Solo pour deux et une poignée de notes – Sandrine Maisonneuve

Création à la Commanderie

 

Ce n’est pas une improvisation que Sandrine Maisonneuve prépare, mais une création, pensée et construite pour la Commanderie. Si ce lieu est l’hospice de ces rencontres inattendues, c’est parce que la pierre danse bien avant les corps. La sobriété et la grandeur délient le mouvement. Et quand celui-ci est mené de concert avec la musique, c’est la Maison qui revient à la vie, comme au temps des pèlerins qui venaient y chercher le repos.

Lors du repérage, Sandrine Maisonneuve est impressionnée par la salle haute au vaisseau renversé. «La hauteur peut être inversée» dit-elle. Le haut peut devenir le bas, le ciel peut rejoindre la terre.

De là vient l’idée que la voûte renverra les notes du piano vers le sol, l’endroit de la danse.   La Commanderie est une élévation. La danse en est l’écho et ramène à la terre les désirs insensés que pèlerins et spectateurs ont inscrit dans ce lieu.

Michel Vincenot
Janvier 1998

Distribution

Chorégraphie et interprétation

Sandrine Maisonneuve

Piano Myrissa Lai

Les naufrageurs – Jacques Patarozzi

Que reste-t-il à écrire quand le propos d’une pièce est une exploration intense du corps ?  Que dit le corps devant l’événement ultime que l’on pressent ? Mary Wigman avait répondu par «la danse de la sorcière». Jacques Patarozzi dialogue par «naufrageurs» interposés.

Bien des chorégraphes contemporains se trouvent confrontés à la question radicale des «naufrageurs». Une question de vérité qui se pose tôt ou tard aux danseurs. La danse des corps ne peut tricher ; les interprètes de la danse non plus. Ils sont d’ailleurs marqués ici par leur histoire, leurs chemins et leurs acquis. Le chorégraphe en est le réceptacle, l’écrivain, comme si Patarozzi nous donnait à re-vivre, après coup, les séquences désordonnées d’un cauchemar passé, à la façon Duras. On imagine le naufrage, certes, comme a pu l’être celui du Titanic ou d’autres histoires du genre que se rappellent les marins. Mais ici, on est incapable d’en restituer la chronologie.

Cette pièce ne peut donc être une histoire à raconter. Elle est un condensé de vie, de mort et de questions posées qui viennent à la figure comme le reflux répété de la vague. Incessamment, sans concession. Avec la part du jeu d’enfants qui convient à la dramaturgie. Voilà donc le véritable propos.

Au-delà de l’anecdote du navire, « les naufrageurs » touchent les points sensibles qui troublent chaque individu dans le secret : l’espace restreint est en quête de grand large et le temps est compté avant le drame. Six danseurs, trois hommes et trois femmes, prennent aux tripes. La beauté de l’interprétation, soutenue par la justesse de la bande-son de Claude Val, est magnifiquement accompagnée par les lumières de Marc Oliviero. Lumières sourdes, d’un univers clos sur lui-même, tel «Le radeau de la Méduse» du peintre Guéricault. Le tout petit espace qu’il reste, entre proue et poupe, est livré à l’abandon de marches simples et silencieuses des danseurs. Les regards qui se croisent dans des trajectoires triangulaires sont le passage obligé de questionnements ; ou alors ils sont dirigés vers ce que la vie promet de meilleur, entre l’espoir perdu et le souvenir des autres. Les autres sont les abords imaginaires du rivage qui résonnent tout à coup d’une présence démesurée. Dans l’inquiétude qui n’en finit plus, un bras se lève, une main se tend et va, dès lors, dérouler très vite le film du désarroi qui n’est pas encore là, mais déjà irrémédiablement présent. Les portés instables hissent le plus loin possible les regards perdus en direction d’un possible horizon.

La danse recentre alors toutes ses énergies. La main qui protège ou qui appelle inverse le sens des événements. Les doigts se tendent sur un visage annonciateur de panique.  Le groupe s’agglomère dans une pulsion soudaine pour se protéger de l’inconnu redouté.
Dernier baiser, dernier moment de vie. Les lignes se brisent. La parole se tait. La respiration des danseurs s’accélère. Le rêve et la réalité se confondent au ralenti, comme s’il fallait prendre la mesure exacte de la détresse. Les portés retrouvent leur étonnante stabilité. Les corps redeviennent marins.

