A time to mourn – Iris Karayan

A time to mourn – Iris Karayan

Iris Karayan cherche, dans ce duo de femmes, la dualité entre l’homme et l’animal, entre le bien et le mal, entre « mon » territoire et celui des autres. Tout ce que l’on porte en soi de façon archétypale. Le conflit schyzophrénique se répète de façon cyclique. Les danseuses, chevelure au sol, ne montrent jamais leur regard.

La répétition du mouvement finit par introduire des variations qui ouvrent à de nouvelles réalités également cycliques. Et quand les danseuses se retrouvent finalement debout, c’est le corps et le visage, maculés de terre, que l’on verra apparaître. Un duo qui explore la condition de la violence dans les sociétés contemporaines ; la violence qui se transforme en chagrin, le pouvoir en faiblesse et l’humain en animal…

 

Michel Vincenot
20 mars 2012

 

Distribution

 

Chorégraphie Iris Karayan

 

Danseuses

Chara Kotsali

Marilena Petridou

 

Costumes Nikos Papadimitriou

 

Musique Nikos Veliotis

 

Lumières Elisavet Moraki

 

Production ZITA dance company, 2009

 

 

Photographies © Elisavet Moraki

Eloge de la métamorphose – Catherine Dreyfus

Eloge de la métamorphose – Catherine Dreyfus

Quand l’humanité émerge des enfermements qu’elle a elle-même générés, elle est loin d’imaginer qu’une société d’esclavage s’est installée de façon pernicieuse à l’insu des individus qui la composent. Celle de la consommation n’en est qu’un des symptômes et met en évidence le déterminisme aveugle qui paralyse une civilisation, au point qu’elle n’est plus en mesure d’envisager son propre avenir.
Ce fut le cas des grandes civilisations ou des empires disparus, faute d’avoir su à temps imaginer leur renouvellement. Car, « là où croît le péril, croît aussi ce qui la sauve. La métamorphose serait effectivement une nouvelle origine, écrit Edgar Morin. Et l’origine est devant nous, disait Heidegger. »  La perte de vigilance entraîne inéluctablement la disparition d’une civilisation.

Cette considération de départ est à l’origine du projet de Catherine Dreyfus. Faire l’éloge de la métamorphose, en évitant de rabâcher éternellement les mêmes discours pseudo-politiques ou moralisateurs sur la société anéantie par sa propre évolution.

Et paradoxalement, ce sont les objets incriminés qui, détournés de leur fonction, deviennent les motifs du merveilleux. Les hommes sont absents et les caddies dansent.
Ils se retourneront contre eux dans une course effrénée consécutive à l’ivresse d’un système de consommation sacralisée, sur la musique de Gregorio Allegri. Consommateurs fascinés et dépourvus de solutions, ils tenteront tant bien que mal de s’y opposer. Reprendre le dessus, engager l’énergie presque surhumaine du contre-pouvoir, chorégraphiée avec audace par Catherine Dreyfus.

Les hommes seraient donc soumis aux systèmes qu’ils ont eux-mêmes créés, sans doute malgré eux.
Et c’est la figure emblématique de l’esclave qui s’impose comme un leitmotiv ; tête baissée, pieds entrecroisés pour ne pas dire enchaînés, à travers la dialectique de la fascination et de la révolte. Ainsi, le bloc monolithique des chariots est disloqué. Transposés en spectateurs de l’arène antique et substitués aux humains, les caddies pourraient être les témoins muets des jeux romains où l’on prenait plaisir à jouir de la mort. Violence de la bestialité et tous les mécanismes qui vont avec : vigilance, suspicion, confrontations, évitements et échappées, interprétés dans la précision du geste et la rapidité du mouvement. La loi de la jungle, au fond, et le talent des danseurs en cadeau.

Vient alors le temps de la métamorphose. Les caddies sont renversés, dispersés jusqu’au chaos, prémonitoire de l’épuisement. Dans le long moment de silence qui suit, il faut réapprendre à parler. Il faut réapprendre à marcher sur des appuis liquides ; le sol se dérobant sous les pieds. La pièce se recentre sur ce beau solo de Vincent Simon qui redonne à l’espace une respiration fluide.
D’autres viendront par la suite reconstruire un monde improbable sur les ruines. Peut-être même le monde imaginaire d’une construction aléatoire qui défie les lois de l’équilibre et de la gravité. Un totem instable place l’homme, ébahi et déconcerté, à son sommet.

