L’invité – Anne Lopez

L’invité – Anne Lopez

Prenez un corps, faites des nœuds partout et changez les fonctions naturelles des membres, l’air de rien. Comme s’il était évident d’aller chercher un doigt de pied avec des bras et des mains encamisolés. Comme s’il était évident de pousser l’énergie jusqu’au bout, sans faire appel au poids du corps sur lequel reposent les appuis. Ce faisant, deux autres danseuses, indifférentes à la «tragédie humaine», sont captivées par l’image d’un écran de télévision.

Mais justement, ce qui change ici, c’est l’image, telle qu’elle peut être modifiée et transformée par des machines informatiques qui fonctionnent, à la demande, sur des procédures – certes spectaculaires – mais néanmoins virtuelles. Le problème est bien là. Ce que peut faire la machine, le corps ne sait pas le faire.

Détrompez-vous. La danse rattrape les matières fantasques que seule la machine peut générer. Anne Lopez fait partie de la génération des nouveaux venus de l’art dans le millénaire qui arrive à toute vitesse. Le corps est assimilé à une image, un point c’est tout. Il y a vingt ans, cet emprisonnement aurait été interprété, à la façon freudienne, comme un enfermement de l’être. Une sorte d’autisme qui touchait jadis notre sensibilité mentale et nos références culturelles. Aujourd’hui il n’en est rien. Ces jeunes générations de danseurs placent leur langage en des endroits qui ne permettent pas (ou plus) de pleurnicher sur «la condition humaine». Le temps n’est plus à la communication intime qui traverse des cheminements complexes. Le corps cherche aujourd’hui à s’affranchir de l’enfermement en visitant froidement ce qui l’enferme. Paradoxalement d’ailleurs. Car, si l’image montre ceux que l’on enferme, le corps, lui, finit toujours par s’échapper et trouver le lien ailleurs. Exactement à la façon des programmes informatiques, truffés de liens cachés, qui ne sont pas nécessaires à notre compréhension, mais indispensables au fonctionnement logique de la machine. Machine soumise, corps rebelles et obstinés.

Il y a dans ce propos moderne une intelligence à contourner les obstacles et à mettre le corps en situation d’investigation permanente, certes, au prix d’une terrible énergie. Il suffit de voir dans quel état physique se trouvent les trois danseuses à la fin du spectacle pour comprendre que le corps n’a finalement rien à voir avec l’image immatérielle d’un écran cathodique.

Cet écran lumineux, on le retrouve partout et sous différentes formes. Il devient donc un symbole. À la fois image directe de la fascination technique (les superbes arrêts sur image) et la vivacité d’adaptation aux situations insurmontables.

L’humain s’adapte à de nouveaux codes de référence inscrits dans toutes les dimensions : le sol est marqué d’un langage-machine ; l’espace musical désintègre le temps pour l’empêcher de durer ;  le corps lui-même est brisé dans ses fonctions vitales de sensualité et d’histoire commune. Pas de détours inutiles. Les mimiques et l’humour font partie de la danse et sont utilisés comme matériaux bruts, sans que l’on se prenne la tête. Ils sont là parce qu’ils doivent être là, à ce moment. Ils sont simplement nécessaires à l’aboutissement du mouvement pour que l’énergie se pose, un point c’est tout. Nouvelles générations d’images, nouvelle génération de danseurs dans la ligne directe des nouvelles technologies de la communication.

Mais ce qui change en réalité, c’est cette faculté à quitter les situations complexes de la vie sans laisser ni trace, ni traumatisme. Pas de retours nostalgiques, mais une adéquation immédiate aux événements qui surviennent. Et là, il y a comme une brise de fraîcheur, car si «les liens» que fabrique la machine nous laissent indifférents, les relations qui s’établissent entre trois danseuses sont tissées d’une écoute précise.