Mais toute échappée sur le radeau n’est désormais qu’un chemin imaginaire, tracé sur des corps qui relient le naufrage à la terre des humains. Lancées dans des portés tournants magnifiques, les danseuses consentent à nouveau à poser la main sur la poitrine du partenaire. Le geste de confiance que l’on avait perdu s’impose comme un souvenir du passé que l’on regarde en face pour l’avoir mal vécu. Dernier bal imprévisible de couples qui se forment, juste avant les chutes en arrière et la panique des cris, car il faut aller vite. Dernier bal de fortune qui préfigure la belle image d’hommes et de femmes, couchés au sol,  reliés les uns aux autres par les mains pour une ultime communion.

Le désastre laisse sans mot. Il pervertit les intentions les plus basses. Les scènes de pillage après la catastrophe seraient-elles, en fin de compte, le fil ténu qui retient le moindre signe de vie ? L’acte répréhensible prend ici une toute autre valeur. Jacques Patarozzi est puissant lorsqu’il joue de la sorte sur l’ambivalence des comportements humains. Car, c’est la variation à l’infini qui importe. Notre regard de naufrageurs est attiré par la multitude de corps déchiquetés. Scène finale de danseurs innombrables, alignés côte à côte. On reste sans discours devant une série de portraits photographiques, pour n’oublier aucun des naufragés.

 

Michel Vincenot
9 décembre 1997

Distribution

 

Chorégraphie Jacques Patarozzi

 

Pièce pour 6 danseurs :

Antoine Effroy

Ulrich Funke

Sophie Gerard

Claire Haenni

Antonia Pons Capo

Frederic Seguette

Il – Isabelle Lasserre

Et si l’on s’arrêtait pour faire le point ?

Et si l’on s’arrêtait pour danser à nouveau ? Pour mettre en filigrane les expériences acquises ; refaire à l’envers l’itinéraire qui a nourri le geste depuis des années. Le mouvement s’efface devant l’ineffable ; l’événement nous surprend derrière la limite que l’on n’avait jamais franchie.

Si la danse contemporaine autorise cette fragilité-là, c’est parce qu’elle « part d’un corps qui est perpétuellement sans modèle » dit Laurence Louppe. Si la danse traverse en toute liberté les fragilités humaines, c’est que, à travers elles, c’est le corps qu’il faut sans cesse réinventer.

«Il», l’anonyme, l’androgyne … ou alors le balbutiement très personnel d’une danseuse de longue expérience qui ponctue en solo les ancrages dont elle veut se dépouiller.

Elle … c’est Isabelle Lasserre, papillon éphémère surgi du bruissement du cocon. Non, ce n’est pas le grand spectaculaire qui doit étonner, c’est la force, la capacité de remettre en question l’existence. Celle du corps, désormais éprouvée par le désir de sens, par l’expérience du rythme et la respiration échangée avec ceux auxquels elle est destinée. Le spectateur d’un jour deviendra l’humain partagé.

Ce solo est touchant, parce que «Il» est en point de suspension. C’est un mouvement commencé qui ne parvient pas encore à destination.

Elle en est là, Isabelle, à ce point crucial où le corps, défait de ses artifices, a besoin d’accessoires pour rallier le geste clair qui résonne à nouveau. Pour délier l’intérieur comme on dénoue ses cheveux, libres, flottant sur des yeux parfois transparents, quelquefois perdus.
Ce solo est troublant. Il est un combat opiniâtre où l’on s’essaie à la recherche d’une raison d’exister. La sienne, pas celle des anonymes … Ce solo est troublant, parce qu’il jette au regard des autres le désir mis à nu. La vibration des doigts qui renaissent à l’espace pour y insuffler une nouvelle présence. Il est flottant cet espace, en quête d’amour, au sens universel où l’on rejoint le temps des autres.

Isabelle est un peu à l’image de sa poupée recroquevillée qui vient plus tard redonner sens à l’habit du vivant, la matière du corps. Sous la petite robe de chiffon, la simplicité des lignes laisse échapper le parfum subtil du mouvement retrouvé. Le corps remis à nu sur une petite danse des pieds.

