Solo pour deux et une poignée de notes, spectacle – Sandrine Maisonneuve

Création à la Commanderie les 21 et 22 mars, pour le Festival Plurielles 1998

 

Les notes du piano dégringolent en cascade au dessus de la tête et laissent dans le corps une étrange résonance … L’avenir de cette interprète de la compagnie Christiane Blaise est prometteur. Sandrine Maisonneuve résume dans sa première création de chorégraphe l’essentiel de la danse. Rigueur du temps, construction de l’espace, agencement du mouvement et variations de la gestuelle à l’infini. Cette danseuse de vingt-cinq ans ne dérape à aucun moment dans la facilité. Chaque intention est anticipée avant d’être dansée. Chaque petit geste vient d’un corps traversé par une énergie puissante et maîtrisée. Jusqu’à ce que les directions soient suffisamment précisées pour déclencher le mouvement et l’ouvrir à l’espace. De ces espaces qui s’illuminent à la clarté du petit matin pour réapprivoiser nos yeux aux formes effacées par la nuit ; ce point précis du lever du jour où la nature redevient transparente et minérale.

L’engagement était pourtant exigeant. Il fallait conjuguer un propos, une écriture et un lieu hors du commun : la Commanderie. Bâtiment à la fois austère et hospitalier, massif et aérien. Il fallait aussi respecter «l’esprit de la terre», la réalité rocailleuse de ces marcheurs de Saint-Jacques tenus par le défi d’avancer jusqu’au bout. Jusqu’à l’extrémité du souffle, porté ici dans les mains de Myrissa Lai. Car les notes ne viennent pas du piano mais des doigts de la pianiste qui traversent en permanence le mouvement du corps. Une sorte de déclinaison à deux interprètes dont on ne sait plus exactement qui des deux transforme l’énergie de l’autre … Un piano à l’écoute de la danse ; une danse en résonance avec les notes. Un corps cristallin où la chair prend couleur de pierre, et les notes la consistance du corps humain.

Cette pièce est un bouleversement en profondeur. La qualité d’interprétation d’une pianiste et d’une danseuse y sont pour beaucoup, bien sûr. Mais surtout le propos, écrit à la perfection. Et c’est en cela que Sandrine Maisonneuve signe sa première chorégraphie. Le mouvement trouve naissance au cœur-même de la terre. Les yeux cloués au roc inversent les traditionnelles naissances à la vie. Le poids du corps se trouve tout à coup dirigé vers le haut.

Sandrine avait eu cette perception, quelques mois auparavant, lorsqu’elle visitait pour la première fois cet hospice du XIè siècle.

Le haut peut donc devenir le bas, et à l’inverse, les notes du piano descendent vers le sol. Sandrine et Myrissa brisent les conventions. La danse et le piano explorent jusqu’au bout ce paradoxe. Les «roulés» au sol laissent une impression sublime : le corps ne se déroule pas, c’est l’écorce de la terre qui s’enroule à lui. Le minéral est l’enveloppe du corps, devenu matière du mouvement. Ce corps sonore, ouvert à l’universel, est maintenu en éveil depuis le jour où, pesant de tout son poids sur des poignets fermés, il eut l’intelligence d’ouvrir les doigts pour répartir au sol les forces qui s’opposent. A cet instant l’homme se met à parler. Et la danse ouvre le corps aux plus fines perceptions.

L’air, le vecteur des sons, devient alors l’espace de l’échange entre la matière du haut et la pesanteur du bas, l’endroit des pieds. Les appuis au sol, si importants dans la danse, se trouvent inversés. La main qui élève le pied transforme de façon magique le sens de la gravité. Comme si l’appui n’était plus nécessaire, comme si les pieds pouvaient désormais jouer avec le haut, aussi libres que les bras et les mains. Le corps se met alors en état de suspension. Réceptif à toute vibration venue des sons, la peau frissonne jusqu’à la désarticulation des membres. Le silence s’installe. «La poignée de notes» est transmise de la main à la main. De la pianiste à la danseuse, comme le viatique du pèlerin. On oublie alors pendant un long et beau moment que nous sommes irrémédiablement soumis au poids du corps, conjugué à l’attraction de la terre. Le piano s’est tu, les mains de la danseuse sont le réceptacle d’une multitude de notes qui échappent entre les doigts, se faufilent partout et modèlent une ondulation sur un corps devenu aérien. Ne restent que les traces musicales du piano de Myrissa dans les petits cris et les étonnements de la danseuse qui transmet à son tour «une poignée de notes» aux invités que nous sommes.