Chacun devra retrouver son identité dans le fatras des habits-chiffons que l’on s’arrache.
Cette deuxième métamorphose libère une autre énergie : le temps de la vie insouciante, le temps des jeux de l’amour à la façon des adolescents, sous le regard étonné d’un personnage lunaire hors du temps.

Celui-ci finira par rejoindre le groupe qui refait, à l’envers, le chemin de l’humanité. Lorsque les précurseurs de l’homme n’avaient ni bras ni jambes, ils ondulaient comme des otaries rejoignant sur le ventre la rive de la terre ferme.

Cette composition chorégraphique inventive parvient, par translation, à substituer les corps humains aux casiers de métal. Par glissement de sens, les hommes ont remplacé les objets. Les trajets des caddies ont laissé place aux chemins des hommes, jusqu’à la posture méditative portée par la musique de Palestrina. L’esclavage issu du matérialisme laisse place à la métamorphose venue de l’esprit. La boucle est bouclée, ou plutôt, le cycle infernal s’est brisé.

 

Michel Vincenot
15 janvier 2012

Distribution

 

Chorégraphie Catherine Dreyfus

en collaboration avec les interprètes

 

Sur une idée de Christian Sonderegger

 

Danseurs :

Mélodie Joinville,

Simon Bailly,

Vincent Simon,

Claudio Ioanna,

Gaétan Jamard

 

Lumières Arnaud Poumarat

Musique Jacopo Baboni Shilingi

Scénographie Eric Desvignes, Etienne Andréys

Costumes Mina Ly

 

Création 10 et 11 janvier 2012, Espaces Pluriels, Pau

One – Kirsten Debrock

One – Kirsten Debrock

L’individu est unique, c’est pourquoi il est fondamentalement un être de relation. C’est le paradoxe de l’humain. Son unicité solitaire le prédispose à chercher des prolongements dans l’altérité. Mais avant d’entrer en relation, il doit se soumettre à ses propres limites : le poids massif qui le colle à la terre.

Corps en gestation, ramassée sur elle-même, mains à plat sur le sol, la danseuse prend la mesure de son propre espace (le volume de son corps). Les mains se déroulent et se posent sur les omoplates, explorant l’espace de derrière, celui qu’on ne voit pas mais que l’on sent, que l’on pressent, devrait-on dire.

Le dos rond se creuse alors insensiblement pour laisser pénétrer la hauteur, entre gravité et élévation. C’est la première dimension de la posture de l’humain qui se déplie (se déploie) lentement et se redresse sur demi-pointes.

Risquer ainsi l’équilibre instable en composant dès le départ avec le poids et la hauteur, c’est combiner deux forces contradictoires que la danse sait interpréter dans le même mouvement. Et c’est le deuxième paradoxe.  En effet, après avoir été soumis au poids, l’attraction qui vient d’en-haut échappe à toute connaissance tant que l’homme n’a pas pris conscience de sa verticalité. Celle qui constituera l’essence même de son être au monde.

Et c’est à cet instant – à cet instant seulement – qu’un cri muet, prémices du langage, peut tenter de s’extraire du corps – bouche grande ouverte – pour prolonger la conscience de sa présence à ce monde qui lui est d’abord étranger. Ce cri muet qui précède le langage est le premier geste qui tentera d’articuler des sons et constituera plus tard les mots et le vocabulaire pour communiquer.

L’homme doit donc composer avec l’inertie du départ, constitutif de l’espace corporel de l’humain.
Le basculement du torse et de la tête en arrière explorent cette fois-ci les trois dimensions de l’espace, y compris celles que l’on ne voit pas, franchissant ainsi l’étape de la ligne verticale (sa posture naturelle) à la ligne courbe qui donnera à la danseuse la liberté de s’ouvrir à ce que l’on ne perçoit pas encore naturellement.

Par la succession de pliés qui ramènent ses genoux au sol, et de relevés qui la portent à la verticalité, la danseuse instaure ainsi la réminiscence de son état d’origine (le sol) et de son état grandi par l’ouverture vers le haut (la verticalité). Deux lignes verticales, main gauche, doigts tendus vers le bas, et main droite, doigts dressés vers le haut, sont des directions contraires qui marquent le statut de l’homme dans ses origines et dans sa destinée.