Il est évident que chacune d’elles apporte ses matériaux. Mais après tout, la danse contemporaine nous a habitués à cela. Il est évident que chacune a contribué aux propositions de la pièce, à part entière, au même titre que le musicien d’ailleurs. Par conséquent, ce qui surprend, c’est la capacité d’entrer en synergie à partir de propositions très différentes tant elles sont individualisées, dans le décor d’un monde coupé d’une relation qui dure. Un monde non communicant, mais à la fois fascinant. Paradoxe symbolique des jeunes générations confrontées à l’univers captivant de l’ image qui parle ou ne dit rien sans en faire une histoire.

À vrai dire, le fil de l’écriture chorégraphique tient la pièce sur le rebondissement ininterrompu de répons et de concordances qui écrivent le mouvement dans l’espace. Le duo trouve son chemin à l’intérieur des matières du solo, et le trio dans celles du duo… Comme si l’écriture consistait à emboîter des événements aléatoires les uns dans les autres et à y donner une réponse immédiate. Héritage de l’image électronique. À cet égard, les trois filles sont superbes de précision. Elles écrivent leur gestuelle sur le contrepoint d’un équilibre qui bascule, ou, se glissent dans le mouvement des autres comme les ondes hertziennes à travers les airs. La main vient atteindre le pied au sommet d’une jambe tendue vers le haut, dans le mouvement de la montée. Le tout sur un porté ! C’est un défi du corps. On est dans l’abstrait de l’image confronté au corps presque immatériel de l’humain. Concordance d’un corps de chair et d’une image virtuelle ; une dialectique de l’absence au croisement du vivant qui respire et transpire. La chair sait créer le mouvement parce qu’elle est capable de laisser l’illusion qu’une course en arrière est naturelle, qu’un pas à contre-pied maintient le corps debout, qu’une chute violente au sol est sans danger… Avec un petit brin de tendresse dessiné au creux d’une tête penchée et d’un regard par dessous qui suggèrent que l’on peut se laisser aller à une complicité avouée. Anne Lopez excelle dans cette agréable séduction.

L’image a donc atteint les yeux. Les corps se sont entrechoqués.  La danse peut alors convoiter l’universel…

Mais au juste, qui était l’invité ? Le poste de télévision ? Les trois danseuses, chacune à son tour ?
Peut-être nous… au fond.

 

Michel Vincenot
28 octobre 1999

Distribution

 

Conception et chorégraphie

Anne Lopez

Céline Mélissent

François Lopez

 

Musique François Lopez

 

Lumières Alain Paradis

 

10e festival de danse, 7 mars 2000

 

Photographie Marc Coudrais

 

 

Je, tu, nous : les jardins secrets – Christian Bourigault

En définitive, nos «jardins secrets» protègent nos complexités humaines. Elles deviennent une évidence lorsqu’elles sont savamment construites dans l’espace de la danse autour de lignes et d’un carré divisible en quatre, partagé par les individus qui opposent au groupe la résistance ou l’abandon de leurs désirs personnels. Là, les danseurs, deux hommes et deux femmes, sont japonais et européens pour signifier que l’Occident et l’Orient vivent les mêmes engagements universels … et les mêmes troubles. Mais de façon inversée.

«Les jardins secrets» de Christian Bourigault agencent en clair et dans la précision ce qui d’ordinaire est réputé privé, secret comme les méandres de l’humain. Cette pièce est la projection des balbutiements, des peurs ou des audaces devant l’événement étranger que représentent «les autres».  Par définition, ils nous échappent. Mais au-delà du constat des différences culturelles entre l’Europe et le Japon, il y a un enjeu d’importance : celui de l’homme confronté à ses questions et à ses absences, volontaires ou inconscientes, qui le protègent du collectif.

C’est par une série de portraits projetés à l’écran que commence la dialectique du «je, tu, nous». Question mythique qui a marqué à tout jamais l’humanité depuis son origine dès lors que la communauté fut obligée de vivre ensemble, et dans le même temps de différencier les individus entre eux. D’abord les sexes, bien sûr, principale différence entre les êtres, appréhendés comme une tension constante du désir impossible ou de la parole en gestation. Puis, les traditions culturelles qui impriment pendant des millénaires les habitudes de vie et de pensée ; les diverses façons de communiquer avec ses semblables par l’intermédiaire du collectif indifférencié ou de l’individuel en conflit avec soi-même, et par conséquent avec les autres.