Vient alors un délicieux moment de danse. Sandrine marche entre les notes, dispersées comme des pierres précieuses. Elle glisse, bascule, se redresse, accélère. Les notes venues d’ailleurs sont un cadeau tombé du ciel, ensemencé par les doigts de Myrissa Lai.

La magnifique progression de la danseuse, quasiment spirituelle, est guidée par les cailloux laissés au bord du chemin comme la mémoire du corps délesté de son poids. Les notes jetées en vrac dans le dos de Sandrine donnent au corps une allure de grandeur. L’opacité devient clarté. «Les cailloux qu’il jetait dans l’eau s’emplissaient de transparence.», dit André Dhôtel. Le piano retrouve l’envolée des notes et le corps minéral redevient aquatique,  jusqu’au dénuement.

Il fallut des millions d’années pour que la roche devienne cristal translucide. Il fallut des millions d’années pour que le poids du corps livre sa transparence. La danse de Sandrine Maisonneuve est subtile. Les notes de Myrissa Lai sont matière dans l’espace. Liées par une belle complicité, toutes les deux nous rappellent que «la conscience d’être» échappe à la gravité. Le poids du corps pèse vers le haut. Le 21 mars 1998 était le premier jour du Printemps, Dieu lui-même en était étonné.

 

À Sandrine et Myrissa,
Michel Vincenot
24 mars 1998

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation

Sandrine Maisonneuve

Piano et conception musicale

Myrissa Lai

Elles, nous, eux – Robert Seyfried

Elles, nous, eux – Robert Seyfried

Donc, Robert Seyfried donne sans rien garder.

Ses yeux clairs pigmentés d’une chaleureuse humanité regardent droit au cœur, comme s’il avait partagé depuis toujours la vie de chacun des humains. Les adolescents se donnent le premier baiser les yeux grands ouverts. Mais ils ne savent pas encore que les yeux fermés, c’est beaucoup mieux. C’est dans cet état de bonheur que nous laisse la pièce, à la fin d’un spectacle superbement construit.

Au début, le premier signe est pour le public. Le regard bien dirigé de la danseuse – on va dire «adressé à quelqu’un» – implique sans détour les spectateurs dans le désir intime de ces personnages. «Elles» sont trois femmes en état de mariage qui se retrouvent tour à tour à nous raconter leurs désirs, chacune avec ses mots, ses inquiétudes. Chacune avec son énergie. Trois danseuses construisent la situation dans une remarquable intensité d’interprétation. Mais au fait, les hommes, où sont-ils ? Existent-ils ou ne sont-ils qu’une vue de l’esprit ? Ils ne font que passer, guindés dans leurs principes d’hommes mûrs … Ils jouent de la musique.

Quand la femme et l’homme entrent en relation, plus rien n’est prévisible. «Nous» n’est pas un couple à trois. L’intrusion du troisième homme n’est que l’élément révélateur qui structure la rencontre autant désirée que refoulée, au contact du poids de l’autre. C’est-à-dire de l’épaisseur humaine qu’il faut désormais échanger avec le partenaire. Le groupe commence ici, dans le couple. Comme lui, il se fait et se défait.

«Eux» , le groupe, les autres, regardent à la fenêtre avec indifférence ou indulgence, le nez dans les étoiles… La vie, au fond. Ludique, essentielle.

Voilà donc l’histoire en-deçà, celle de notre «banalité» d’hommes et de femmes. Et voici, au-delà de l’histoire, la pertinence qui appartient aux artistes : danseurs, musiciens et chorégraphe.

«Elles», les trois danseuses affirment – maintenant, tout de suite – leur personnalité d’interprètes. La première attire l’attention sur la chose à la fois légère et complexe que met en jeu la situation d’amour. Un regard, ni scrutateur ni indécent, dirige vers les spectateurs des yeux pleins d’une possible tendresse, mais aussi d’éventuelles réticences. Rares sont les pièces qui captent immédiatement le regard. La main de Sylvie Hönle se lève et prend à elle seule tout l’espace de l’avant-scène. Pour dessiner ensuite des bras, de magnifiques bras reliés au corps, sur de jolis appuis de pieds nus au sol. D’un seul coup, le mouvement donne le sens du corps !