Les pieds ? Les voici à nouveau. Ils nous avaient échappé ceux-là. Une fois chaussés, c’est le corps tout entier qui reprend ses droits, ses appuis au sol. La danse est belle quand elle défie la gravité. La suspension est magique quand elle devient conscience de la verticalité.
Il faudra, en fin de compte, réapprendre les mots. Les mots maladroits, les mots perturbateurs. Il faudra traverser les voies contraignantes et n’oublier aucune étape. Le cerf tombe ses bois pour refaire peau neuve à la pleine lune et meurt au lever du soleil pour avoir trop aimé.

 

Michel Vincenot
28 juin 1997

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation Isabelle Lasserre

 

Objets plastiques Odiles Béranger, Christine Paquier

 

Musique Garlo – CIP Auto Coproduction

 

Lumières Eric Blosse

 

Textes Louise Labé

Décence – Yvann Alexandre

Un univers techno-acier qui s’arrête au bord du vide jusqu’à la rencontre de «quelques brins de matière» qui se brisent puis se figent, juste aux prémices de la parole. Yvann Alexandre écrit la danse avec décence. Certes, quelque peu formelle, mais on appellera cela de la timidité lucide. Ce chorégraphe de vingt-et-un ans travaille dans la rigueur, conscient du seuil qu’il ne faut pas franchir au risque de se perdre.

Il est un peu Cunningham, un peu Bagouet aussi, sans qu’il soit nécessaire de chercher à tout prix des correspondances avec ses aînés. Mais justement, il est jeune, censé n’avoir reçu aucune influence. Disons alors qu’un fil d’Ariane conduit quelques danseurs intelligents à intégrer inconsciemment les expériences de ceux qui les ont précédés. Bref, le propos est clair, la chorégraphie bien écrite.

Une chaussure noire, blanche à la fin, installe une présence étrange qui maintient le corps du danseur en état de mouvement permanent, pour refuser tout «engluement» dicté par les principes. Trois solos pour débuter dessinent un espace entre le noir du début et le blanc de la fin, une sorte de yin et de yang qui cherche à dire les impossibles abîmes vers lesquels on est inexorablement attiré, mais dans lesquels on se risquera pas. Les vastes courses retiennent des petits gestes minutieux, presque simultanément. Entre ce mince espace, les doigts se déroulent littéralement de la main jusqu’à l’extrémité la plus sensible du corps, comme si le mouvement conduisant au toucher avait décidé de s’arrêter brutalement. Et c’est sur ce principe de base que Yvann Alexandre construit sa chorégraphie. Le corps se déroule autour d’un axe et arrête net le mouvement après avoir trouvé la direction (l’impulsion) la plus juste, nous faisant la grâce d’une fluidité géométrique. L’unique présence, une chaussure rigide, noire, sans doute insupportable pour ce qu’elle représente, est abandonnée au vide d’un espace que seul le corps peut transgresser.

On se libère donc du corset pour évoquer au passage une sensualité silencieuse, à peine dévoilée. La rencontre, le toucher sont à tout moment possibles mais restent fortuits, car il n’est pas question de tomber dans le travers facile du blanc contre le noir ; d’une histoire de tendresse contre le carcan de l’acier. Alors vient de la boîte à musique un piano dans une lumière trop chaude pour être réelle. Et dedans, un joli duo de filles, simples passagères qui mènent le mouvement juste un peu au-delà du lancer-arrêter. Pour tenter de donner un peu plus de chair à de possibles rencontres dont il faudra toujours maîtriser le sens. La mesure est la décence indispensable à toute rencontre humaine.

Et ce n’est pas pure coïncidence quand arrivent les cordes du quatuor Brancusi. Et ce n’est pas par hasard que vient le blanc, comme pour refaire le même trajet en en changeant simplement la couleur, mais cette fois-ci dans une lumière froide. Pour sans cesse maîtriser toute déviation des sentiments. Le propos doit être mené jusqu’au bout, pour éviter le piège d’une happy end. Le blanc, le violon et le solo d’une fille en pleine lumière réécrivent l’espace, redessinent l’esquisse du corps pour laisser au propos toute la sobriété voulue par le chorégraphe. La danse est donc là, présente, décente, sous le regard d’un garçon dont on ne pourra jamais dire s’il est attentif, provocateur ou impudique.