Christian Bourigault pose parfaitement le problème qu’il écrit dans la concision. La danse, cet art du «corps dépourvu de la parole» tente une approche de ses propres limites et les traverse :  l’état du corps destiné à parler. Paroles individuelles de quatre solos qui s’enchaînent par substitution de l’un à l’autre. Paroles de duos construits comme des tentatives à prendre, à s’abandonner ou à se protéger. Paroles du «seul contre tous» lorsque la situation devient tendue à l’extrême. Parole contre parole écrites dans le langage direct du corps.

La cohérence de la pièce, rythmée par des traversées en quatuor, tient dans l’agencement de l’espace de la danse comme lieu possible de la dépossession de soi, ou de la respiration et de l’apaisement. Ou encore pour régénérer l’énergie au contact du sol, en oubliant qu’il faut parfois sacrifier l’attente individuelle au profit de la survie du collectif auquel on appartient. Ces traversées agissent comme un coup de semonce qui oblige à l’écoute désintéressée, à devenir des passeurs entre son propre désir et la réalité commune. À mettre en situation le corps entre reculades et poursuites, entre le face à face obstiné et le mimétisme, tantôt conventionnel, tantôt défensif. Cette danse-là est tout aussi complexe que lumineuse comme l’est l’engagement de tout être humain dans l’amour ou la haine, la peur ou le plaisir …  Toutes ces contradictions s’imbriquent dans les corps des danseurs de la même façon que les individus sont impliqués dans la complexité de la vie des autres.

Quatre solos aux quatre coins d’un espace géométrique, imposé par la loi du groupe, se terminent par une traversée. J’allais dire … par l’audace de pénétrer en diagonale l’espace commun, à la manière du sabre qui tranche dans le vif.  Dans le couloir de la belle lumière de Sylvie Garot, le solo puissant d’Hideto Heshiki  introduit une tension entre l’épreuve de la confrontation et l’affirmation de sa propre identité. Dans une marche qui ramasse le corps entre mains et genoux, le danseur tâtonne dans une avancée vers l’affrontement contre tous, ou contre soi-même. La posture d’attaque meurtrière déviée en rituel de combat préserve la règle collective qui dessine l’espace de chacun.

Quatre carrés délimitant une géométrie de l’intimité glissent l’un vers l’autre pour annoncer un événement frontal. Quatre danseurs en ligne portent à notre attention un regard prémonitoire. L’harmonie bascule après les lâchés, les effondrements et les resaisissements d’un quatuor qui vit et respire ensemble sans que les danseurs ne se touchent. Le poids glisse, roule au sol et se suspend. Le corps s’enroule et s’effondre. Ce quatuor repris aux endroits décisifs de la pièce ouvre des passages comme une sorte de refrain qui relie momentanément les uns aux autres sans que l’on sache à quel moment la rupture se produira. C’est une concession au collectif. Il suffit qu’un événement change la règle du «je» et voilà que l’espace de tous devient le territoire du solitaire face aux trois autres.

Dans ce face à face où trois danseurs reproduisent en écho les impulsions d’un seul, le mimétisme fait resurgir l’ambiguïté humaine : sauvegarder le collectif tout en protégeant l’individu contre de possibles dépossessions. Malgré la distance qui sépare le danseur des trois autres, cette attention soutenue déclenche le mouvement proche, c’est-à-dire présent à toute éventualité d’effacement de l’individu dans l’assimilation par le groupe. Lorsque l’échappée se produit, c’est par le pied que la danseuse est arrachée, retenue en une sorte d’arrêt sur image d’un reportage pris sur le vif du direct. Le pied, les pieds, les assises du corps qui d’ordinaire assurent sa verticalité, se trouvent pris au piège du désir d’autrui, sans concession, sans possibilité de rétablir le corps dans sa liberté de répondre au désir ou de le refuser.