Redessiner un corps partagé en deux, entre la singularité inaliénable de l’individu et la nécessité de la partager avec les autres : « L’individu est une partie d’un tout qui réunit les autres », dit Kirsten Debrock. L’homme se révèle découvreur de son propre environnement. Expulser le souffle comme on sort de soi-même, coude levé et doigts vers le sol, ou modeler la respiration entre deux mains, comme s’il fallait désormais partager l’air, cet élément qui nous relie aux autres.

Le défi de l’humain est donc dans la synthèse de mouvements contraires : partir du bas, puis bras tendu vers le haut, terminer le mouvement dans un poignet crocheté. Celui-ci ouvre à une autre direction dans l’espace qui nous rappelle que l’homme se pose sans cesse la question de son devenir relationnel. Les autres feront désormais partie de son propre espace.

C’est ainsi qu’on entre dans la dialectique. Est-ce l’affectif ou le rationnel qui doit prendre le dessus quand on est sollicité par l’autre ? Les petits gestes  impulsifs des doigts, l’éjection des mains qui projette le corps hors de lui-même, qui évacue les petites manies protectrices. Ou alors l’expression d’une inquiétude par laquelle l’individu solitaire tente de se protéger ?

Les changements rapides de direction des bras entraînent le déhanchement, qui génère à son tour un déplacement d’énergie : le basculement de la tête en avant. Étrangement, la danse revisite L’homme derrière la vitre, cette lithographie d’Ernest Pignon-Ernest qui suggère que le lâché de tête pourrait être un abandon par découragement. Ou alors le contraire, l’homme se rendrait humblement réceptif à toute sollicitation venue de l’extérieur.

Alors s’installe la synthèse des dimensions contraires. L’alternance de verticalités, de courbes et d’expulsions du geste sont l’expression des contradictions de l’humain, confronté à un univers qu’il devra désormais faire sien. Les pivots rapides sur les pieds, l’éjection des bras et des cris projettent la tête de l’autre côté. La déclinaison de ces postures dans toutes les positions, y compris genoux au sol, devient une composition riche en événements qui font la subtilité de l’écriture chorégraphique. Mains et avant-bras croisés soulèvent le menton qui élève à son tour le corps entier. Cette syntaxe gestuelle de la danse reconstruit un corps tissé de gestes d’où surgit le mouvement inattendu.

Danse énergique dans la belle élégance de l’interprète Deborah Lary qui maîtrise le mouvement jusqu’au bout. Les tours rapides, les gestes saccadés et les arrêts précis transfèrent l’énergie en un autre endroit du corps, dans des qualités paradoxales : de la géométrie des lignes à l’ondulation sensuelle. Les mains flottent au-dessus de la tête, puis reviennent à la ligne descendante, jusqu’en bas cette fois-ci, main posée au sol. À son contact, c’est tout le corps qui resurgit vers le haut dans un magnifique développement du mouvement. Jouer avec les paradoxes du mouvement pour en laisser surgir la pensée qui ne sera jamais pensée unique. Décidément, l’art de la danse transcende les corps pesants de l’humanité.

Chutes, allongée sur le dos, la danseuse remonte et change de direction. Les tensions permanentes entre le haut, le bas et le côté sont toujours anticipés pour devancer l’instant où le mouvement devra trouver son aboutissement. Aboutissement dans l’horizontalité en l’occurrence. Etape intermédiaire qui réunit au sol l’aquatique et l’aérien (comble du paradoxe lorsque le corps se trouve dépendant de la gravité) ; le poids suspendu à la légèreté, réunis par le croisement des jambes dans le creux poplité.

Viennent alors les glissades au sol et les renversements vers l’arrière. Les retournés du torse oscillent entre l’attraction vers l’avant et la retenue vers l’arrière. Genoux ancrés dans le sol, doigts et visage dans l’aérien, l’homme est paradoxal comme l’est la danse lorsqu’elle entreprend d’atteindre le sens de la relation avec les autres en régénérant le lien par l’intelligence du mouvement.

Flotter en l’air quand on est au sol, c’est défier l’espace les yeux fermés en s’infiltrant comme une onde aquatique à l’intérieur du corps des autres. L’improbable contact, aussi délicat que le contact avec le sol, pourrait être encerclement (mort). Il est au contraire un toucher de tendresse qui libère l’encerclé de son propre poids. La danse est un art quand elle détourne le mouvement du sens attendu et nous conduit à porter notre regard au-delà des choses convenues.