La deuxième danseuse entre dans son sillage, puis la troisième. Béatriz Acuna et Manuela Cortes-Thonon apportent l’énergie à l’espace, le sens des directions. On va dire, le sens de l’engagement. Nous voici au-delà de l’anecdote. Le fluide circule en triangle, de plus en plus vite, comme si l’une était, à tour de rôle, le kaléidoscope du désir des deux autres. La présence féminine se développe en de multiples images données là, dans le raffinement de gestuelles très différentes, de langages personnalisés,  choisis avec intelligence par un chorégraphe pour trois femmes-interprètes. Il y a … comment dirais-je … le désir en constellations, et tout ce qu’il suppose d’attentes compromises. A les regarder toutes les trois en même temps, on n’imaginait pas que le désir pût se décliner en des mots si différents.
La rencontre imminente avec «les hommes» est, somme toute, décevante. Les hommes passent mais ne s’arrêtent pas. Absents dans leur «paraître» que les femmes ne comprennent pas. Mais pour autant, le désir  est là, toujours aussi présent, en cette attente fragile du «Nous».

Il faut donc rattraper le temps. La course à laquelle homme et femme se livrent n’est pas une poursuite effrénée. Elle est le moyen-terme qui pose la rencontre ; le temps que la respiration redevienne sereine. Le temps que l’on puisse se parler sans trop d’inquiétude. Cette séquence est de toute beauté. Une fois n’est pas coutume, la course ne déferle pas à toute vitesse pour «meubler le temps». Elle a un sens, ou plus exactement, elle va chercher le sens à l’endroit le plus juste de la construction du couple, hors des clichés de séduction grotesque.  Le couple se trouve, dès lors, en situation fébrile, souffle retenu ; ne sachant pas exactement ce qui lui tombe sur la tête. Petits adolescents aux tumultueuses découvertes, il faut expérimenter le temps d’aimer à la mesure des brouillages venus du monde. Le deuxième homme n’est pas et ne pourra être l’amant perturbateur.  Seulement l’intrus qui ramène la naissance du couple à l’exigence de la relation. Et voilà la belle subtilité de Robert Seyfried !

«Nous», le couple. Le tableau est d’une simplicité enfantine, et pourtant d’une complexité magnifique. L’histoire qui suit ne sera pas un banal rancard d’amants. Le poids, disions-nous, le poids de deux êtres qui se révèlent l’un à l’autre, geste après geste, sans savoir exactement où mène la découverte… Le poids du corps de l’autre, chargé de l’histoire irréductible et des peurs de chacun, se termine, au sol, par un tête à tête d’une grande vérité.

Reprise en boucle, la course est alors solitaire. C’est le bol d’air que l’on prend après une forte dose d’émotions contradictoires. Moment silencieux où les amours fiévreux remettent de l’ordre dans les désirs trop clairs, surgis un soir,  sous la lumière des lampadaires de la nuit.

Les autres, perchés sur leurs observatoires à histoires, ce sont «Eux». Les passants de la rue. Tantôt indulgents, tantôt indifférents, mais concernés depuis la nuit des temps par le baiser de confidence que l’on échange à deux … et qui appartient désormais à tous.

 

Michel Vincenot
17 janvier 1998

Distribution

 

Chorégraphie Robert Seyfried

 

Danseurs :

Béatriz Acuna

Sylvie Hönie

Manuella Cortès-Thonon

Elena Majnoni

Samuel Mathieu

Robert Seyfried

 

Lumières Léo Van Cutsem

Création musicale : François Raulin, Trio Tsirba

Musiciens : Trio Tsirba : Marie Mazille, Pierre Marinet, Stephane Milleret

Fanfare : Harmonie de Garlin

 

Photographie J.P. Maurin

A fuego lento – Catherine Berbessou

Ils sont sept. Sept pour une danse qui s’interprète habituellement à deux ! C’est bien connu, le tango est une attraction de deux partenaires qui se rencontrent, s’enlacent, se défont et se refont, sans toutefois user de la proximité comme un simple alibi du contact sensuel. Le tango est un engagement l’un envers l’autre, un rapport exigeant défiant en permanence la loi de la gravité. Comment est-il possible que Catherine Berbessou étende cette forme pure du Tango Argentin au vaste champ de la danse contemporaine ?

Pari tenté, pari réussi. «Fuego lento» part franchement du tango et de rien d’autre. Puis, progressivement la pièce s’ouvre à l’expression contemporaine. Sans que l’esprit du tango ne soit jamais altéré.