L’image projetée à l’écran, presque en temps réel, montre à quel point la situation s’étoffe d’une vraie dramaturgie. À cet instant, la pièce de Bourigault nous détourne vers les relations homme-femme, après avoir évoqué le préalable des rapports de l’individu au groupe. Ce changement de direction est formidablement construit . Quand elle est écrite avec intelligence, la danse devient l’évidence du mouvement transmis d’un espace à l’autre et elle change, au passage, le sens même du corps. Le pied prisonnier devient donc l’intermédiaire de la rencontre de deux êtres. Pris au piège de l’ambivalence du désir consenti ou refusé, ce duo de danseurs inverse le sens des choses. Merci la danse ! La danseuse Akiko Hasegawa est contrainte d’abandonner ses appuis verticaux et se trouve, le temps de ce contact, transformée, pliée, soumise. Tout l’espace s’enroule autour du pied en appui sur le visage du danseur. Ce contact ne lâchera pas le mouvement obsessionnel, tenu jusqu’au moment où la danseuse se dégage, avant d’être figée net par un porté dans le dos.

Cette danse traverse le corps massif des autres, entre désir d’attraction et pouvoir de répulsion. Le danseur Arco Renz s’infiltre dans l’amalgame passionnel de la fusion. Comme le mollusque tiré de sa coquille, il en extrait sa partenaire qu’il laisse littéralement se liquéfier au sol. Le corps se lâche par abandon lorsqu’il n’a plus la force de lutter. Peur ? ou sécurité retrouvée ? Un mélange des deux sans doute, comme le tremblement communicatif, juste après l’accident qui nous met en état de choc. Une telle scène sous le regard des autres doit être exorcisée par l’intelligence humaine. On reproduit donc la situation en la déviant de sa destination première. Le duo devient deux duos. L’un dans l’enlacement qui apaise et stabilise l’équilibre du corps par le contact des crânes. L’autre dans la feinte d’une approche furtive entre Hideto Heshiki et Patricia Guannel qui magnétise par saccades le partenaire offensif.  Approche subtile faite de rapprochements et de départs. Les relations homme-femme sont ainsi  régénérées sans bavardage avec la force que la danse sait communiquer.

Revient alors le refrain du quatuor : une course, une respiration, puis un nouveau blocage de la situation. L’humanité provoque éternellement, après l’oubli, les événements qui la mettent périodiquement en danger. La diagonale, cette belle traversée de l’espace qui appartient à tous, est à nouveau occupée par un face à face d’un danseur en direction du groupe solidaire des trois autres. Protection du groupe contre une approche d’intimidation ou d’apprivoisement ? Cette pièce est sans cesse ponctuée de paradoxes. Les relations humaines y sont mises en exergue dans ses contradictions les plus accrues. Le danseur solitaire se glisse entre deux filles. La division des corps faisant écho à la division de l’espace, le duo des deux hommes joue sur l’ambiguïté d’un combat à la fois viril et tendre, soutenu par le violon grinçant de la musique de François Marillier, qui se termine par un entassement des corps, une superposition des poids. Le poids du corps mais aussi le poids des contraintes du groupe et des complexités du couple .

Des couchés au sol, des tendus, des repoussés, des tirés et le contact des mains qui malaxent le visage entre déchirements et caresses.  Et au terme de cette magnifique complexité, le partenaire est accueilli en bascule au creux d’un corps lové comme le nourrisson l’est dans le giron de sa mère.  Ces images ne sont pas simplement belles, elles sont fortes et prégnantes.