Michel Vincenot
25 décembre 2011

Distribution

 

Chorégraphie Kirsten Debrock

 

Interprétation Deborah Lary

 

Design sonore Olivier Soliveret

Lumières Lætitia Orsini

Costume Rachel Sleet

 

Création 16 décembre 2011
Saint Gervais-sur-Mare

 

 

Photographie David Dubernard

Conférence sur "Two", Kirsten Debrock – Michel Vincenot

Conférence sur "Two", Kirsten Debrock – Michel Vincenot

Photographie Nathalie Sapin

La présentation-vidéo de ce duo TWO n’a pas pour objet de donner des clés de lecture ou un mode d’emploi de cette pièce de Kirsten DEBROCK. Chacun portera son regard singulier sur le spectacle tout de suite après. C’est plutôt l’occasion de reparler de la danse contemporaine dans ses fondements, dans ses approches et sa façon de recomposer la réalité, en se distanciant des représentations figuratives.

 

Rencontre entre un homme et une femme, on attendrait les lieux communs de la séduction, comme dans la vie. Et c’est par l’immobilité, c’est-à-dire par la densité du silence, préalable de la rencontre, que commence ce duo. La rencontre, oui, mais avec tout ce que cela suppose d’impasses, de questionnements ou de fulgurances.

Pour faire l’expérience du temps, il faut d’abord s’ouvrir au silence. Non pas le vide, mais l’écoute attentive du temps qui va constituer le creux (le creuset) nécessaire à l’élaboration du geste, que Hubert COLAS et Daniel DOBBELS nomment le pré-geste.

En effet, avant de surgir, le geste est déjà nourri du temps qui l’a précédé, à condition, bien sûr, que le danseur soit dans un état de réceptivité intense. On constate par exemple que le travail de l’improvisation en danse consiste pour l’essentiel à être réceptif à tout événement qui va nourrir le geste qui viendra immédiatement après, en acceptant d’abandonner son savoir-faire. C’est toute la différence qu’il y a entre danser et bouger pour bouger (gesticuler). C’est donc le temps et l’espace combinés entre eux qui mettent le geste en mouvement et composent par ailleurs cette rencontre amoureuse qui commence par la solitude.

Autrement dit, il ne s’agit pas de remplir, voire de saturer la danse d’un propos ou d’une histoire qui nous rappellerait de près ou de loin les situations de la vie courante (l’envie, la séduction, le désir, la rencontre amoureuse, l’étreinte). Kirsten DEBROCK détourne le propos du figuratif attendu en introduisant dès le début une longue séquence répétitive (19 mn) qui relie entre eux le temps et l’espace (cela est fondamental), et un troisième élément qui vient lui donner de la hauteur (de la respiration) : le graphisme, qui inscrit dans l’espace un volume qu’il faudra désormais apprivoiser et habiter. Mouvements en opposition de directions : le garçon se redresse, la fille se baisse. Et le mouvement est répété plusieurs fois.

Le relais intermédiaire qui réunit les deux danseurs à mi-hauteur, et à la même hauteur, ce sont les doigts au sol. Le point relais est tactile. Doigts effleurant à peine le sol, les danseurs se rejoignent au même moment. Puis le dos de la main au sol pour s’élever, et la paume de la main au sol pour s’abaisser, dans des directions et des mouvement inversées. Ce signe entraîne l’alternance de verticalité et d’horizontalité répétée plusieurs fois au rythme d’une respiration lente.

La posture de la danseuse, et la façon dont le regard va du haut vers le bas, cette posture rappelle une des nombreuses Annonciations de Botticelli : Marie en position d’accueil et d’humilité, tête baissée, mais en même temps dans un état de réceptivité intense.

À ce stade, ce qui est important c’est ce que je vois, et non pas ce que j’interprète. Il est fondamental en effet de rappeler que le spectateur qui reçoit la danse comme un événement encore étrange (étranger) commence par regarder tous les signes qui la composent. C’est à la fin du spectacle, voire le lendemain que le sens pourra être reconstitué par le spectateur.

