bien sûr. Mais surtout le propos, écrit à la perfection. Et c’est en cela que Sandrine Maisonneuve signe sa première chorégraphie. Le mouvement trouve naissance au cœur-même de la terre. Les yeux cloués au roc inversent les traditionnelles naissances à la vie. Le poids du corps se trouve tout à coup dirigé vers le haut.

Sandrine avait eu cette perception, quelques mois auparavant, lorsqu’elle visitait pour la première fois cet hospice du XIè siècle.

Le haut peut donc devenir le bas, et à l’inverse, les notes du piano descendent vers le sol. Sandrine et Myrissa brisent les conventions. La danse et le piano explorent jusqu’au bout ce paradoxe. Les «roulés» au sol laissent une impression sublime : le corps ne se déroule pas, c’est l’écorce de la terre qui s’enroule à lui. Le minéral est l’enveloppe du corps, devenu matière du mouvement. Ce corps sonore, ouvert à l’universel, est maintenu en éveil depuis le jour où, pesant de tout son poids sur des poignets fermés, il eut l’intelligence d’ouvrir les doigts pour répartir au sol les forces qui s’opposent. A cet instant l’homme se met à parler. Et la danse ouvre le corps aux plus fines perceptions.

L’air, le vecteur des sons, devient alors l’espace de l’échange entre la matière du haut et la pesanteur du bas, l’endroit des pieds. Les appuis au sol, si importants dans la danse, se trouvent inversés. La main qui élève le pied transforme de façon magique le sens de la gravité. Comme si l’appui n’était plus nécessaire, comme si les pieds pouvaient désormais jouer avec le haut, aussi libres que les bras et les mains. Le corps se met alors en état de suspension. Réceptif à toute vibration venue des sons, la peau frissonne jusqu’à la désarticulation des membres. Le silence s’installe. «La poignée de notes» est transmise de la main à la main. De la pianiste à la danseuse, comme le viatique du pèlerin. On oublie alors pendant un long et beau moment que nous sommes irrémédiablement soumis au poids du corps, conjugué à l’attraction de la terre. Le piano s’est tu, les mains de la danseuse sont le réceptacle d’une multitude de notes qui échappent entre les doigts, se faufilent partout et modèlent une ondulation sur un corps devenu aérien. Ne restent que les traces musicales du piano de Myrissa dans les petits cris et les étonnements de la danseuse qui transmet à son tour «une poignée de notes» aux invités que nous sommes.

Vient alors un délicieux moment de danse. Sandrine marche entre les notes, dispersées comme des pierres précieuses. Elle glisse, bascule, se redresse, accélère. Les notes venues d’ailleurs sont un cadeau tombé du ciel, ensemencé par les doigts de Myrissa Lai.

La magnifique progression de la danseuse, quasiment spirituelle, est guidée par les cailloux laissés au bord du chemin comme la mémoire du corps délesté de son poids. Les notes jetées en vrac dans le dos de Sandrine donnent au corps une allure de grandeur. L’opacité devient clarté. «Les cailloux qu’il jetait dans l’eau s’emplissaient de transparence.», dit André Dhôtel. Le piano retrouve l’envolée des notes et le corps minéral redevient aquatique,  jusqu’au dénuement.

Il fallut des millions d’années pour que la roche devienne cristal translucide. Il fallut des millions d’années pour que le poids du corps livre sa transparence. La danse de Sandrine Maisonneuve est subtile. Les notes de Myrissa Lai sont matière dans l’espace. Liées par une belle complicité, toutes les deux nous rappellent que «la conscience d’être» échappe à la gravité. Le poids du corps pèse vers le haut. Le 21 mars 1998 était le premier jour du Printemps, Dieu lui-même en était étonné.

 

À Sandrine et Myrissa,
Michel Vincenot
24 mars 1998

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation

Sandrine Maisonneuve

Piano et conception musicale

Myrissa Lai