C’est dans cet univers que les deux hommes vont chercher les filles. La course en échappée réhabilite le groupe parfois nécessaire à la cohérence des relations intimes. Et du groupe s’échappe un solo, celui de Patricia Guannel qui fait à elle seule la synthèse de cet espace troublant. Le corps y rassemble le haut, le bas et toutes les directions jusque là morcelées par des attentes individuelles, convoitées par chacun pour s’approprier son territoire-à-soi, sans cesse à l’affût de tout ce qui a pu y déranger l’ordre, le repos, la confiance. Dans la dynamique de cette écriture, le solo ne pouvait qu’aboutir à l’ellipse de la transe autour de laquelle se resserrent en étau rassurant les trois autres partenaires. Des mots intimidés sont articulés dans un puits de lumière.  «Patricia ? … Patricia ! …», des mots de tendresse et d’écoute après le choc frontal de quatre danseurs, tantôt réunis deux à deux, tantôt mis l’écart du groupe et parfois même de leur propre destin.

Subtilité d’un solo qui affine le balancement du bassin de la danseuse, tête et cheveux tournoyants, jusqu’au bout d’un duo de filles où l’une prend à son compte le poids de l’autre. Femme enceinte aux lignes déformées qui transmet à sa confidente l’empreinte de son propre corps et qui finit par se laisser accoucher d’elle comme une re-naissance après un passage aux Enfers.

Tout s’apaise au rythme des photographies de portraits qui refont en accéléré le trajet parcouru. La trace laissée sur les «gros-plans» de l’image amplifie l’écho des corps qui poursuivent leur histoire dans l’obscurité du sol. Des aventures individuelles ont croisé celles des autres. Seule demeure la trame d’un entrelacs de gestes et de visages qui ont inscrit leurs traits sur le palimpseste de la danse.

 

Michel Vincenot
20 mars 1999

Distribution

 

Chorégraphie Christian Bourigault

 

Danseurs

Patricia Guannel

Akiko Hasegawa

Hideto Heshiki

Arco Rentz

 

Musique François Marillier

 

Lumières Sylvie Garot

 

What a day ! – Thierry Thieû Niang

«Mystère chorégraphique» et… clarté de la danse. Cela pourrait être antinomique, mais ici, c’est une évidence. C’est à la périphérie du cercle des spectateurs que naît le saut répété de quatre danseurs-musiciens aux quatre points cardinaux de la planète, comme une respiration introduite dans un espace en attente. Du groupe silencieux surgit donc l’Europe, l’Asie, l’Afrique… et nous, les autres, témoins impliqués dans cette «communauté avouable» comme le dit Thierry Niang. Là est la part du mystère. Et l’éclat ?  Il vient de la danse aux multiples couleurs musicales et de corps différents. La danse, dans la pureté du cristal ! Offerte par les longs bras de Fania, la chanteuse africaine, et les sons de la guitare de François Lasserre qui rassemblent le cercle en son centre.

Aucun discours, aucune déclaration d’intention n’introduisent ce rassemblement. La suite se pressent. Le lien commence après le silence par un geste qui pourrait suggérer une figure de combat s’il n’était détourné en un mouvement de contact — presque tactile — pied à plat sur le ventre : le centre des sensations vibratoires ; et pied en appui sur le dos : cette surface déployée de la peau, sensible au moindre frémissement de «corps étrangers». Le dos, cette antenne ouverte à l’écoute de «touchés» subtils dont on ne connaît jamais l’origine. Là, le mystère est à son comble et pourtant la pièce est immédiatement accessible. Ce paradoxe ouvre à des perceptions étranges. Le danseur, en suspension sur la pointe des pieds, ramasse en son corps toute l’énergie sur des genoux pliés. En soi, deux niveaux contradictoires du mouvement. Rodin fit du corps la sculpture du penseur, Thierry Niang développe la pensée concertée dans le mouvement de la danse dont «les roulés» au sol donnent chair à l’espace du cercle des veilleurs.