«La danse doit être vue deux fois.» dit Daniel DOBBELS. Ce qui revient à dire qu’il faut la regarder une fois, revisiter ce qu’il en reste, et y construire après coup notre propre parcours.

On laisse ainsi au mouvement et aux postures du corps le temps de composer avec l’espace, combiné aux signes écrits dans le volume de l’espace ; « La multitude des petits signes qui font la danse » dont parle parle Rudolph LABAN.

C’est ainsi que la danse change l’approche du propos qui lui même en échange va transformer la nature la danse.

Outre le fait que cette séquence répétitive nous rappelle le principe d’accumulation de Trisha BROWN (répéter le même geste qui va trouver une variation qui s’articule aux signes précédents et qui va en créer d’autres à l’infini… jusqu’à développer une écriture de plus en plus complexe…
Il ne s’agit pas pour Trisha BROWN d’accumuler des couches successives de gestes qui finiraient par alourdir l’écriture, il s’agit au contraire de répéter le geste indéfiniment pour qu’il trouve son propre espace, son propre espace de vie.

Outre ce fait, donc, il est nécessaire de rappeler que danser ne consiste pas à raconter avec le corps des histoires dans lesquelles on retrouverait spontanément ses repères, repères de notre vie quotidienne. « D’autant plus que dans la danse, dit Laurence LOUPPE, c’est le corps du danseur qui porte une grande partie du propos, et que ce corps parle avec son langage singulier. Le danger esthétique de la figuration en danse pourrait consister à la tentation de plaquer des surcharges de récit sur les actes de ce corps, et sur l’écriture qui est le processus de mise en relation de ces actes.» (fin de citation).
C’est le corps qui structure (comme en architecture) les diverses strates de la signification.

Laurence LOUPPE poursuit : « On sait que la tentation du public est grande de capter dans l’immédiat un sens en faisant l’économie du travail de la danse, et du travail nécessaire à son approche.»

Et pour revenir à TWO, le processus répétitif trouve une ouverture, on pourrait dire une fenêtre de respiration. Le changement de direction ouvre à un espace encore inexploré. Après le haut et le bas, les directions s’échappent maintenant latéralement, à droite et à gauche, puis devant et derrière. C’est une façon inhabituelle de rencontrer l’autre, non pas dans la fusion par la proximité (le face à face de regards qui se désirent) mais par l’environnement spatial, l’environnement vital, inaliénable du partenaire. À cet instant les regards se croisent à peine de façon fugitive, et ce ne sont plus les lignes de corps qui suggèrent la verticalité et l’horizontalité, mais la direction des regards.
La musique qui entre à cet instant marque d’ailleurs la translation des directions, le glissement de sens, voire le détournement du sens attendu. L’environnement sonore devient spatial, c’est-à-dire universel. Et compose une sorte de rituel de l’approche.

La spatialité dans les quatre directions, et la cinquième si on y ajoute la hauteur (c’est-à-dire l’espace dans ses trois dimensions), va générer l’accélération, d’autant plus rapide que l’on sort de l’enclos (le carré) encore mystérieux, pour prendre la distance nécessaire à la rencontre qui pourrait éventuellement devenir amoureuse, avec tous les aléas symboliques qui y sont liés, les sauts (les soubresauts), les chutes, les dispersions dans l’espace-temps de chacun, et les prises de distance. Chorégraphiquement, ces mouvements ne sont qu’une déclinaison plus rapide des postures de départ. A la fin de la séquence, pour la première fois, les regards s’échangent face à face sans savoir vraiment ce qu’il adviendra de cette rencontre.

Puis à nouveau, c’est la distance qui est installée dans l’espace, ou plus exactement dans l’entre-temps, l’entre-deux du temps pour reprendre l’expression de DOBBELS, entre le moment du premier contact et l’approche sensuelle où le corps peut se refermer comme un œuf. Certes, l’œuf est une forme géométriquement parfaite, mais c’est une forme étanche, fermée, auto-protectrice dans laquelle la caresse ne pourra s’établir que par les pieds.

Situation ambiguë : à la fois il y caresse et rejet dans la verticalité par les pieds. Or, la verticalité est éminemment la posture de la distanciation, contrairement au contact fusionnel que représente l’horizontalité, la position couchée. Alors il y a ce paradoxe : l’œuf est à la fois le cocon fusionnel par excellence, autosuffisant, et la protection qui repousse (par la coquille).

