Cette histoire sans narration s’apparente au symbole fondateur [l’archétype] plus qu’au récit anecdotique. En somme, La storia serait une genèse des fondements communautaires de l’homme sorti tout droit de l’animalité. Ennio Sammarco et Emmanuel Belot en déconstruisent les strates, les empilent, mélangent les époques et les références historiques. C’est la musique qui est le moteur de la construction et de la déconstruction.
Paradoxe : si le mythe est démonté comme les pièces d’un puzzle que l’on disperse, la chorégraphie est construite de façon rigoureuse sur des éléments épars et contradictoires qui tentent d’exister ensemble, et qui donnent de ce fait une dimension multiple à cette création. Pluralité des individus qui durent apprendre à coexister avec l’animal en se dotant d’histoires fictives. Elles constituèrent par la suite un imaginaire collectif.
Ce que l’on s’attarde à défaire ici tente de trouver ailleurs un avenir, une échappée de sens dans lequel chacun peut y retrouver un petit brin de soi-même. C’est ainsi que, par des approches successives, l’humanité a développé ses territoires de conquête qui furent aussi et paradoxalement son apprentissage de la communication. L’homme prédateur de l’homme construit ses horizons sur l’histoire et les ruines des autres, parfois même sur leur mort physique ou symbolique. En cela, cette pièce est toujours d’actualité. La prouesse de cette chorégraphie consiste à agencer ces bribes de situations, de corps éparpillés et d’attentes improbables. Elle les articule ensemble et offre un spectacle qui grandit en intensité du début jusqu’à la fin.
C’est par une chanson que commence le spectacle sur les accords d’une guitare folk, comme au temps de la conquête de l’Ouest. Au sol, la terre craquelée du désert n’est autre qu’un assemblage de territoires arbitraires qui voleront en éclat quelques instants après. Le seul fondement de ce qui pourrait ressembler à une structuration du groupe est la note continue et répétée d’une guitare basse, venue du fond de la mémoire, à laquelle chaque individu vient superposer la sienne. Une, deux, trois, sept notes d’individualités, puis des accords de guitare qui finissent par s’assembler en des harmoniques incertaines et saturées, sur des frappés de pieds d’une danse tribale. Pendant ce temps, la danseuse avance au lointain, d’abord au sol, puis debout. Ce début de trajet en dit long sur l’avenir du groupe en construction. Celle-ci laisse imaginer la suite de la composition.
Les avancées et les reculades défrichent une terre à inventer : tourner en rond, danser sur le sol hostile dans l’incertitude des attentes, des appels, des regards observateurs et des hésitations chaotiques. À cet égard, la première rencontre en duo est signifiante. Les jetés au sol, les portés-roulés sur le dos, mais surtout les marches dos à dos sont l’expression de la construction aléatoire du groupe dont on ne mesure pas d’emblée la nécessité. Il faut accepter de perdre ses signes distinctifs, de se mettre à nu, d’accéder à de nouvelles naissances sous le regard intrigué des autres. C’est le fondement de l’ouverture du regard sur l’étendue lointaine.
Le deuxième duo d’un homme et d’une femme nus, dépouillés de leurs peaux de bêtes, est la charnière de la pièce. En effet, si la fourrure a la fonction première de protéger l’animal en l’enveloppant, la peau contre la peau est la marque singulière de l’homme. Assise sur son partenaire étendu sur le côté, elle prend appui sur le genou du danseur, monte à quatre pattes sur son dos. Cette construction essentiellement tactile se termine par un porté qui s’étire du sol au sommet. Ce magnifique toucher primordial met le regard en élévation au-dessus de l’espace, et dans les quatre directions. Loin des clichés sensuels, ce toucher si particulier libèrerait donc la hauteur. C’est ainsi que la magie de la danse opère. Ce premier contact constitue ainsi la genèse du groupe, désormais capable de transmettre le geste, de prendre la main de l’autre, de la déposer délicatement sur un micro et, plus tard, de souffler la parole dans le creux de l’oreille. À chacun sa parole, mais elle est chaque fois transmise.
Lorsque le temps se dégage de ses carcans, la danse et la musique s’accélèrent dans la superposition des plans et des strates, car La storia opère à la fois sur la profondeur de l’espace et sur l’épaisseur de l’expérience temporelle intégrée, puis assumée par l’individu. Deux hommes au lointain dialoguent d’une même voix, ou plutôt tentent un monologue à deux qui met en évidence la complexité à fixer les références partageables. Le texte écrit est le ciment de la parole. Peut-être, mais il est en même temps volontairement inaudible, comme le seront les citations des Métamorphoses d’Ovide et Amérique de Baudrillard. Mais inaudibles ou entendues, les références sont le socle de la cohésion du groupe qui a formalisé ses règles, dussions-nous tout démolir un instant après : le texte, le corps et le mouvement ne sont plus qu’ombres déchirées derrière l’écran de papier. L’équilibre du groupe n’est jamais acquis.
Ainsi, des origines à la modernité, Emmanuel Belot et Ennio Sammarco mélangent les citations et les strates de l’histoire, jusqu’à singer les petites danses désuètes autour d’un micro, telles qu’elles sont exhibées dans les shows télévisés. L’homme est dépendant de l’instant présent sans recul, dans lequel il se complait momentanément. L’illusion du consensuel anéantit les fondements du passé et la sagesse de s’y référer : « Je regardais derrière son crâne pour voir la plaine […] Toutes les choses se tiennent […] J’ai été dépossédé de mon père et de ma mère… » Citations parmi d’autres d’un chef sioux et de Jim Harrison, relayées par la voix juste et émouvante de Cynthia Phung-Ngoc.
Dès lors tout s’enchaîne ou plus exactement se déchaîne dans le dédale de la confrontation des situations, particulièrement bien composées. En effet, pendant une course folle au sol, un couple s’en va l’air de rien en parlant, croisant au passage un combat de bêtes humaines jetées dans une transe collective. Survie individuelle, mécanisme de pouvoir nostalgique qui traverse le plateau dans la caricature d’une marche militaire, ou rituel fondateur de la communauté ? Tout cela à la fois sans doute, car c’est avec le recul que l’on pourra dire ce qui a fondé le groupe et ce qui lui a permis de traverser le temps. La conquête de l’espace n’a de sens que par la conscience qu’ont les individus de regarder le plus loin possible. Témoin ce magnifique trio de deux hommes qui transmettent à une femme un porté vertigineux, un regard vers le lointain, une élévation vers l’avenir. S’il faut toujours imaginer le lendemain par nécessité de survie, « il n’est jamais trop tard pour faire renaître ses origines.»
Celles-ci sont fixées dans les représentations qui ont bâti la culture des communautés primitives.
La figure du totem en résume toutes les questions : la vie, la mort, les croyances et les tabous.
Et finalement, la sagesse, c’est de considérer qu’il n’existe dans la vie que deux réalités absolues :
la naissance et la mort. Entre les deux, tout est relatif.
Dans dans cette histoire, l’animal aura servi de modèle à l’homme, mais celui-ci devra nécessairement se construire dans la cohésion du groupe auquel il doit une part de son identité ; une genèse de la conscience qui démarque l’humanité de ses origines, entre levers et couchers du soleil.
Michel Vincenot
31 octobre 2009