La relation étant ainsi établie, l’écoute se fait attentive. Une complainte en dialecte africain ouvre un regard serein sur la mort ; corps étendu que l’on enjambe avec une attention respectueuse. Ce rituel de passage n’est autre qu’un regard d’amour ; et la mort une disposition suprême à l’ouverture, plus qu’une attente inassouvie. Le corps garde l’empreinte de la respiration comme les amants préservent en secret la mémoire du corps laissé vacant ; le vide silencieux qui s’imprègne de l’absence. «Je te garde…  c’est-à-dire… ta présence continuera à vivre en moi. »  Paroles d’amants.

Ce creux qui nous rend disponibles à l’espace des autres est l’endroit le plus précis de la rencontre où se fomentent des rapprochements impensables. Passer dans les creux du partenaire, dessus, dessous, sans que jamais les danseurs n’installent définitivement leur squat dans l’intimité d’autrui. Il n’est donc pas question d’envahir mais d’échanger. C’est une grande délicatesse que la danse sait transmettre parce qu’elle est le creuset où se mélangent en toute impunité des flux individuels et des attentes universelles. Une telle intensité de l’échange ne peut que susciter l’approche subtile dont les «portés embrassés» (expression inventée pour l’occasion) semblent être l’aboutissement naturel ; ou les petits cris d’étonnement de la chanteuse devant les chutes de Thierry Niang sur le dos ; ou encore la tête accueillie avec tendresse dans des mains réceptives . Et bien d’autres choses, comme ce regard adressé, tendu vers une présence à l’autre et qui se lâche au moment de livrer généreusement une caresse.

Toutes ces belles transhumances parlent d’un rêve que l’on se raconte à soi-même, tantôt apaisant, tantôt inquiet. La danseuse Elizabeth Bouckaert chemine dans l’espace, yeux fermés, à l’écoute de tous les événements qui surgissent ça et là : «Ils ne disent pas tous la même chose», répète-t-elle à voix basse avec une assiduité qui nous invite au silence.

C’est dit, c’est fait, voilà donc le mystère d’un jour « pas comme les autres ». D’un jour particulier où la danseuse trace au-dessus de son crâne l’axe de son corps ; tout en verticalité, parce que la vision de l’espace s’est absentée quelques instants. Danseuse émouvante de fragilité qui s’abandonne par le dos au musicien qui la porte, comme s’il était établi que la musique rejoignait la danse au creux du cercle, au sein duquel toutes les histoires se croisent et se délient. Rien d’anormal en fait, c’est plutôt nos perceptions les plus élémentaires qui se sont estompées. Car l’étreinte se fera «yeux fermés», comme dans une relation que seuls les amoureux savent inventer. Mais le trajet ne s’arrête pas à la destination. Au-delà des yeux, il y a le regard qui rencontre mystérieusement l’écoute du corps dans sa globalité. Le dénuement du dos scelle la confiance transmise au travers de la peau, pour façonner la chair en profondeur. Moment prégnant de vérité du corps qui donnerait au pire des humains l’idée d’abandonner les armes de la bêtise et de l’intolérance.

C’est un éveil au monde que Thierry Niang invente autour du cercle. On savait déjà qu’il avait la capacité d’ouvrir les yeux des enfants ; on ne savait pas encore qu’il pouvait émouvoir les grands. Dès lors, tout s’accélère, nos perceptions en même temps que la danse. On se dénude, on se rhabille. On échange le chant et la danse comme dans un répons liturgique. Le cercle est en état d’écho. Et au terme de la veillée, on redessine le corps des autres après s’être échangé les couleurs de la peau.

Michel Vincenot
8 février 1999

Distribution

 

Chorégraphie Thierry Thieu Niang

 

Danseurs

Thierry Thieû Niang

Elizabeth Boukaert

 

Guitare François Lasserre

 

Chant Fania Niang

 

À la Commanderie les 1 et 2 avril 1999

 

 

Récital – Mourad Merzouki

«Récital», ce joli mot qui allie le «récit »et les sonorités musicales, pour dire et danser plus que jamais leur quête de liberté et leurs recherches d’émotions «in-ouïes»comme ils le disent joliment. «Ils», c’est la compagnie Käfig. Car ils tiennent par dessus tout au caractère collectif de leur groupe. Venus de la banlieue lyonnaise où ils dansent avec les enfants et les jeunes pour s’impliquer dans le compagnonnage nécessaire de leurs galères et de leurs quartiers, ils sont aujourd’hui sur scène, en finesse et en poésie.