Pour les oiseaux prédateurs, si vous m’autorisez cette métaphore, prendre un œuf dans le bec est extrêmement difficile, voire impossible, c’est pourquoi l’oiseau casse la coquille s’il le peut. Et s’il n’y parvient pas, il utilise un outil intermédiaire : le caillou ou tout autre objet.

Si l’humain n’est pas un oiseau, il n’en demeure pas moins vrai qu’il est prédateur… de sentiments, d’affection et de besoin d’amour. Et dans ce duo, l’outil intermédiaire de protection de l’humain, ce sont les pieds, chose étonnante car les pieds sont faits pour maintenir le corps sur ses appuis au sol. Il y a détournement du geste et de la posture. Il est intéressant de constater dans l’écriture de Kirsten DEBROCK que tout est composé dans la distanciation, outre le fait que la relation amoureuse est et restera toujours énigmatique. Le rapprochement ne peut exister que par la solitude qui en est le moteur.

À ce propos, Georges DIDI-HUBERMAN, philosophe et historien de l’art, dans son livre « Le danseur des solitudes », magnifique titre, Didi-Huberman raconte : «Le danseur n’a pas peur de manifester la peur. Voilà en quoi sa dignité, sa grandeur apparaissent comme une bizarrerie dans l’élégance caractéristique des danseurs professionnels. Et pourtant cette bizarrerie n’est que sagesse : la sagesse même de savoir qu’en tout acte gît le risque de tout perdre, c’est-à-dire aussi de se perdre soi-même.» (fin de citation).

Cela est valable pour le propos de la pièce, et de toute pièce en général, mais c’est vrai aussi pour l’exercice du danseur qui doit accepter de perdre ses acquis, donc de retravailler sans cesse dans l’ouvert comme le dit RILKE, y compris dans ce qu’il sait faire parfaitement, afin que tout acte chorégraphique soit toujours investi d’une matière qu’on ne connaît pas forcément. L’élégance des pliés de Marine CHESNAIS par exemple, dans Just to dance. Les pliés qui ramènent au sol comme dans une bulle de coton, comme si le poids du corps n’existait plus. Des pliés dont elle dit elle-même qu’elle les retravaille en permanence, pour en chercher sans cesse de nouvelles qualités.

Quand une idée de danse est énoncée, le danseur ne peut pas se contenter de reproduire la réalité. Ainsi, Dominique BAGOUET demande un jour à deux danseurs : «Dansez-moi l’amour». Olivia GRANDVILLE et Fabrice RAMALINGOM, les danseurs en question sont pétrifiés : «Danser l’amour ? Mais comment peut-on danser l’amour ?». Cette chose si banale et ordinaire devient tout à coup insurmontable. Soit on imite la relation sexuelle, ce qui en soi n’a absolument aucun intérêt,  soit on va chercher dans le mouvement des matières inédites.

Avançons un peu. Je ne montrerai pas toute la vidéo de ce duo, car c’est vous qui en découvrirez la totalité dans un instant.

Je voudrais simplement relever deux autres moments de cette pièce.
Le premier concerne l’air que nous respirons et qui nous enveloppe. C’est une étrange rencontre en effet qui s’établit par le volume de l’air, médiateur de la sensualité à distance. Il circule d’un visage à l’autre sans qu’il y ait réellement contact, et il entraîne le détournement des visages dans une rotation de flux et non dans une tentative de toucher.

Le seul aboutissement possible est d’une extrême délicatesse : l’attente, puis une approche du baiser qui se fera sans le baiser. Et finalement, l’approche se fera dans le volume de l’air par le petit doigt, sans toucher, en effleurant à peine.

«L’air intangible, explique DIDI-HUBERMAN, un matériau psychique pour la peur et pour la prise de risque en même temps, pour l’immobilité qui plane et pour le mouvement qui, tout à coup va se précipiter. C’est quelque chose entre le rêve et la mort. Cela évoque puissamment les périls conjugués d’un funambulisme en danger de chute et d’un somnambulisme en danger de réveil.» (fin de citation).

Le deuxième moment : l’enlacement.
L’enlacement n’est pas l’étreinte possessive : la danseuse pose une main dans le dos du partenaire,  et l’autre bras sur l’épaule du garçon pour être prêt à toute éventualité d’échappée.