C’est une des magnifiques fonctions de la danse que de donner sens à l’espace, franchement ouvert, sans a priori. Le techno réducteur, passage obligé, ouvre désormais sur la musique bien écrite de Philippe Hersant «sans transition d’un climat à l’autre … dans ses contrastes et ses brusques changements d’atmosphère.» Le mouvement brutalement arrêté de la première partie devient espace habité par l’ondulation des genoux. La subtile gestuelle est à peine suggérée. Le mouvement s’arrête jusqu’à l’endroit où il veut être mené. Pas plus loin. L’impossible conclusion témoigne de la rigueur de Yvann Alexandre. Le bavardage est indécent.

Et le sextuor final le dit par le corps bien mieux que les mots pourraient le faire. L’exigence tenue jusqu’au bout joue sur le paradoxe à inverser le sens, pour ne jamais installer l’aboutissement inéluctable. Le chaud pour l’impuissance, le froid pour un passage qui s’ouvre d’un état à l’autre, ne laissant aucune illusion, car le temps des entrées est maîtrisé jusqu’aux confins de l’espace et le mouvement cherche incessamment la «matière humaine», perdue à force de défaillances.

 

Michel Vincenot
27 mai 1997

Distribution

 

Chorégraphie Yvann Alexandre

 

Danseurs

Didier Barbe

Gilles Baron

Karen Morello

Diane Peltier

Virginie Roy

Yvan Alexandre

 

Musique Philippe Hersant

Musique enregistrée Groupes expérimentaux de techno londonienne

Où ? – Christian Bourigault

Au bout d’une diagonale inhabituelle, l’espace n’est plus au centre. La terre est sens dessus dessous. Quand le corps se désintègre au sol, c’est parfois à la périphérie de l’espace qu’il refait en sens inverse le chemin d’où il vient, entre l’os désarticulé et la chair retrouvée. «Où ?», le solo de Christian Bourigault, est une expérience lucide de l’envers et de l’endroit.

Il est rare de voir aussi bien dansée la dualité du corps. Un duel qui ne fait pas semblant, qui jette à la figure la perte des sens – du sens pourrait-on dire – lorsque les mains se séparent du corps. Elles qui, habituellement, ont le pouvoir de traverser l’espace, de devancer le contact, ou de caresser tout simplement. Les voilà donc perdues dans une vibration mystérieuse, séparées du corps de ceux qui ont souffert. Il faut décidément repartir d’où l’on vient pour reconstruire ce qui n’appartient qu’à soi-seul. Un défi de se mesurer à l’espace incommensurable du monde qui n’est plus à la mesure des jambes, des bras, du corps tout entier. Ou alors, il s’agit de franchir des seuils que l’on pensait définitivement acquis. Et par le fait, la danse de Christian Bourigault restitue à tous une réponse au désir de se refaire, ou de refaire à l’envers le trajet universel traversé par chacun.

La réponse ne tarde pas à venir. L’espace est redessiné, circonscrit dans un carré, à la mesure de l’homme, capable à nouveau de composer avec la fluidité des limites. «L’entre-deux» s’organise, le chaos revient à la vie. L’os s’habille de chair. La respiration reprend le dessus. Le regard retrouve des directions adressées, c’est-à-dire investies d’une intention vers un autre soi-même. Des directions qui reprennent appui sur la gravité du corps qui consent à nouveau à se tenir debout, à son endroit. À l’endroit où il convient d’être pour redonner un sens à l’existence.

Le défi, passage obligé vers le mouvement, redessine l’ordonnance comme un tableau repeint par dessus, après le choc, même si demeure la trace d’une souffrance récente qui revient comme une mémoire nécessaire. Pour ne pas oublier. Pour ne rien perdre de ce que le corps garde inscrit en lui. Les pieds joints gardent la mémoire du vacillement. La cassure est irrémédiablement présente dans l’équilibre retrouvé, au prix de la fragilité. Un corps duel, réuni en un seul qui peut désormais regarder lucidement où il veut aller lorsque l’ossature est réhabitée par la chair en respiration.

«Où ?» pose une question réaliste qui ne cherche pas à gommer les ruptures, ni à savoir comment les oublier. Ce solo incisif s’inscrit dans un temps serré pour ne rien perdre de l’urgence à vivre au plus près de son corps, c’est-à-dire au plus près du lieu humainement habitable entre l’origine et la destination, et laisse au passage le corps des autres dans une attente qui brise toute uniformité.

 

Michel Vincenot
20 avril 1997

Distribution

 

Chorégraphie et interprétation

Christian Bourigault