Au fond, Catherine Berbessou affronte la difficulté avec clarté. Connaissant le tango pour l’avoir étudié avec Federico Rodriguez Moreno, elle met en avant d’abord l’intention du tango et non pas sa forme. Le propos est donc là pour donner la cohérence. C’est le couple, le désir, la violence, le mal être actuel qui sont les intentions du tango façon Berbessou. Ainsi donne-t-elle accès aux phrasés de la danse contemporaine sans que le spectateur ne s’en aperçoive. Tango et contemporain ?  Il y a comme une naissance de l’un envers l’autre.

Le spectacle est beau, captivant. Les danses s’entremêlent comme un fluide naturel. Les musiques en font autant. C’est un envoûtement.

 

Michel Vincenot
Janvier 1998

Distribution

 

Chorégraphie Catherine Berbessou

Assistant Federico Rodriguez Moreno

Danseurs

Corinne Barbara

Catherine Berbessou

Bernadette Doneux

Federico Rodriguez Moreno

Christophe Lambert

Rolan Van Löor

 

Avec la participation d’Isabelle Lê

Scénographie et lumière Marc Oliviero

 

 

 

 

Faits et gestes – Bernard Glandier

Faits et gestes – Bernard Glandier

Homme de talent, Bernard Glandier ajuste sa chorégraphie sur deux registres : la danse épurée et l’effusion populaire. C’est pourquoi ses pièces sont d’une grande lisibilité. Autant dire que «Faits et gestes» sera regardée par tous. La musique, les différentes musiques, sont choisies pour la précision qu’elles imposent à la danse. Mais Glandier maîtrise l’art d’amener la danse bien au-delà des cadres fixés par le tempo ou la structure musicale. C’est en cela qu’il est danseur, c’est pour cette raison que ses interprètes le suivent jusqu’au bout.

La pièce est donc belle et justement articulée. Un solo, un quatuor, un duo, un trio, et pour finir un quintet. La forme est originale parce qu’elle rompt avec la logique traditionnelle de construction chorégraphique. La proposition n’est pas un hasard : solo, duo, trio sont imbriqués dans des danses de groupes (quatuor et quintet) qui dénouent normalement les liens de proximité imposés par les formes à seul, à deux ou à trois. Au résultat, Bernard Glandier nous aspire littéralement dans une danse que les interprètes offrent avec la précision de l’orfèvre et l’implication totale de corps en fête. Hauts en couleurs, tant le mouvement est présent jusqu’au bout du moindre geste, ces corps de danseurs deviennent un peu les nôtres. C’est un événement.

 

Michel Vincenot
Janvier 1998

Distribution

 

Chorégraphie Bernard Glandier

 

Danseurs :

Montaine Chevalier

Agnès Coutard

Odile Seitz

Juan Manuel Vicente

Thomas Lebrun

 

Musiques

Jiacinto Scelsi

Claude-Henri Joubert

Henri Purcell

Ping-pong Anthropology the 13th tribe, M.O. The Garden Simon Fisher Turner, Abed Azrié, Tom Waits, Sara Gorby

 

Lumières Madjid Hakimi

 

Costumes Fabienne Varoutsikos

Répétition publique « Décence » – Yvann Alexandre

Il a 21 ans. Il a la pêche et fait danser ses interprètes sans complexe, avec l’aisance des chorégraphes d’expérience. Lui, c’est Yvann Alexandre. Les jeunes se retrouveront dans le style, direct et techno, comme cette génération laissée sur la brèche, sans idéal, mais réaliste jusqu’au bout des pieds.

De Londres, il ramène des mixes de musique techno, hors des courants à la mode du hip hop. Et à ce titre, il est représentatif d’une autre jeunesse dont on parle moins. Celle qui se bat avec acharnement et qui travaille avec la rigueur de l’ordinateur. Génération qui ne laisse rien au hasard, pas même le moindre signe de tendresse.

Et c’est justement pour cela qu’il nous attendrit. C’est exactement pour cette raison que nous vient l’envie de faire un bout de chemin avec lui. Car le revers d’Yvann Alexandre tient dans l’élégance avec laquelle il mène sa chorégraphie, ponctuée par la musique classique de Philippe Hersant qui apporte, par moments, un peu de chaleur. Lucide, il sait exactement qu’il doit éviter de se perdre dans un vocabulaire incompréhensible. La danse est claire. La distance qu’il impose entre les corps laisse supposer que, au-delà des frustrations savamment dosées, la communication entre les êtres est au rendez-vous. Mais ce sera demain ou peut-être jamais.

 

Michel Vincenot
Janvier 1998

Distribution

 

Chorégraphie Yvann Alexandre