La seule trace de la proximité de la rencontre sera dans le signe horizontal de deux bras qui s’étirent jusqu’aux mains, mais qui pourraient aussi bien revenir en arrière par attraction. Il n’en est rien, le mouvement se termine finalement par un lâcher des mains.  Laissant comme seule mémoire de la proximité deux bras qui s’ouvrent vers l’extérieur, puis devant, et le renversement dans des directions opposées. Deux individualités, deux solitudes qui se suivent sur des chemins parallèles. Rythmé par des invitations et des refus.
La réminiscence des oppositions : debout / couché viendra à la fin de cette séquence, mais  ce n’est pas la fin du spectacle…

Et puis un peu plus tard, l’entremêlement des jambes, à la fois expression du désir, et impossibilité à le satisfaire, dans les chemins de lumière dessinés comme un labyrinthe par Lætitia ORSINI.

Comment voyons-nous la danse ?
Ce duo pose la question du statut du regard des interprètes de la danse. Quand je travaille avec des danseurs, je suis très attentif à la qualité du regard. Le danseur n’est pas une mécanique musculaire, il doit être relié en permanence aux autres interprètes et aux spectateurs par la présence signifiante de son regard, dont les qualités dépendent évidemment de la dramaturgie de la pièce. Il y a des regards de danseurs qui sont concentrés sur ce qu’ils ont à faire et oublient que leur visage, leurs yeux doivent aussi transmettre quelque chose de leur singularité. Cela touche cette fois-ci à l’intelligence de la danse.

Et de la même façon le statut du regard nous concerne tous dans notre vie relationnelle quotidienne : qu’est-ce qu’on investit dans la façon de regarder les autres, ou tout simplement dans la façon dont on voit les autres. Parfois en s’identifiant aux yeux de l’autre ? : regard distant, absent, fuyant, méfiant, voyeur, indiscret, réceptif, partageant ou investi. Au fond, ce duo que nous allons voir maintenant est une histoire qui nous renvoie à notre propre statut de regardant.

Michel Vincenot
10 novembre 2011

 

Ici – Olivier Normand / Mylène Benoît

Cet étrange rapport au temps qui consiste à revenir sur le passé récent d’un événement vécu par un autre interprète, 30 secondes auparavant, est une prouesse mentale qui nécessite une capacité de présence soutenue à l’instant qui arrive, «ici» et pas à un autre moment.

Présence intéressante à deux points de vue :

Le premier concerne le travail de composition de la danse elle-même qui, par nature, est toujours confrontée à la question de la naissance du geste, et de son devenir avant qu’il ne meure.
Ainsi, le petit chant exécuté en canon par les danseurs, hésitant et plus ou moins harmonieux au départ, se décompose progressivement pour devenir finalement un balbutiement.

La danse est un acte éphémère, nous le savons. C’est pourquoi les mouvements doivent être combinés de telle façon qu’on accepte, d’une part, qu’ils trouvent leur propre fin, et d’autre part qu’ils rebondissent sur les mouvements des autres interprètes pour renaître dans un autre espace-temps. Cette articulation constitue le fondement-même de l’écriture chorégraphique, toujours tendue sur un fil, au point que la pièce se termine par le dénuement des corps et la dissolution du geste dans le flou de l’image.

Le deuxième point de vue est cette fois-ci plus philosophique. Dans ce rapport au temps, le présent est quasiment absent. Il est troublé, absorbé dans l’instant par le passé, tandis que celui-ci est immédiatement projeté dans l’avenir. Ce va et vient entre le passé et l’avenir ignore le présent auquel nous sommes tant attachés, au nom de l’immédiateté de l’action qui fait l’efficacité de la productivité.

A contrario, Olivier Normand et Mylène Benoît mettent en évidence ce présent sans racine et sans avenir dans cette pièce exigeante «Ici».

 

Michel Vincenot
2 février 2011

Distribution

 

Conception, direction artistique, chorégraphie

Mylène Benoit et Olivier Normand

 

Danseurs

Nina Santes

Beatriz Setien

Matthieu Bajolet

Denis Robert

 

Création sonore Daniele Ghisi

Création lumière Renaud Lagier et Aurore Leduc

Régie lumière Aurore Leduc

Développement informatique Julien Delmotte

Régie générale et informatique Maël Teillant

Ingénierie vidéo Christian Thellier, Maël Teillant

Costumes Carole Martinière