Génération hip hop où apparaît la rage de dire, d’exprimer l’énergie qui déborde et une envie de vivre. Chez eux, cet acte volontaire a mûri avec le temps. Ils ont choisi de croiser des pensées multiples et se sont nourris de tous les éléments qui s’affranchissent des idées préconçues. «Les poncifs du genre : hip hop mouvement social» disent-ils. L’art est pour eux une expression à part entière. Et ils le revendiquent.

Leur détermination à l’échange et au partage fait l’esprit et la force de ce mouvement. On y recherche des sensations dans le but de créer de nouvelles expressions artistiques, mais aussi de renouer avec la parole qui tient ensemble l’humour et la gravité. Ce mélange de styles et d’énergies – de la danse hip hop au concerto – déstabilise la vision que nous avons de leur danse . Curieux alliage, en effet. La musique de Franck II Louise surgit du béton des banlieues et du violon arabo-andalou. «Des sons aux antipodes, dans un espace auquel nous étions étrangers.» dit Mourad Merzouki, leur directeur artistique.

 

Michel Vincenot
Février 1999

Distribution

 

Chorégraphie Mourad Merzouki

 

Danseurs :

Yann Abidi

Brahim Biuchelaguem

Rachid Hamchaoui

Najib Guerfi

Mourad Merzouki

Chaouki Saïd

Franck II Louise

 

Musique Franck II Louise

 

Décors Yassine Dahmani

 

Costumes Cissou Winling, Christine Thepenier

 

Lumières Yoann Tivoli

Volées d’éclats – Jackie Taffanel

Danser, chez Taffanel, c’est dire qu’il y est question de mouvement, bien évidemment, mais aussi d’espaces changeants et de rapports parfaitement aboutis entre les danseurs. Les relations mystérieuses qu’elle propose dans les contacts de duos ou de trios font appel, presque à chaque fois, à des développements imaginaires qui prennent l’allure de grands mythes, au sens universel.

Quant à la forme du solo, c’est la présence du danseur qui suggère en permanence que l’espace ne sera jamais fermé sur l’unicité. Ouvertures successives en des endroits multiples qui se déploient les uns sur les autres à la manière d’une spirale, tantôt enveloppante, tantôt répulsive. La danse est bien là, et la gestuelle est large et généreuse.

La construction chorégraphique a la particularité du détail bien réglé et des trajets précis. Dans les échappements et «les retrouvailles», il y est question de passages éphémères jamais clos sur une histoire qui pourrait se fermer sur elle même. Jamais d’histoires d’ailleurs, plutôt des trajectoires. D’où cette impression d’ouverture à l’imprévisible ; qu’il s’agisse du rapport des danseurs entre eux ou de la relation qui s’établit entre les danseurs et la musique. Celle de Jean-Marie Machado, par exemple, construit l’espace sonore autour des corps, comme si c’était le nôtre.

Ces qualités d’écriture, Jackie Taffanel les tient de son talent, c’est certain, mais elle écoute aussi ses interprètes auxquels elle donne libre cours. Qu’il s’agisse de leur couleur, de leur vocabulaire ou de leur énergie propres… cette danse est un festival d’éclats et de regroupements jamais confondus.

 

Michel Vincenot
Février 1999

Distribution

 

Chorégraphie Jackie Taffanel

 

Danseurs :

Annabelle Bonnery

Patricia Borgès-Henriques

Frédéric Brignon

Sun-Hye Hur

Young-Ho Nam

Karl Paquemar

 

Costumes Judith Chaperon

 

Lumières Thierry Lenain

 

Musiques :

Jean-Marie Machado

Percussions brésiliennes

Musiques cubaines

Compay Segundo